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                                                                                                                      Date : 20050908

                                                                                                           Dossier : IMM-8906-04

                                                                                                       Référence : 2005 CF 1218

ENTRE :

                                                  SUKHVIR SINGH KHOSA

                                                                                                                               demandeur

                                                                       et

                   LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                 défendeur

                                           MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE EN CHEF LUTFY

INTRODUCTION


[1]                Le demandeur, Sukhvir Singh Khosa, est un citoyen de l'Inde qui a immigré au Canada avec ses parents en 1996 alors qu'il était âgé de quatorze ans. Il fait actuellement l'objet d'une mesure de renvoi pour grande criminalité prise en application de l'alinéa 36(1)a) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). Le demandeur a interjeté appel devant la Section d'appel de l'immigration (SAI), en vertu de l'alinéa 67(1)c) de la section 7 de la LIPR, et demandé la prise de mesures spéciales pour motifs d'ordre humanitaire. Le tribunal de la SAI était formé de trois membres et, à la majorité, il a décidé de rejeter l'appel du demandeur. Le membre dissident a également rejeté l'appel mais, comme mesure spéciale, aurait suspendu l'exécution de la mesure de renvoi pour une période de trois ans.

[2]                Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAI. La validité sur le plan juridique de la mesure de renvoi n'est pas mise en cause.

LE CONTEXTE

[3]                M. Khosa et un second accusé, Bahadur Singh Bhalru, ont été déclarés coupables de négligence criminelle ayant causé la mort en raison de leur participation à une « course » automobile le soir du 13 novembre 2000 sur Marine Drive, à Vancouver. Le véhicule de M. Khosa a alors frappé mortellement un piéton se trouvant fortuitement sur les lieux.

[4]                Une condamnation à une période d'emprisonnement de deux ans moins un jour avec sursis a été prononcée tant contre M. Khosa que M. Bhalru, laquelle prévoyait notamment la détention à domicile, avec exceptions restreintes, ainsi que du travail d'intérêt général. La peine était suivie d'une période de probation de trois ans. On a aussi interdit à MM. Khosa et Bhalru de conduire jusqu'en 2008. Un élément important des peines c'est que, si leurs conditions étaient respectées, il n'y aurait aucune période d'incarcération.

[5]                Les accusés ont interjeté appel de leurs condamnations et le ministère public des sentences. La Cour d'appel de la Colombie-Britannique a rejeté tous les appels.

LA DÉCISION DE LA SECTION D'APPEL DE L'IMMIGRATION

[6]                En vue d'établir s'il devait exercer le pouvoir discrétionnaire de prendre des mesures spéciales, le tribunal de la SAI a pris en compte, à juste titre selon moi, les facteurs énoncés dans la décision Ribic, parmi lesquels il y a : la gravité de l'infraction ayant donné lieu à la mesure de renvoi, la possibilité de réadaptation, le temps passé au Canada par l'appelant et son degré d'enracinement, le soutien que l'appelant peut obtenir de sa famille et de la collectivité, la présence de la famille au pays et les bouleversements que le renvoi de l'appelant occasionnerait à sa famille, ainsi que l'importance des difficultés que causerait à l'appelant le retour dans son pays de nationalité. Se reporter à l'arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 3, paragraphes 40, 41 et 90, où on cite en l'approuvant Ribic c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] D.C.A.I. no 4 (QL).

[7]                C'est le deuxième facteur de Ribic, soit la possibilité de réadaptation, y compris le risque que le demandeur constitue pour le public et l'expression de remords, qui semble avoir été déterminant dans l'appréciation par la SAI de la cause de M. Khosa.

