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Date : 20210512


Dossier : T-1108-20

Référence : 2021 CF 433

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 12 mai 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

PHILLIP NARTE, DANTE NARTE,

TINA SAM, MURRAY SAM,

ROSALIA GLADSTONE,

TERRY ST. GERMAIN JR. ET

RAEANNA RABANG

demandeurs

et

ROBERT GLADSTONE,

MICHELLE ROBERTS,

RONALD JR. MIGUEL, BONNIE RUSSELL, TANYA JAMES ET PREMIÈRE NATION SHXWHÁ:Y VILLAGE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sollicitent la destitution des défendeurs du conseil de la Première Nation Shxwhá:y Village. Ils reprochent aux défendeurs de ne pas avoir divulgué des renseignements financiers et de ne pas avoir fourni les résultats de tests annuels de dépistage de drogue. Ils ont tenu une assemblée des membres de Shxwhá:y Village, au cours de laquelle des résolutions destituant les défendeurs ont été adoptées. Ils demandent maintenant à la Cour de rendre des ordonnances destituant les défendeurs et déclenchant une nouvelle élection.

[2] Je rejette la demande. Des élections devaient avoir lieu dans les trois semaines suivant l’audience concernant quatre des cinq sièges du conseil, ce qui rendait la question théorique à leur égard. De façon plus générale, compte tenu de la façon dont elle a été convoquée et du nombre peu élevé de membres qui y ont participé, la prétendue assemblée des membres n’a pas exprimé le large consensus de la communauté et ses résolutions n’ont aucun effet juridique. De plus, les demandeurs sont financés par une entité commerciale privée qui a un différend avec Shxwhá:y Village. Leur motivation et leur comportement les privent de tout recours.

I. Contexte

[3] La Première Nation Shxwhá:y Village [Shxwhá:y Village] est une Première Nation régie par la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5 [la Loi sur les Indiens], et par la Loi sur la gestion des terres des premières nations, LC 1999, c 24. Shxwhá:y Village a adopté un code électoral, un code d’appartenance et un code foncier. Les défendeurs sont l’actuel chef et les actuels conseillers de Shxwhá:y Village. Les demandeurs sont des membres de Shxwhá:y Village. Certains d’entre eux étaient auparavant membres du conseil.

[4] Le 12 mars 2020, la société Della Terra Soil Management Solutions Ltd. [Della Terra] a engagé une poursuite contre Shxwhá:y Village devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. L’action se rapportait à un permis d’enfouissement que Shxwhá:y Village avait accordé à Della Terra en 2017. Dans cette action, Della Terra est représentée par Boughton Law Corporation [le cabinet Boughton Law]. Quelques jours après l’introduction de l’instance, le conseil de Shxwhá:y Village a révoqué le permis d’enfouissement.

[5] Peu de temps après, l’un des demandeurs, qui travaille pour Della Terra, s’est adressé à des membres du conseil pour protester contre la révocation du permis. Les demandeurs ont ensuite mandaté le cabinet Boughton Law pour demander au conseil qu’il convoque une assemblée de ses membres. Le conseil a refusé, et les demandeurs ont alors convoqué de leur propre chef une assemblée des membres pour le 18 juillet 2020. Cette assemblée était présidée par Me Wally Oppal, c.r., avocat-conseil du cabinet Boughton Law. Des résolutions ont été adoptées par les membres présents en personne ou via la plateforme Zoom, et par les membres ayant donné des procurations. Les résolutions destituaient les défendeurs de leurs fonctions au sein du conseil, nommaient Deloitte Restructuring Inc. [le cabinet Deloitte] gestionnaire intérimaire et ordonnaient l’ouverture de diverses enquêtes sur les affaires de Shxwhá:y Village. Les défendeurs contestent la validité de cette assemblée pour plusieurs motifs.

