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Date : 20210525


Dossier : IMM-2106-20

Référence : 2021 CF 475

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 mai 2021

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

SHUNMING WU

YUEPING PENG

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 4 mars 2020, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a rejeté l’appel formé par les demandeurs contre la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission les déboutant de leur demande d’asile.

[2] Mari et femme, les demandeurs sont citoyens chinois. Ils allèguent la crainte d’être persécutés après s’être publiquement opposés à la compensation financière offerte par suite de l’expropriation de leur demeure. La commissaire de la SAR a rejeté leur appel pour des motifs de crédibilité. Elle a conclu que les demandeurs avaient omis de mentionner un événement crucial dans l’exposé circonstancié contenu dans leur formulaire Fondement de la demande d’asile [l’exposé circonstancié]. En outre, ils ont omis de communiquer une preuve corroborante normalement accessible sur la manière dont ils ont récupéré leurs passeports. Enfin, leur témoignage selon lequel deux passeurs étrangers l’un à l’autre ont utilisé les mêmes faux renseignements n’a pas été jugé crédible.

[3] En juillet 2016, le gouvernement chinois a délivré aux demandeurs un avis d’expropriation écrit les informant que leur demeure faisait partie d’un lot de 40 habitations à démolir pour faire place à de nouveaux condominiums. On leur a offert une compensation financière équivalant à environ la moitié de la valeur marchande de leur maison. Mécontents du montant proposé, ils ont rédigé avec d’autres propriétaires visés des lettres de pétition adressées au gouvernement.

[4] Le gouvernement a rassemblé les citadins concernés en septembre 2016 et a offert aux demandeurs le choix entre une réduction applicable à l’achat d’une nouvelle demeure ou une légère majoration de la compensation financière offerte pour leur maison expropriée.

[5] Les demandeurs et trois autres personnes ont organisé des manifestations qui ont rassemblé environ 50 villageois. À la première d’entre elles, ils ont eu un accrochage avec l’un des employés de l’État alors qu’à la deuxième, il n’y a eu aucune interaction avec l’un de ces derniers.

[6] Outre ces manifestations, les demandeurs affirment avoir entrepris de s’adresser aux tribunaux. Sur ce point, leur exposé circonstancié est ainsi énoncé :

[traduction]

En Chine, un pays sous la férule d’un gouvernement dictatorial, les intérêts et les droits des gens sont arbitrairement bafoués. Nous avons eu un rendez-vous avec un avocat, mais celui-ci n’a pas osé nous représenter. Nous nous sommes ensuite adressés au Tribunal populaire de la ville de Jiangyan, mais le Tribunal ne pouvait pas inscrire le dossier au rôle.

[7] Le 23 octobre, l’un des organisateurs des manifestations a été arrêté par le Bureau de la sécurité publique [le BSP], ce qui a poussé les demandeurs à se cacher dans la maison d’un cousin. Pendant ce temps, des représentants du BSP se sont rendus chez les parents de la demanderesse pour tâcher de les retrouver.

[8] Grâce à un passeur, les demandeurs ont obtenu des visas américains qui ont subséquemment été annulés. Par l’entremise d’un deuxième passeur, ils ont reçu des visas canadiens et sont arrivés au pays en avril 2017.

[9] La SPR a rejeté la demande des demandeurs pour des motifs de crédibilité. Ces derniers ont fait appel de la décision auprès de la SAR qui les a déboutés. La commissaire de la SAR a estimé que la question décisive portait sur la crédibilité. Elle a recensé quatre points litigieux en la matière dont le premier concernait une omission dans l’exposé circonstancié.

[10] Le demandeur a témoigné devant la SPR que sa femme et lui avaient tenté de s’adresser au Tribunal populaire au sujet de leur compensation financière. La commissaire de la SPR s’est enquise de la raison pour laquelle le Tribunal populaire n’avait pas été mentionné dans l’exposé circonstancié [l’omission]. Le demandeur a répondu ignorer qu’il devait fournir autant de détails. Ce faisant, il a semblé accepter qu’il avait commis l’omission.

[11] La SPR a tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité en raison de l’omission et la SAR a confirmé cette conclusion, trouvant que le demandeur avait ajouté le témoignage sur le litige devant le Tribunal populaire afin de donner plus de poids à sa demande. De plus, la SAR a aussi écarté les lettres de pétition que les demandeurs ont envoyées au gouvernement parce qu’ils y avaient mentionné le Tribunal populaire.

[12] Les deux instances se sont toutes deux abstenues de retenir que le Tribunal populaire avait été mentionné dans l’exposé circonstancié [l’erreur factuelle]. En d’autres termes, il n’y a pas eu d’omission.