[8]                Il est ainsi utile de citer assez longuement l'opinion des membres majoritaires du tribunal de la SAI au sujet de la réadaptation, du risque pour le public et des remords :


[15] En me penchant sur le deuxième facteur énoncé dans la décision Ribic, j'ai pris en considération les expressions de remords de l'appelant pour sa participation à l'infraction, la possibilité qu'il se réadapte et les risques qu'il récidive. Le fait que l'appelant continue de nier que c'est sa participation à une « course de rue » qui a eu des conséquences tragiques est une source de complications pour le tribunal. À mon avis, le rejet continu d'une partie de sa culpabilité dénote que l'appelant ne saisit pas bien toute la portée de sa conduite. Je garde en même temps à l'esprit que l'appelant a montré quelques remords à l'audience pour son excès de vitesse sur la voie publique et note que le juge de première instance a constaté de même, comme en font foi les actes judiciaires. Cette expression de remords est un facteur favorable à l'exercice du pouvoir discrétionnaire. Toutefois, elle ne ressort pas, à mon sens, comme une caractéristique irrésistible en l'espèce étant donné les admissions mitigées de l'appelant à l'audience. Son refus de reconnaître qu'il prenait part à une course contre un autre véhicule et que c'est cette conduite, et non la vitesse jumelée à la crevaison, qui a entraîné la mort de [la victime], joue contre l'appelant. Ce dernier accepte sa responsabilité en ce qui concerne la vitesse excessive, mais il ne reconnaît pas la conduite téméraire précise qui l'a mené à faire une course automobile sur une voie publique ou en rejette la responsabilité.

[...]

[23] [...] Je prends bonne note des conclusions du juge de première instance pour ce qui est des risques de récidive et l'absence de casier judiciaire, mais il n'en demeure pas moins, puisque l'appelant refuse de reconnaître sa conduite et d'accepter la responsabilité des conséquences découlant de sa conduite insouciante, savoir s'engager dans une course automobile sur la voie publique, qu'il y a trop peu de preuve qui me permettrait de conclure que l'appelant ne représente pas un risque pour le public. Même si j'en arrivais à une telle conclusion, je suis d'avis que les facteurs pertinents soupesés ne feraient pas pencher la balance en faveur de l'appelant et je refuse, pour cette raison, de prendre des mesures spéciales vu les circonstances de l'espèce.

[24] [...] Le défaut de l'appelant de reconnaître ou d'accepter sa responsabilité à l'égard de la conduite précise qu'il a adoptée laisse entendre qu'il ne servirait à rien de surseoir à la mesure de renvoi en cause.

LE TÉMOIGNAGE DE M. KHOSA DEVANT LA SECTION D'APPEL DE L'IMMIGRATION

[9]                M. Khosa n'a pas témoigné lors de son procès criminel. L'interprétation du panjabi à l'anglais a facilité son témoignage devant la SAI.

[10]            Lorsque le président de l'audience lui a demandé s'il s'était excusé auprès de la famille de la victime, M. Khosa a d'abord mentionné des déclarations faites en son nom, par son avocat, lors du procès criminel, puis il a ajouté : [traduction] « J'en profite maintenant pour m'excuser de l'épouvantable erreur que j'ai commise. » Il a ensuite fait part de ses regrets à l'endroit des membres de la famille de la victime, particulièrement pour la perte d'une mère, puis a conclu ainsi : [traduction] « Tout ce que je puis dire c'est que je suis sincèrement désolé pour ce que j'ai fait. [...] Je m'en excuse du fond du coeur. J'étais et je suis désolé. »

[11]            Le demandeur a reconnu qu' [traduction] « il roulait vite » et que [traduction] « son comportement au volant était exceptionnellement dangereux » (page 74 du dossier du tribunal). Il a toutefois nié avoir participé à une course :

[TRADUCTION]

Q          Ce que vous déclarez devant le tribunal aujourd'hui c'est donc qu'il n'y a pas eu de course et que vous n'y participiez pas, est-ce bien cela?

R           Oui, monsieur.

[...]

Q          Êtes-vous d'accord ou non?

R           Je ne conviens pas que c'était de la négligence criminelle

Q          Vous ne l'avez pas fait. Bien. Vous pensez qu'ils se sont trompés?

R           Oui.

Q          Et vous êtes toujours de cet avis.

R           Oui, monsieur.

Q          Vous n'avez donc pas accepté le verdict de la cour, n'est-ce pas?

R           J'ai assumé la responsabilité -

Q          C'est une simple question.


R           - pour la conduite dangereuse -

Q          Mm-hmm.