[6] Les demandeurs ont déposé la présente demande de contrôle judiciaire le 16 septembre 2020. Ils sont représentés dans la présente instance par le cabinet Boughton Law. Ils sollicitent un jugement déclaratoire et un bref de quo warranto ayant pour effet de destituer les défendeurs du conseil de Shxwhá:y Village, et demandent à la Cour d’ordonner qu’une élection soit tenue, que le cabinet Deloitte soit nommé gestionnaire intérimaire de Shxwhá:y Village et soit chargé de la tenue de l’élection, et enfin que les défendeurs dévoilent aux demandeurs certaines communications échangées entre eux et leurs avocats.

[7] Il n’est pas sérieusement contesté que Della Terra assume, du moins en partie, les frais juridiques des demandeurs, bien que la preuve n’en révèle pas les modalités précises.

II. Le caractère théorique

[8] Avant l’instruction de cette affaire le 25 mars 2021, j’ai ordonné aux parties de présenter des observations concernant la question du caractère théorique, car le dossier montrait qu’une élection était prévue pour le 27 mars, deux jours plus tard. Lors de l’audience, j’ai été informé que l’élection avait été reportée au 17 avril 2021. Néanmoins, après avoir entendu les parties sur la question, j’ai indiqué que je considérais l’affaire en partie théorique et que je fournirais des motifs à une date ultérieure. Voici mes motifs.

[9] Une affaire est théorique lorsque « le différend concret et tangible a disparu et [que] la question est devenue purement théorique » : Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, à la page 353 [Borowski]. Habituellement, les tribunaux ne consacrent pas de ressources judiciaires déjà limitées à l’audition d’affaires théoriques. Par exemple, dans The King Ex Rel Tolfree v Clark et al, [1944] RCS 69, la Cour suprême du Canada a refusé d’entendre une contestation d’une loi prorogeant la durée de l’Assemblée législative de l’Ontario, puisqu’une élection avait été déclenchée au moment où l’affaire a été portée devant la Cour. Dans le contexte des différends relatifs à la gouvernance des Premières Nations, notre Cour a refusé d’entendre les contestations d’une élection ou de la destitution de conseillers lorsqu’une élection subséquente a été déclenchée ou a eu lieu : Première nation de Salt River c Martselos, 2014 CF 981 au paragraphe 24; voir aussi Bill c Première Nation du Lac Pélican, 2006 CAF 397 au paragraphe 11.

[10] En l’espèce, l’élection du 17 avril concernait quatre des cinq sièges du conseil. Par conséquent, toute controverse à l’égard de ces quatre sièges est en fait théorique. Le mandat de la cinquième conseillère, Mme Bonnie Russell, expire le 31 mars 2022. L’affaire n’est pas théorique à son égard. En pratique, cela signifie que les réparations liées à la tenue d’une élection générale, comme la nomination d’un administrateur séquestre, sont maintenant théoriques dans leur intégralité. L’examen des autres questions se concentrera sur la situation de la conseillère Russell seulement.

[11] Néanmoins, selon l’arrêt Borowski, les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire d’entendre les affaires théoriques. Dans cette affaire, la Cour suprême a souligné trois facteurs pertinents à l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire : la nature contradictoire du processus judiciaire, l’économie des ressources judiciaires et la fonction juridictionnelle des tribunaux; voir aussi Amgen Canada Inc c Apotex Inc, 2016 CAF 196 au paragraphe 16. Compte tenu de ces facteurs, je ne vois aucune raison d’entendre les questions liées au déclenchement d’une élection générale en dépit de leur caractère théorique.

III. L’effet juridique de l’assemblée du 18 juillet 2020

[12] Le principal argument des demandeurs est que les résolutions adoptées par les participants à l’assemblée du 18 juillet ont permis de destituer les défendeurs de leurs postes au sein du conseil. Dans leurs observations écrites, ils définissent la question de la façon suivante :

[traduction]

Les demandeurs sollicitent un bref de quo warranto confirmant leur décision de destituer les défendeurs individuels de leurs fonctions de chef et de conseillers, ainsi qu’une déclaration selon laquelle ils ont été dûment destitués de leurs fonctions.