[13] Ainsi, le fait que le Tribunal populaire a été mentionné dans l’exposé circonstancié a été soulevé pour la première fois lors du contrôle judiciaire. Le défendeur déclare que l’erreur factuelle ne devrait pas être examinée dans le cadre d’une telle procédure parce qu’on ne saurait contester le caractère raisonnable d’une décision de la SAR en se fondant sur une question qui n’a pas été portée devant elle. À cet égard, le défendeur se base sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Canada (Citoyenneté et Immigration) c R. K., 2016 CAF 272.

[14] Dans cette décision, la Cour d’appel fédérale a renvoyé à l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61; [2011] 3 RCS 654 de la Cour suprême du Canada qui y a jugé que les juges jouissent du pouvoir discrétionnaire d’examiner de nouvelles questions en contrôle judiciaire sauf s’il n’est pas approprié de le faire.

[15] J’exerce donc mon pouvoir discrétionnaire pour estimer que l’erreur factuelle me permet de conclure que la décision rendue est déraisonnable notamment à cause de la mission particulière de la SAR. Celle-ci doit procéder à un examen indépendant de la décision de la SPR. Selon moi, la SAR était tenue dans ce contexte de lire l’exposé circonstancié. Elle aurait ainsi remarqué l’erreur factuelle. Subsidiairement, la décision était déraisonnable vu son caractère inéquitable, parce que la SAR s’est fondée sur l’erreur factuelle.

[16] Dans ce contexte, je tiens compte de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, où la Cour suprême du Canada statue que, pour être raisonnable, une décisions doit être justifiable. Or, selon moi, une décision basée sur une omission inexistante dans l’exposé ne saurait être justifiée.

[17] La question suivante est de savoir si l’erreur factuelle était importante. La SAR a jugé que le Tribunal populaire était un sujet pertinent, mais selon le défendeur, tel n’était pas le cas parce que l’enjeu central est de savoir si, oui ou non, les demandeurs se sont retrouvés dans le collimateur du BSP. Le défendeur affirme, et je suis d’accord avec lui, qu’il n’y avait aucun élément de preuve que le BSP pourrait être au courant d’un dossier dont le Tribunal populaire avait refusé l’instruction.

[18] Cependant, le constat que le demandeur aurait donné plus de poids à sa demande d’asile a aussi mené la SPR à rejeter les trois lettres de pétition écrites à divers représentants de l’État. On leur a accordé peu de poids parce qu’elles mentionnaient le Tribunal populaire. On ne sait pas si les lettres auraient été signalées au BSP. Par conséquent, je ne peux pas conclure que l’omission dans l’exposé circonstancié est sans importance. De plus, l’omission a certainement altéré l’opinion de la SPR et de la SAR sur l’honnêteté du demandeur alors que dans les faits, son témoignage s’harmonisait avec son exposé circonstancié et qu’il ne cherchait pas à donner plus de poids à sa demande en évoquant le Tribunal populaire.

[19] Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la décision de la SAR, annulée.

[20] L’avocate du défendeur a soulevé la question suivante à certifier aux fins d’un appel :

La décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c R. K., 2016 CAF 272, signifie-t-elle qu’à l’étape du contrôle judiciaire, le juge n’a pas le pouvoir discrétionnaire d’examiner une question en litige qui n’a pas été portée en appel à la Section d’appel des réfugiés?

[21] Selon moi, il y a lieu de certifier cette question puisqu’elle découle de l’affaire elle‑même. En outre, la réponse à cette question serait déterminante quant à l’issue de l’appel et elle transcende les intérêts des parties.

[22] Les juges seront ainsi en mesure de déterminer s’ils ont le pouvoir discrétionnaire de traiter des erreurs et, s’il y a lieu de les corriger, ainsi que de trancher des questions qui ont été précédemment ignorées.

[23] La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 énumère les objectifs suivants à l’article 3 :

(2) S’agissant des réfugiés, la présente loi a pour objet […]

e) de mettre en place une procédure équitable et efficace qui soit respectueuse, d’une part, de l’intégrité du processus canadien d’asile et, d’autre part, des droits et des libertés fondamentales reconnus à tout être humain;

Selon moi, l’existence d’un pouvoir discrétionnaire comme moyen d’atteindre cet objectif est une question de portée générale.

I. CONCLUSION

[24] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-2106-20

LA COUR STATUE que :

  1. la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvel examen;
  2. la question suivante est certifiée en vue d’un appel :

La décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c R. K., 2016 CAF 272, signifie-t-elle qu’à l’étape du contrôle judiciaire, le juge n’a pas le pouvoir discrétionnaire d’examiner une question en litige qui n’a pas été portée en appel à la Section d’appel des réfugiés?

« Sandra J. Simpson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2106-20

 

INTITULÉ :

SHUNMING WU et al. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE AU MOYEN DE ZOOM ET PAR TÉLÉCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 5 et 7 MAI 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 MAI 2021

 

COMPARUTIONS :

Hart Kaminker

POUR LES DEMANDEURS

 

Maria Burgos

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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