R           - pour ce qui est arrivé et j'assume la responsabilité maintenant pour ce qui est de cette accusation, mais je n'ai pas participé à une course et je n'ai donc pas assumé de responsabilité à ce sujet.

Q          [...] Le savant juge dit que vous participiez à une course. Êtes-vous d'accord ou non?

R           Je ne suis pas d'accord.

Q          Vous n'êtes pas d'accord?

R           Je ne suis pas d'accord pour dire que je participais à une course.

[Non souligné dans l'original. Pages 82 à 85 du dossier du tribunal.]

[12]            Lors du processus de négociation de plaidoyer engagé avec le ministère public peu après l'incident, M. Khosa était disposé à se reconnaître coupable de conduite dangereuse ayant causé la mort, une infraction pour laquelle il était passible d'une peine maximale de quatorze années d'emprisonnement.

[13]            On ne s'est pas entendu en bout de ligne sur une transaction pénale. M. Khosa a été déclaré coupable de l'infraction plus grave de négligence criminelle ayant causé la mort, une infraction pour laquelle il était passible d'un emprisonnement à perpétuité. La négligence criminelle s'entend du fait de montrer « une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la vie ou de la sécurité d'autrui » .

[14]            M. Khosa a témoigné devant la SAI environ six mois après la confirmation par la Cour d'appel de la Colombie-Britannique de sa déclaration de culpabilité et de sa sentence.


[15]            C'est avec ce contexte que j'ai apprécié la volonté de M. Khosa d'assumer la responsabilité de sa conduite dangereuse et son refus d'admettre le bien-fondé de la conclusion selon laquelle il avait participé à une course et était coupable de négligence criminelle.

[16]            Les déclarations faites dans les jugements des cours criminelles quant aux remords et à la participation à une course aident également à comprendre le témoignage de M. Khosa.

Les décisions des cours criminelles

[17]            Le juge de première instance dans l'affaire criminelle a conclu que M. Khosa avait exprimé des remords (R. c. Khosa, 2003 CS C-B 221, au paragraphe 56) :

[TRADUCTION]

¶ 56    Je ne partage pas l'avis du ministère public selon lequel M. Khosa n'a pas exprimé de remords pour ses actes. Je conclus qu'il en a exprimés de par ses actions immédiatement après avoir appris le décès [de la victime] et depuis l'accident.

[18]                        La Cour d'appel de la Colombie-Britannique a relevé cette conclusion quant aux remords de M. Khosa pour sa conduite (R. c. Bhalru, 2003 CA C-B 645, au paragraphe 11) :

[TRADUCTION]

11    M. Khosa avait 18 ans lorsqu'il a commis l'infraction et 21 ans lorsqu'on a prononcé la sentence. Il est né en Inde et a immigré au Canada en 1996, alors qu'il était âgé de 14 ans; il a le statut de résident permanent. M. Khosa vit avec ses parents. Bien qu'il ait abandonné ses études secondaires en 11e année, il a terminé en décembre 2002 la première année d'un cours de deux ans en mécanique d'automobile. Il attend l'issue du présent appel pour achever ce cours. M. Khosa a occupé divers emplois à temps partiel, le plus récemment, soit de mai à septembre 2002, comme laveur d'automobiles chez un concessionnaire. La publicité entourant la présente affaire lui a fait perdre cet emploi. M. Khosa n'a pas de casier judiciaire ni d'antécédents de conducteur. Le juge Loo était convaincu qu'il avait exprimé des remords pour sa conduite.

[19]                        Plus loin dans ses motifs, la Cour d'appel a émis des commentaires favorables quant à la possibilité de réadaptation de M. Khosa (au paragraphe 38) :

38 Le ministère public concède que, en l'espèce, plusieurs facteurs viennent mitiger la culpabilité des intimés sur le plan moral. M. Khosa et M. Bhalru sont jeunes tous les deux, ils n'ont pas de casier judiciaire et ils n'ont commis auparavant aucune autre infraction relative à la conduite d'un véhicule; ils ont exprimé des remords pour les conséquences de leurs actes et la possibilité de leur réadaptation est bonne. [...]