[13] Pour évaluer cet argument, je dois d’abord vérifier si les demandeurs peuvent invoquer les lois écrites de Shxwhá:y Village, en particulier son code électoral ou son code d’appartenance, pour appuyer leur argument quant à l’effet juridique des résolutions du 18 juillet. Je conclus qu’ils ne le peuvent pas. Je dois donc examiner la possibilité que ces résolutions aient un effet juridique indépendant parce qu’elles reflètent la volonté des membres de Shxwhá:y Village. Bien que je reconnaisse que cela soit possible en théorie, la manière dont l’assemblée a été convoquée et tenue ne me permet pas de conclure que les résolutions remplacent les lois existantes de Shxwhá:y Village ou ont un effet juridique indépendant.

A. L’absence de fondement juridique de l’assemblée

[14] En ce qui concerne un grand nombre de Premières Nations, y compris Shxwhá:y Village, la Loi sur les Indiens prévoit que le conseil est choisi en fonction de la « coutume », ce qui est en fait un renvoi au droit autochtone. La Cour est disposée à reconnaître les lois autochtones qui reflètent le large consensus de la communauté : Bigstone c Big Eagle, [1993] 1 CNLR 25 (CF 1re inst), à la page 34 [Bigstone]. Ce large consensus peut être démontré par un vote majoritaire ou « par une ligne de conduite qui exprime l’accord tacite des membres de la Première Nation sur une règle particulière » : Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732 au paragraphe 36, [2019] 4 RCF 217. Les parties ne contestent pas la validité du code électoral de Shxwhá:y Village. Je vais présumer qu’il reflète le large consensus des membres. En l’absence d’arguments contraires, je vais également présumer que le code d’appartenance a été validement adopté en vertu de l’article 10 de la Loi sur les Indiens. Ni le code électoral ni le code d’appartenance n’autorisent la tenue de l’assemblée du 18 juillet.

[15] Les demandeurs affirment que la tenue de l’assemblée du 18 juillet est autorisée par l’article 16 du code d’appartenance de Shxwhá:y Village, qui prévoit qu’une assemblée spéciale des membres peut être convoquée pour trancher des questions sur l’appartenance qui ne sont pas abordées par le code d’appartenance. Les demandeurs ne m’ont pas fourni de copie du code d’appartenance. Toutefois, il est raisonnable de présumer que, lorsqu’un code d’appartenance utilise l’expression [traduction] « questions sur l’appartenance », cela renvoie à des questions concernant le statut d’une personne à titre de membre de la Première Nation, et non à toute question qui pourrait intéresser les membres de la Première Nation. À l’audience, l’avocat des demandeurs n’a pas sérieusement tenté de me convaincre du contraire. Par conséquent, l’article 16 du code d’appartenance n’autorisait pas la tenue de l’assemblée du 18 juillet.

[16] Ce que les demandeurs tentaient de faire à l’assemblée du 18 juillet était de destituer des membres dûment élus du conseil. Le code électoral établit un processus de destitution. L’article 10 prévoit ce qui suit :

[traduction]

Tout élu peut être destitué au gré des personnes qui l’ont élu ou nommé par un vote majoritaire chaque fois qu’il est dans l’intérêt de Shxwhá:y Village ou pour un motif valable. (Voir l’annexe A – Destitution des conseillers)

[17] L’annexe A du code énonce une procédure détaillée pour destituer des conseillers. La procédure commence par une assemblée spéciale des membres, qui est convoquée avec un préavis de 30 jours et qui exige le vote d’une majorité de 55 % des électeurs présents. Il n’est pas nécessaire de décrire précisément cette procédure, qui peut emporter la participation d’un comité d’enquête, ou de tenter de résoudre à l’avance les difficultés d’interprétation qui pourraient survenir. Il suffit de dire que les demandeurs n’ont pas tenté de se conformer à ce processus.

