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Date : 19990812

Dossier : IMM-4435-98

ENTRE :

                                                      NAGMEH SHAHLA

                                                          REZA SHAHLA,

                                                                                                                           demandeurs,

                                                                       et

                                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                 ET DE L'IMMIGRATION,

                                                                                                                              défendeur.

                                            MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE MULDOON

[1]         Les demandeurs contestent, par voie de contrôle judiciaire, la décision du 27 février 1998 dans laquelle le conseiller en immigration B.S. Sidhu a décidé qu'il n'y avait pas de raisons d'ordre humanitaire suffisantes pour justifier que l'on admette les demandes présentées par les demandeurs pour obtenir le droit d'établissement à partir du Canada. Le 2 septembre 1998, la juge Reed a délivré une ordonnance de sursis au renvoi des demandeurs, jusqu'à ce qu'on ait tranché leur demande d'autorisation et de contrôle judiciaire. Le 13 mai 1999, le juge MacKay a donné l'autorisation de procéder au contrôle judiciaire.

            Contexte

[2]         Les demandeurs, Nagmeh et Reza Shahla, sont frère et soeur et citoyens iraniens. Nagmeh a 21 ans; elle est arrivée au Canada le 26 juin 1995 avec sa soeur cadette, Sophiya. Son frère Reza, qui a 19 ans, est arrivé au Canada le 25 mai 1995 avec leur mère, Toktam. La revendication de la famille du statut de réfugié au sens de la Convention a été rejetée le 26 juin 1996. Le 19 août 1997, il a été décidé qu'ils n'avaient pas droit au statut de membres de la catégorie des DNRSRC. L'autorisation de procéder à une demande de contrôle judiciaire de cette décision ne leur a pas été accordée.

[3]         Les parents des demandeurs se sont séparés après leur déménagement, de London (Ontario) à Vancouver en 1996, pour s'installer avec la soeur de la mère des demandeurs, Sami Lesani. Le père a été renvoyé en Iran le 22 septembre 1997 sans sa famille, suite à des allégations de violence conjugale.

[4]         Le 1er octobre 1997, la mère des demandeurs a présenté une demande en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi), pour obtenir le droit d'établissement au Canada de l'intérieur pour des raisons d'ordre humanitaire. Le 4 février 1998, une entrevue a eu lieu à laquelle participaient les demandeurs, leur mère et les avocats.

[5]         Le 27 avril 1998, à l'occasion d'une entrevue de renvoi, la mère des demandeurs a fait savoir aux agents d'immigration qu'elle désirait retourner en Iran le plus tôt possible, mais que les demandeurs ne résidaient plus avec elle et qu'ils ne désiraient pas quitter le Canada. Le 22 mai 1998, la mère des demandeurs et leur soeur ont quitté le Canada pour l'Iran.

            La décision sous examen

[6]         Les demandeurs, qui comprenaient alors la mère des demandeurs actuels et leur jeune soeur, ont été informés par une lettre en date du 27 février 1998 que leur demande d'être dispensés, pour des raisons d'ordre humanitaire, de l'obligation de présenter leur demande de résidence permanente de l'extérieur du Canada, était rejetée.

[traduction]

En procédant à cette détermination, j'ai examiné les documents écrits inclus dans votre demande, les observations faites par votre avocat (y compris la déclaration de votre soeur produite le 6 février 1998) et les renseignements présentés à votre entrevue du 4 février 1998. J'ai soupesé ces renseignements par rapport à notre politique figurant au chapitre 9 du Guide de l'immigration : Examen. Je regrette de vous aviser qu'après un examen attentif et compatissant de ces renseignements, y compris une consultation de mon surveillant, l'agent principal K. Fleming, j'ai décidé que vous n'étiez pas visés par cette exemption.

                       (Dossier des demandeurs, DD, à la p. 149)

[7]         Dans un document en date du 9 février 1998, intitulé Note au dossier, l'agent d'immigration indique ceci :

[traduction]

Lorsque j'ai demandé une preuve que son mari l'avait violentée, elle a déclaré ne pas avoir noté ou documenté les incidents de violence conjugale au Canada à cause de la culture dans laquelle elle avait été élevée. Elle n'a fait aucun rapport à la police ni n'a discuté avec des amis dans la communauté, à cause de sa culture et de ses croyances religieuses. Sollicitée de décrire quelle sorte de violence physique et mentale elle avait subie, elle a déclaré qu'il s'était disputé avec elle et qu'il avait crié, et aussi qu'il l'avait jetée au sol avec la plus âgée de leurs filles. Elle a déclaré avoir été torturée mentalement par son mari, ce qui a été une cause importante de stress pour elle.