[20]                        Quant à la question de la « course » , le juge de première instance a conclu que le ministère public devait prouver la participation des deux accusés à une course pour obtenir une déclaration de culpabilité à l'encontre de M. Bhalru pour négligence criminelle ayant causé la mort. Une telle preuve n'était toutefois pas requise pour établir la culpabilité de M. Khosa. Le juge de première instance s'en est expliqué en ces termes (R. c. Bhalru, 2002 CS C-B 1852, aux paragraphes 46 et 49 à 51) :

[TRADUCTION]

46    Je ne souscris pas à la prétention de M. Khosa voulant que, pour obtenir une déclaration de culpabilité pour négligence criminelle dans son cas, le ministère public doive prouver que les deux hommes se faisaient la course. Je reconnais toutefois, en ce qui concerne M. Bhalru, que ce dernier ne peut être déclaré coupable de négligence criminelle ayant causé la mort que si j'en viens à la conclusion que lui et M. Khosa se sont fait la course et qu'il a ainsi contribué au décès [de la victime]. [...]

[...]

49    [...] M. Khosa et M. Bhalru conduisaient dans une voie de circulation urbaine à une vitesse convenant pour une autoroute, ce qui a fait craindre [à deux témoins] pour leur vie. Je conclus qu'ils ont conduit de manière téméraire et irresponsable, sans penser aux conséquences de leurs actes et sans nullement se soucier des tiers, tout particulièrement les citoyens respectueux des lois utilisant les trottoirs et les routes.

50    J'ai examiné la question de savoir si M. Bhalru, au moment où il a ralenti, juste avant le terre-plein central, environ deux secondes avant la collision, s'était retiré de la course. Je conclus que non, qu'il participait toujours à la course.


51    Je conclus sans hésiter que MM. Khosa et Bhalru ont montré une insouciance déréglée ou téméraire à l'égard de la sécurité d'autrui. Je les déclare tous deux coupables de l'infraction dont ils sont inculpés.

[Non souligné dans l'original.]

[21]            La Cour d'appel de la Colombie-Britannique, dans sa décision confirmant la déclaration de culpabilité de M. Khosa, a également conclu que la participation de ce dernier à une course n'était pas essentielle pour conclure à sa culpabilité (se reporter à l'arrêt R. c. Bhalru, 2003 CA C-B 644, au paragraphe 85) :

[TRADUCTION]

85 Le juge de première instance a décidé que la preuve de la participation de M. Khosa à une course n'était pas essentielle en vue de reconnaître ce dernier coupable de négligence criminelle. Je partage respectueusement cet avis. Bien que sa participation à une course puisse ou non expliquer pourquoi il conduisait comme il l'a fait, sa responsabilité criminelle est plutôt fonction de l'existence ou non d'une preuve permettant au juge de première instance de conclure que sa conduite satisfaisait au critère énoncé à l'article 219.

[22]            La Cour d'appel a également mis en contexte la pertinence de la question de la « course de rue » dans la décision par laquelle elle a rejeté l'appel du ministère public à l'encontre des sentences (R. c. Bhalru, 2003 CA C-B 645, au paragraphe 27) :

[TRADUCTION]

27 La qualification de « course de rue » ne rend pas automatiquement les contrevenants ni cette infraction davantage répréhensibles sur le plan moral que ce n'est le cas pour d'autres affaires de négligence criminelle causant la mort. Le Code criminel ne prévoit pas que la « course de rue » constitue une infraction, non plus qu'une circonstance aggravante de la négligence criminelle causant la mort. Il importe davantage, selon moi, de se concentrer sur les détails liés à l'infraction et aux contrevenants que de simplement se fonder sur la qualification de « course de rue » pour déterminer la peine des intimés.

[Non souligné dans l'original.]


[23]            La Cour d'appel a également formulé des commentaires fort instructifs sur la question de la « course » , aux paragraphes 33 et 36 de l'arrêt R. c. Bhalru, 2003 CA C-B 645 :

[TRADUCTION]

33 Pour ce qui est de savoir si les comportement de M. Khosa et de M. Bhalru s'écarte des normes du comportement acceptable dans la collectivité, je suis d'avis comme le ministère public que la participation des intimés à une course est un facteur important. Se livrant à une compétition entre eux, ils roulaient à une vitesse excessive sur une grande artère bordée d'immeubles tant résidentiels que commerciaux. Ils l'ont fait à un moment où il était raisonnable de s'attendre à la présence d'autres véhicules et de piétons.