[18] Par conséquent, l’effet juridique des résolutions du 18 juillet ne reposer sur les lois écrites de Shxwhá:y Village.

B. « La volonté du peuple »

[19] Toutefois, les demandeurs ont proposé un fondement différent pour leurs gestes. Selon eux, les résolutions adoptées lors de l’assemblée du 18 juillet expriment la volonté des membres de Shxwhá:y Village. Elles constitueraient elles-mêmes une forme de droit autochtone qui peut écarter les décisions prises en vertu du code électoral, y compris les résultats de l’élection précédente.

[20] L’examen de cette prétention soulève des questions délicates. Comme la Cour l’a reconnu depuis aussi longtemps que la décision Bigstone, la Loi sur les Indiens n’établit aucune exigence précise à l’égard de la reconnaissance des lois autochtones décrites comme étant des coutumes, même lorsqu’elles sont adoptées dans le cadre d’une forme de processus démocratique. Pour cette raison, nous examinons l’ensemble des circonstances entourant une prétendue expression de la volonté du peuple afin de trancher la question de savoir si le résultat reflète réellement le large consensus de la collectivité : Bande indienne de McLeod Lake c Chingee, [1998] ACF no 1185 (CF 1re inst); Taypotat c Taypotat, 2012 CF 1036 aux paragraphes 29 à 35, conf. par 2015 CSC 30.

[21] Il faut faire preuve d’une prudence accrue lorsque le droit autochtone allégué remplacerait des lois écrites existantes adoptées par la Première Nation. Les Premières Nations peuvent choisir d’adopter des lois écrites afin de se doter d’une certaine stabilité et une d’une certaine certitude quant à leur gouvernance et de rendre ces lois plus facilement accessibles à leurs propres membres et aux étrangers qui, comme notre Cour, pourraient devoir les appliquer. Ces avantages ne devraient pas être réduits à néant chaque fois qu’un groupe de membres convoque une assemblée et prétend exprimer la volonté du peuple.

[22] Par conséquent, il semblerait que les membres des Premières Nations qui souhaitent contester l’autorité de leurs dirigeants doivent d’abord recourir aux procédures existantes créées à cette fin. Si ces procédures ne peuvent être utilisées, une assemblée des membres peut exprimer le large consensus de la collectivité, mais seulement si une proportion importante des membres y participe et si des garanties procédurales adéquates sont en place. Ces exigences sont particulièrement importantes dans le contexte des effectifs croissants de nombreuses Premières Nations, qui comprennent un grand nombre de membres résidant à l’extérieur de la communauté. Le juge Marshall Rothstein, alors juge de la Cour d’appel fédérale, a fait allusion à ces exigences dans l’arrêt Marie c Wanderingspirit, 2003 CAF 385 au paragraphe 15 :

Les appelants font valoir que la « volonté du peuple » doit être respectée et qu’il appartient à ce dernier de choisir son chef et ses conseillers. Évidemment, cela est exact. En revanche, la « volonté du peuple » doit se manifester dans le cadre d’un processus conforme à la coutume électorale de la bande et à la procédure électorale établie.

[23] En l’espèce, les demandeurs n’ont pas recouru à la procédure prévue dans le code électoral. L’assemblée qu’ils ont convoquée souffrait d’importantes lacunes sur le plan procédural, à savoir le vote par procuration et l’absence de préavis approprié. Le niveau de participation à l’assemblée était loin de répondre au critère pour constituer un large consensus.

[24] Les demandeurs ont obtenu des procurations d’environ 85 membres de Shxwhá:y Village. Après vérification par leur avocat, 53 de ces procurations ont été jugées valides. Les mandataires désignés par ces procurations ont tous voté en faveur des résolutions. Dans tous les cas, les votes par procuration constituaient la majorité des votes exprimés. Par exemple, la résolution no 2, qui visait à destituer les défendeurs, a reçu le vote favorable de 23 membres présents, de 8 participants en ligne et de 53 mandataires, tandis que trois membres présents se sont abstenus et que deux participants en ligne ont voté contre.