                                          (DD, à la p. 146)

Le rapport indique aussi :

                  [traduction]

Les prétentions de l'intéressée quant à la violence conjugale sont fondées sur son seul témoignage, sans preuve à l'appui.

Rien dans la preuve n'indique que l'intéressée ait été maltraitée ou violentée par son mari, en Iran ou au Canada.

                                                           (DD, à la p. 147).

[8]         Un ajout écrit à la main sur la dernière page du rapport, daté du 27 février 1998, porte que l'avocat des demandeurs a présenté une déclaration de la soeur de la mère des demandeurs, qui serait une preuve de violence conjugale. Les notes indiquent que la lettre de la soeur n'est pas retenue en preuve avec les autres éléments et que la décision reste négative.

            Le point de vue des demandeurs

[9]         Les demandeurs soutiennent que le conseiller en immigration a commis une erreur en exigeant une norme trop élevée de preuve quant aux allégations de leur mère qu'elle était victime de violence conjugale. Les demandeurs disent que le conseiller en immigration a utilisé la norme de droit criminel, savoir la preuve hors de tout doute raisonnable, plutôt que la norme de droit civil, qui exige une prépondérance des probabilités.

[10]       Les demandeurs soutiennent que leur preuve documentaire démontre que les femmes victimes de violence conjugale en Iran n'ont droit à aucune aide ou protection, ce qui fait que la violence conjugale ne fait jamais l'objet d'un rapport. Les demandeurs soutiennent que, selon la prépondérance des probabilités, il est avéré que leur mère était victime de violence conjugale. Les agents d'immigration canadiens étaient au courant du fait que leurs parents étaient séparés, ainsi que du fait que leur père avait fait l'objet d'une mesure de renvoi à part. La question a été discutée assez longuement au cours de l'entrevue du 4 février 1998, et l'avocat des demandeurs a présenté de la preuve documentaire pour expliquer le fait que la mère ait hésité à demander une aide extérieure. La tante des demandeurs a aussi présenté ses arguments dans une lettre, indiquant qu'elle assumait la responsabilité de sa soeur lorsque celle-ci était en difficulté. Elle a déclaré avoir été témoin de la violence à plusieurs reprises.

            Le point de vue du défendeur

[11]       Le défendeur soutient que les notes du conseiller en immigration dans la Note au dossier, portant que la mère des demandeurs n'avait pas fourni la preuve de la violence conjugale, ne veulent pas dire qu'il exigeait une preuve hors de tout doute raisonnable. Le défendeur soutient que le fait pour un tribunal de demander une preuve corroborante ne constitue pas une erreur justifiant une intervention judiciaire. Le défendeur soutient que le tribunal pouvait soupeser le défaut d'une preuve corroborante vis-à-vis les déclarations de la mère des demandeurs. Le défendeur soutient que le tribunal ne mettait pas en doute la situation vécue par les femmes victimes de violence conjugale en Iran, mais seulement la véracité des déclarations de la mère des défendeurs.

            Analyse

[12]       La décision en cause ici est fortement discrétionnaire. Le paragraphe 114(2) porte qu'une personne peut-être dispensée de l'application des règlements lorsque le ministre juge qu'il y a lieu de le faire pour des raisons d'ordre humanitaire. Immigration Canada fournit des lignes directrices à ses agents. Celles-ci ne sont pas contraignantes en droit, mais elles ont pour but d'encourager une approche cohérente et structurée dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 114(2). Le paragraphe 2 du Guide IE, chapitre 9.07, est rédigé comme suit :

Il existe des considérations humanitaires lorsque des difficultés inhabituelles, injustes ou indues seraient causées à la personne sollicitant l'examen de son cas si celle-ci devait quitter le Canada.