[...]

36 Le caractère « spontané » de la course doit également être pris en compte comme facteur atténuant. La course n'était pas planifiée, ne mettait pas en cause des véhicules modifiés à cette fin et elle a été de durée relativement courte. Quelqu'inacceptable qu'ait été le comportement des intimés, ceux-ci ont commis une erreur de jugement par témérité plutôt qu'ils n'ont mis en danger délibérément la sécurité du public.

ANALYSE

[24]            On a statué avec constance que la norme de contrôle applicable aux décisions de la SAI sur des appels interjetés en vertu de l'alinéa 67(1)c), ainsi que des dispositions correspondantes de l'ancienne loi, était celle de la décision manifestement déraisonnable. Probablement en raison des faits entourant ces appels, dans aucune des affaires invoquées par le défendeur on n'a procédé à l'analyse en quatre étapes prescrite par la Cour suprême du Canada (Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, et Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20).

[25]            Chacun des quatre facteurs, lorsqu'on l'applique en l'instance, fait généralement pencher en faveur de la retenue judiciaire.

[26]            En ce qui concerne le premier facteur, la décision par laquelle la SAI tranche un appel en vertu de la section 7 de la LIPR n'est pas protégée par une clause privative ni assujettie à un droit d'appel. La décision est susceptible de contrôle judiciaire, mais seulement sur autorisation.

[27]            La SAI a acquis une expertise, depuis plus de deux décennies, quant aux appels pour motifs d'ordre humanitaire et à l'analyse des facteurs énoncés dans la décision Ribic.

[28]            Le troisième facteur, soit en l'espèce l'objet de la disposition législative, favorise également la retenue judiciaire. On ne conteste pas la légalité de la mesure de renvoi prise contre M. Khosa. La seule question véritablement en litige devant la SAI, c'était celle de savoir s'il y avait lieu ou non de surseoir à la mesure de renvoi, en vertu du paragraphe 68(1), en raison de « motifs d'ordre humanitaire justifiant, vu les circonstances de l'affaire, la prise de mesures spéciales » . Bien que la décision de la SAI ait une incidence sur les droits et intérêts d'un particulier et non sur ceux de l'État, le redressement demandé constitue une exemption face aux conséquences habituelles d'une mesure de renvoi.


[29]            En bout de ligne, la principale question à trancher dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si, eu égard aux nombreux facteurs énoncés dans la décision Ribic, la SAI a commis une erreur dans son appréciation de la preuve. Une fois encore, la nature du problème repose essentiellement, sinon totalement, sur les faits.

[30]            Dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 57 à 62, on a appliqué comme norme de contrôle, à la décision d'un délégataire du ministre qui avait rejeté une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire, la norme de la décision raisonnable simpliciter. On ne peut cependant parfaitement comprendre la portée de l'arrêt Baker qu'à la lumière de la décision subséquente de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 1, aux paragraphes 34 à 41. Or, selon l'arrêt Suresh, il y a lieu de confirmer la décision d'un délégataire du ministre portant qu'un réfugié constitue un danger pour la sécurité du Canada, à moins que ne soit démontré son caractère manifestement déraisonnable. En particulier, la Cour suprême a fait remarquer ce qui suit (au paragraphe 37) :

37 Cet arrêt [Baker] n'a pas pour effet d'autoriser les tribunaux siégeant en révision de décisions de nature discrétionnaire à utiliser un nouveau processus d'évaluation, mais il repose plutôt sur une jurisprudence établie concernant l'omission d'un délégataire du ministre de prendre en considération et d'évaluer des restrictions tacites ou des facteurs manifestement pertinents [...]

Se reporter également à l'arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CAF 125, aux paragraphes 8 à 12 .

[31]            Compte tenu de cette analyse, il me faut conclure que la norme de contrôle applicable en l'espèce est celle de la décision manifestement déraisonnable.