[25] Dans leurs affidavits, les défendeurs Robert Gladstone, Michelle Roberts et Bonnie Russell affirment que le vote par procuration était inédit à Shxwhá:y Village et qu’il n’est pas autorisé par sa coutume. Les demandeurs n’ont pas été en mesure de nommer une loi de Shxwhá:y Village qui autorise le vote par procuration.

[26] De plus, nous en savons peu sur les démarches visant à obtenir ces procurations. Les affidavits de certains des demandeurs ne fournissent aucun renseignement sur la manière dont ces procurations ont été obtenues. Dans la décision Pahtayken c Oakes, 2009 CF 134 au paragraphe 44, conf. par 2010 CAF 169, mon collègue le juge James Russell a formulé des remarques qui s’appliquent également en l’espèce, même si l’affaire visait une pétition plutôt que des procurations :

Rien ne prouve qu’il s’agît d’une coutume de Nekaneet que de faire signer par les membres une telle pétition lors d’une élection et cette pétition ne peut être comprise que dans le contexte du présent litige. […]

[…] Aucun élément de preuve ne vient assurer la Cour que cette pétition a la moindre valeur ou légitimité en tant qu’expression de la pensée ou de la volonté des gens qui l’ont signée. Quelle était la procédure lors de la signature? Quel est le processus d’information et de sensibilisation qui l’a précédée? Dans quelles circonstances a-t-elle été signée? Qui a autorisé la pétition? Qui l’a organisée? Quels moyens ont été utilisés pour obtenir les signatures ou pour assurer que les signataires ont pu voter librement selon leur conscience? Nous connaissons la plupart des réponses à ces questions pour le référendum. Nous n’en connaissons aucune pour la pétition.

[27] Compte tenu de l’absence de fondement au recours à des procurations et du silence de la preuve à l’égard des circonstances dans lesquelles ces procurations ont été obtenues, je ne tiendrai pas compte de ces votes dans l’évaluation de la question de savoir si les résolutions du 18 juillet représentent le large consensus des membres de Shxwhá:y Village.

[28] Une autre lacune de l’assemblée du 18 juillet est l’absence de préavis. Dans son affidavit, Mme RaeAnna Rabang, l’une des demandeurs, déclare qu’elle a envoyé un courriel à 56 membres et qu’elle a affiché un avis écrit de l’assemblée au bureau administratif du conseil, environ 30 jours avant la réunion. Toutefois, Shxwhá:y Village compte un peu plus de 300 membres en âge de voter, dont beaucoup résident aux États-Unis. Nous ne savons tout simplement pas si la grande majorité des membres ont pris connaissance de l’assemblée suffisamment à l’avance.

[29] Toutefois, ce que nous savons, c’est que 26 ou 27 membres ont participé en personne. Le nombre de participants en ligne n’est pas clair, mais je fais remarquer que, selon le procès-verbal, pas plus de 25 membres ont voté en ligne à l’égard de l’une ou l’autre des résolutions. La présence de ces membres à l’assemblée ne permet pas de tirer l’inférence selon laquelle les membres absents ont été avisés, comme le soutiennent les demandeurs. En fait, elle prouve plutôt que les demandeurs ont invité leurs partisans.

[30] En résumé, compte tenu des conditions dans lesquelles l’assemblée du 18 juillet a eu lieu, les résolutions adoptées lors de celle-ci ne sont pas appuyées par un large consensus de la communauté. Pour aller droit au but, 31 membres d’une communauté de plus de 300 électeurs ne peuvent pas décider d’évincer le conseil. Par conséquent, ce qui s’est passé à l’assemblée du 18 juillet n’a eu aucun effet sur le droit de la conseillère Russell d’occuper ses fonctions.