[32]            Dans un appel comme celui par lequel M. Khosa demande l'exercice par la SAI d'un pouvoir discrétionnaire, il est à la charge de M. Khosa, en tant qu'individu frappé de renvoi, d'établir les raisons pour lesquelles il devrait être autorisé à demeurer au Canada. Si M. Khosa ne s'acquitte pas de cette charge, la mesure prise par défaut est le renvoi. Les non-citoyens n'ont pas de droit inconditionnel d'entrer ou de s'établir au Canada (Chieu, précité, au paragraphe 57).

[33]            Le principal argument de M. Khosa, c'est que la SAI a interprété erronément sa preuve. Selon lui, les membres majoritaires du tribunal, contrairement à ce qu'a fait le membre dissident, ont trop insisté sur l'importance du déni de sa participation à une « course » , que la Cour d'appel de la Colombie-Britannique avait d'ailleurs qualifiée de « spontanée » . Il estime également, quant à l'appréciation des remords exprimés, que les membres majoritaires ont sous-estimé l'importance de sa volonté rapide de s'avouer coupable de conduite dangereuse ayant causé la mort.

[34]            Répétons-le, le rôle de la Cour consiste à établir si l'avis majoritaire est ou non manifestement déraisonnable. Le bien-fondé de l'avis dissident n'est pas directement pertinent. Il est néanmoins digne d'intérêt de comparer les extraits correspondants des deux avis sur les questions des remords et de la « course » :

(I)    l'avis majoritaire


[...] Le fait que l'appelant continue de nier que c'est sa participation à une « course de rue » qui a eu des conséquences tragiques est une source de complications pour le tribunal. [...] Je garde en même temps à l'esprit que l'appelant a montré quelques remords à l'audience pour son excès de vitesse sur la voie publique et note que le juge de première instance a constaté de même [...] Cette expression de remords est un facteur favorable à l'exercice du pouvoir discrétionnaire. Toutefois, elle ne ressort pas, à mon sens, comme une caractéristique irrésistible en l'espèce étant donné les admissions mitigées de l'appelant à l'audience.

(ii)    l'avis dissident

[...] Il a néanmoins accepté très tôt la responsabilité de ses actes. Il était prêt à plaider coupable à une accusation de conduite dangereuse causant la mort [...]

J'estime que l'appelant est contrit et éprouve des remords. À l'audience, l'appelant a manifesté son regret, sa voix tremblait et était remplie d'émotions. [...]

[...]

Les commissaires majoritaires ont accordé une grande importance au fait que l'appelant nie avoir pris part à une course alors que les tribunaux pénaux ont établi que tel était le cas. Bien qu'ils aient conclu que cela n'était « pas fatal » au présent appel, ils ont aussi établi que le fait que l'appelant continue de nier qu'il faisait une course « dénote que l'appelant ne saisit pas bien toute la portée de sa conduite » et que ce fait « joue contre l'appelant » . Les commissaires majoritaires concluent que l'appelant éprouve des remords, mais que ces remords ne ressortent pas comme une « caractéristique irrésistible en l'espèce étant donné les admissions mitigées de l'appelant » .

Or, j'estime que les remords de l'appelant, même s'il nie avoir participé à une course, sont authentiques et indiquent qu'il sera à l'avenir plus réfléchi et évitera d'agir avec une telle insouciance.

[35]            Les cours criminelles ont conclu qu'il y avait bien eu « une course » , mais que son caractère « spontané » donnait lieu à l'atténuation de la peine. Il semble également que, sur le plan juridique, la participation à une course avait davantage de pertinence au regard de la déclaration de culpabilité de M. Bhalru. La transcription de l'audience de la SAI n'est d'aucune assistance aux fins d'établir si les déclarations faites dans les jugements des cours criminelles avaient trait ou non au déni persistant par M. Khosa de sa participation à une course.


[36]            Après un examen attentif du dossier, je suis convaincu que les commissaires majoritaires ont bien pris en compte la preuve pertinente, y compris les conclusions des cours criminelles sur les questions de « la course » et des remords. Lorsqu'ils ont apprécié l'expression de remords par M. Khosa, ils ont choisi d'accorder davantage de poids que d'autres ne l'auraient peut-être fait à son déni de participation à une « course » . La conclusion de la SAI sur la question des remords semble différer de celle des cours criminelles. La SAI a toutefois eu l'occasion, ce qui n'a pas été le cas pour les cours criminelles, d'apprécier le témoignage de M. Khosa.

[37]            Le tribunal de trois membres de la SAI, tous des juges des faits en l'espèce, a entendu le même témoignage et examiné le même dossier. L'appréciation faite par les membres a divergé, particulièrement sur la question des remords. On demande en bout de ligne à la Cour d'apprécier à nouveau, au regard de l'ensemble des facteurs énoncés dans la décision Ribic, la preuve dont la SAI disposait. Ce n'est pas là le rôle d'un tribunal siégeant en révision.

[38]            Dans l'arrêt Chieu, précité, au paragraphe 66, la Cour suprême du Canada a signalé que le législateur voulait que la SAI ait un vaste pouvoir discrétionnaire d'autoriser des résidents permanents faisant face au renvoi de demeurer au Canada s'il était équitable de le faire. La déclaration sur ce point de mon collègue le juge W. Andrew MacKay, dans la décision Mohammed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] A.C.F. no 605 (1re inst.) (QL), au paragraphe 75, est toujours pertinente :


75 Le pouvoir discrétionnaire étendu qui est conféré à la section d'appel en ce qui concerne sa compétence en equity est prévu à l'alinéa 70(1)b) de la Loi, qui habilite la section d'appel à déterminer « eu égard aux circonstances particulières de l'espèce » , si un résident permanent devrait être renvoyé du Canada. Lorsque ce pouvoir discrétionnaire a été exercé de bonne foi et sans être influencé par des considérations non pertinentes et qu'il n'est pas exercé de façon arbitraire ou illégale, la Cour n'a pas le droit d'intervenir, même si elle aurait pu exercer ce pouvoir discrétionnaire différemment si elle avait été à la place de la section d'appel.

[Non souligné dans l'original.]

[39]            En résumé, je n'ai pu en arriver à la conclusion que l'avis majoritaire était manifestement déraisonnable ou, selon les termes de l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, qu'il était fondé sur une conclusion de fait erronée « tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments » dont on disposait. Simplement dit, même si l'on devait estimer l'avis dissident plus attrayant, le dossier est tel en l'espèce qu'il serait fautif sur le plan juridique pour la Cour d'annuler la décision majoritaire.

CONCLUSION

[40]            Le décès causé par la conduite téméraire d'un véhicule par M. Khosa fut une tragédie imméritée pour la victime et pour sa famille.


[41]            Pour M. Khosa, les résultats de la présente instance sont fâcheux. Dans sa perspective, les conséquences pour lui du processus d'immigration pourraient sembler hors de proportion avec celles de la procédure criminelle. Ni l'une ni l'autre partie n'a pu présenter à la Cour une décision où la Section d'appel de l'immigration - hormis celle concernant MM. Khosa et Bhalru - avait refusé de suspendre une mesure d'expulsion alors que la personne devant être renvoyée pour grande criminalité n'avait pas été incarcérée. L'analyse faite dans les présents motifs pourra s'avérer utile à ceux qui pourraient avoir à réviser le cas de M. Khosa.

[42]            Le demandeur disposera de sept jours à compter de la date des présents motifs pour suggérer la certification d'une question grave. Une ordonnance sera ensuite rendue prévoyant le rejet de la présente demande de contrôle judiciaire.

                                                                                      « Allan Lutfy »                      

                                                                                          Juge en chef                       

Ottawa

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                             IMM-8906-04

INTITULÉ :                            SUKHVIR SINGH KHOSA

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :      VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :    LE 30 JUIN 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE JUGE EN CHEF

DATE DES MOTIFS :           LE 8 SEPTEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Daniel B. Geller                                                 POUR LE DEMANDEUR

Helen Park                                                        POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Daniel B. Geller                                                 POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Vancouver (Colombie-Britannique)

John H. Sims, c.r.                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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