IV. Les autres motifs de destitution

[31] Les demandeurs sollicitent également la destitution de la conseillère Russell pour défaut de fournir des renseignements conformément au code foncier et défaut de fournir les résultats de tests de dépistage de drogue. Ces motifs étaient, du moins en partie, les raisons pour lesquelles les demandeurs réclamaient la destitution des défendeurs à l’assemblée du 18 juillet. En d’autres termes, les demandeurs demandent à la Cour de faire elle-même, en ce qui concerne la conseillère Russell, ce qu’ils voulaient faire à l’assemblée du 18 juillet.

[32] Je rejette cette partie de la demande, principalement parce que la conduite des demandeurs les empêche de demander une réparation.

A. Les mains propres

[33] Le contrôle judiciaire est une mesure de réparation discrétionnaire : Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37 au paragraphe 37, [2015] 2 RCS 713. Dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, les cours de justice ont parfois refusé d’examiner le bien-fondé de la demande ou d’accorder une réparation en raison de la conduite du demandeur : Homex Realty c Wyoming, [1980] 2 RCS 1011 aux pages 1033 à 1036; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2006 CAF 14 au paragraphe 10. Cette situation est généralement décrite par le principe voulant que [traduction] « quiconque invoque l’equity doit être lui‑même sans reproche » ou doit avoir « les mains propres ».

[34] En l’espèce, la conduite des demandeurs les rend inadmissibles à une mesure de réparation, parce qu’ils ont agi à des fins illégitimes et qu’ils ont utilisé des moyens inappropriés.

[35] Premièrement, la conduite des demandeurs est inappropriée parce qu’ils ont permis que les processus de gouvernance de Shxwhá:y Village soient détournés au profit d’une entité privée, Della Terra. Leurs frais juridiques ont été payés, du moins en partie, par Della Terra. Ils ont véritablement commencé à présenter des demandes au conseil lorsque celui-ci a annulé le permis de Della Terra. Deux des demandeurs sont employés par Della Terra. Bien que les demandeurs aient initialement soulevé un large éventail de préoccupations concernant la gestion financière et la production de rapports, l’assemblée du 18 juillet et la présente demande visent principalement à destituer les défendeurs et à déclencher une élection. Tout cela mène à la conclusion que les demandeurs ont été instrumentalisés par Della Terra à des fins de représailles contre l’annulation du permis.

[36] La Cour ne peut tout simplement pas permettre que des intérêts privés l’emportent sur les processus de gouvernance des Premières Nations de façon aussi flagrante. Dans la décision Ominayak c Venne, 2003 CFPI 596, la Cour a déclaré que « le recours accordé par la Cour devrait se conformer à l’intérêt public ». Je suis conscient que Shxwhá:y Village, comme la plupart des Premières Nations, n’a pas de lois détaillées sur le financement des campagnes électorales, même si son code électoral interdit les pratiques de corruption. La situation en l’espèce est toutefois très différente de celle de contributions politiques qui pourraient ou non être autorisées en vertu d’un régime donné. Ce n’est rien de moins qu’une tentative de coup d’État financée par des fonds privés. En l’absence d’éléments de preuve et d’observations à cet égard, je n’ai pas besoin de conclure que cette tentative a enfreint des dispositions particulières du droit de Shxwhá:y Village ou du droit canadien. Aux fins de l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, il suffit de dire que la Cour n’acceptera pas un tel processus.

[37] Deuxièmement, les demandeurs ont recouru à des moyens inappropriés pour atteindre leur but. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, aucun préavis adéquat n’a été donné concernant l’assemblée du 18 juillet et l’utilisation des procurations n’avait aucun fondement juridique. Il n’est tout simplement pas crédible d’affirmer que les 31 personnes qui ont voté à cette assemblée reflètent le consensus d’une communauté comprenant plus de 300 membres en âge de voter. Le fait que les demandeurs aient fait tout en leur possible pour lui donner l’apparence d’un exercice démocratique ne le rend pas plus acceptable.

[38] En fait, les demandeurs demandent à la Cour de leur accorder un résultat qu’ils ont lamentablement échoué à obtenir par des moyens démocratiques.

[39] Pour ces motifs, je refuse de tenir compte des motifs invoqués par les demandeurs ou d’accorder une réparation. Je formulerai néanmoins quelques brefs commentaires à ce sujet.

B. Le Code foncier

[40] Shxwhá:y Village a adopté un code foncier contenant des dispositions détaillées concernant la gestion financière, l’audit, la production de rapports et l’accès à l’information. Les demandeurs allèguent que les défendeurs ne se sont pas conformés à ces dispositions. En particulier, ils affirment que les défendeurs n’ont pas fourni les renseignements qu’ils avaient demandés.

[41] Les demandeurs peuvent ou non avoir une plainte fondée à cet égard, et je n’exprime aucune opinion sur la question. Cela n’a toutefois aucune incidence sur la présente instance. Les demandeurs n’ont pas relevé de règle juridique selon laquelle le non-respect du code foncier entraînerait automatiquement la destitution des membres du conseil. Bien sûr, le principe de la primauté du droit exige que les défendeurs, comme tout titulaire d’une charge publique, se conforment à la loi, mais il exige aussi que les citoyens utilisent les recours existants pour sanctionner les infractions à la loi. À cet égard, les demandeurs n’ont pas recouru au processus de destitution prévu dans le code électoral. La présente demande ne vise pas non plus à obtenir les renseignements financiers que les défendeurs n’auraient pas divulgués.

[42] En fait, les demandeurs utilisent l’absence alléguée de divulgation comme prétexte pour destituer les défendeurs. Toutefois, le principe de la primauté du droit ne signifie pas que les citoyens peuvent se précipiter devant la Cour et demander la destitution d’un élu chaque fois que la loi n’est pas pleinement respectée. La primauté du droit vise à promouvoir la stabilité et fonctionne de pair avec la démocratie : Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217 aux paragraphes 66, 70 et 78. Rien dans le principe de la primauté du droit ne permet à la Cour de se substituer aux électeurs.

C. Les tests de dépistage de drogue

[43] Les demandeurs invoquent également le fait que les défendeurs n’ont pas fourni des résultats de tests annuels de dépistage de drogue, contrairement à l’article 7 du code électoral. En vertu de l’article 8, cela entraînerait automatiquement la destitution des défendeurs de leurs fonctions.

[44] Toutefois, les défendeurs affirment que la pratique courante consiste à fournir les résultats des tests de dépistage de drogue seulement avant que leur candidature soit proposée à une élection, et que, au cours des dernières années, personne n’a fourni les résultats des tests annuels de dépistage de drogue. Murray Sam, l’un des demandeurs, a déclaré dans son premier affidavit que, bien qu’il ait été gestionnaire de la bande ou premier dirigeant de 2008 à 2016, il a [traduction] « toujours reçu des tests complets de chaque chef et conseiller chaque année ». Dans leurs affidavits, les cinq défendeurs ont fait part de leur désaccord et ont déclaré qu’ils n’étaient pas au courant que des conseillers se soumettaient à des tests annuels de dépistage de drogue. M. Sam a ensuite présenté un autre affidavit dans lequel il a déclaré que [traduction] « [il] avai[t] l’habitude de recevoir les résultats des tests de dépistage de drogue d’au moins la moitié des membres actuels du conseil ».

[45] Étant donné que M. Sam s’est contredit, je préfère retenir la preuve des défendeurs et je conclus que l’exigence relative aux tests annuels de dépistage de drogue n’était pas appliquée. Cela est particulièrement pertinent, parce qu’une des demandeurs, Mme Tina Sam, a été membre du conseil jusqu’en 2018. Pourtant, elle n’a déposé aucun affidavit dans la présente instance et nous ne disposons d’aucune déclaration de sa part concernant sa conformité à l’article 7.

[46] Par conséquent, il serait injuste que les demandeurs sollicitent la destitution de la conseillère Russell pour non-conformité à une exigence qui n’était pas appliquée depuis de nombreuses années. Il s’agit d’une autre raison pour laquelle la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder de réparation.

[47] Compte tenu de la décision que je vais rendre quant à la présente affaire, il n’est pas nécessaire que je tranche la question de savoir si l’absence d’application de l’exigence relative aux tests annuels de dépistage de drogue a entraîné l’émergence d’une coutume qui remplace les exigences explicites du code électoral. Pour la même raison, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur la contestation des défendeurs quant à la validité constitutionnelle de l’exigence. Cela étant dit, les conseillers auraient intérêt à se conformer à l’exigence relative aux tests annuels de dépistage de drogue à l’avenir.

D. La divulgation de l’avis juridique

[48] Les demandeurs sollicitent également la divulgation des communications entre les défendeurs et leur avocat concernant une note envoyée aux membres de Shxwhá:y Village le 17 juillet 2020. Dans cette note, les défendeurs déclarent avoir obtenu un avis juridique selon lequel l’assemblée du 18 juillet proposée était illégale. Les demandeurs soutiennent que les défendeurs ont renoncé au secret professionnel de l’avocat en faisant allusion à cet avis juridique dans leurs communications avec les membres.

[49] La difficulté que pose cet argument est que les demandeurs n’ont fait état d’aucune règle juridique pouvant être mise en œuvre au moyen d’une demande de contrôle judiciaire qui exigerait la divulgation de l’avis juridique. Par conséquent, la question de savoir si les défendeurs ont renoncé au secret professionnel de l’avocat n’est pas pertinente. Cette demande est entièrement dépourvue de fondement.

V. Décision et dépens

[50] En résumé, la demande de contrôle judiciaire est rejetée au motif qu’elle est théorique à l’égard des défendeurs Robert Gladstone, Michelle Roberts, Ronald Jr. Miguel et Tanya James. En ce qui concerne la défenderesse Bonnie Russell, la demande est rejetée, parce que les résolutions adoptées à l’assemblée du 18 juillet n’avaient aucun effet juridique et que la conduite des demandeurs les rend inadmissibles à toute réparation.

[51] Les défendeurs réclament des dépens non seulement contre les demandeurs, mais aussi contre Della Terra. Ils soutiennent que Della Terra est la véritable demanderesse et qu’elle pourrait tirer profit d’un jugement en faveur des demandeurs. Je refuse d’accorder des dépens à l’encontre de Della Terra. Della Terra n’est pas partie à la présente instance. Elle n’a pas été avisée de la demande des demandeurs et n’a pas eu la possibilité de formuler des observations concernant le projet d’ordonnance sur les dépens. On ne m’a pas convaincu de m’écarter de la règle habituelle selon laquelle la partie déboutée, et seulement la partie déboutée, est responsable de payer les dépens de la partie ayant gain de cause, conformément au tarif.


JUGEMENT dans le dossier T-1108-20

LA COUR STATUE que :

1. la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2. les demandeurs sont condamnés à verser des dépens aux défendeurs.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1108-20

INTITULÉ :

PHILLIP NARTE, DANTE NARTE, TINA SAM, MURRAY SAM, ROSALIA GLADSTONE, TERRY ST. GERMAIN JR. ET RAEANNA RABANG c ROBERT GLADSTONE, MICHELLE ROBERTS, RONALD JR. MIGUEL, BONNIE RUSSELL, TANYA JAMES ET PREMIÈRE NATION SHXWHÁ:Y VILLAGE

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VISIOCONFÉRENCE ENTRE Ottawa (Ontario) et Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 mars 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

Le 12 mai 2021

COMPARUTIONS :

Martin Sennott

Hannah DeJong

POUR LES demandeurs

 

Seva Batkin

Anna Moore

Caroline Roberts

Darwin Hanna

POUR LES dÉfendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Boughton Law Corporation

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LES demandeurs

 

Fraser Litigation Group

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LES dÉfendeurs

 

 

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