[13]       Dans Shah c. Canada (MEI) (1994), 170 N.R. 238 (C.A.F.), le juge d'appel Hugessen a déclaré au nom de la Cour que la teneur de l'obligation d'équité était minimale, que la décision relevait entièrement du jugement et de l'exercice du pouvoir discrétionnaire, et que le demandeur n'avait pas droit à un résultat précis. Aux pages 239 et 240, la Cour déclare que :

En l'espèce, le requérant ne doit pas répondre à des allégations dont il faut lui donner avis; c'est plutôt à lui de convaincre la personne investie d'un pouvoir discrétionnaire qu'il doit recevoir un traitement exceptionnel et obtenir une dispense de l'application générale de la Loi. La tenue d'une audition et l'énoncé des motifs de la décision ne sont pas obligatoires. L'agente n'a pas l'obligation d'exposer au requérant les conclusions éventuelles qu'elle est susceptible de tirer des éléments dont elle dispose, ni même les éléments en apparence contradictoires qui sèment le doute dans son esprit. Si elle entend se fonder sur des éléments de preuve extrinsèques qui ne lui sont pas fournis par le requérant, elle doit bien sûr lui donner l'occasion d'y répondre. Toutefois, lorsqu'elle décèle l'existence d'éléments contradictoires, son omission de les porter expressément à l'attention du requérant peut avoir une incidence sur le poids qu'elle doit leur accorder par la suite, mais ne porte pas atteinte au caractère équitable de sa décision.

Le juge d'appel Hugessen a ajouté que pour avoir gain de cause, le demandeur devait démontrer que le décideur avait commis une erreur de droit, appliqué un principe erroné ou inapplicable, ou agi de mauvaise foi.

[14]       Dans Vidal c. Canada (MEI) (1991), 13 Imm.L.R. (2d) 123 (C.F. 1re Inst.), le juge Strayer a fait les observations suivantes :

Il existe quelques propositions fondamentales qui sont à mon avis tout à fait évidentes et qui devraient être prises en considération pour traiter de ces points en litige.

1)           Au paragraphe 114(2), le Parlement a autorisé le gouverneur en conseil à faire des exceptions aux règles prévues dans la loi et dans le règlement. Il n'y a par conséquent rien d'incompatible avec la loi dans le fait que le gouverneur en conseil ait créé ces exceptions par voie de règlement.

2)           Les exceptions ainsi faites le sont au profit de ceux en faveur desquels elles sont prévues et ne dérogent pas à l'application normale des règles générales à tous les autres. Ceux qui se plaignent de ne pas avoir bénéficié de l'application d'un règlement adopté en vertu du paragraphe 114(2) se plaignent en fait de ne pas avoir bénéficié d'un avantage particulier.

[15]       Dans Sema c. Canada (MCI) (1995), 30 Imm.L.R. (2d) 249, à la p. 253, le juge MacKay a déclaré que la Cour chargée du contrôle devait éviter de peser la preuve :

Le poids de la preuve dans une affaire qu'il faut trancher à l'occasion d'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire relève clairement du décideur. En application de l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale, la Cour n'interviendra pas dans une demande de contrôle judiciaire lorsqu'une conclusion de fait est en question, à moins qu'il ne soit établi que la décision reposait sur une conclusion tirée de façon abusive ou arbitraire sans tenir compte des documents dont dispose le décideur. La requérante ne prétend pas en l'espèce qu'il y a eu violation de cette norme, et une telle violation n'est pas établie.

[16]       En l'instance, la décision du conseiller d'immigration qu'il n'y aurait pas de difficultés inhabituelles, injustes ou indues pour les demandeurs s'ils devaient quitter le Canada et présenter leur demande de l'extérieur est fondée sur l'examen suivant :

[traduction]

Tous les membres de la famille proche (mari, parents, deux frères et trois soeurs) habitent en Iran. Elle n'a aucun membre de la catégorie de la famille au Canada qui peut parrainer sa demande de résidence permanente et celle de ses enfants. Les prétentions de l'intéressée quant à la violence conjugale sont fondées sur son seul témoignage, sans preuve à l'appui. Son fils avait 14 ans à son arrivée au Canada et il n'était pas tenu de faire son service militaire en Iran. Ses autres déclarations quant à ses autres enfants ne permettent pas de lui accorder la résidence permanente au Canada. Elle ne se qualifie pas comme immigrante si elle est évaluée sous la catégorie des immigrants indépendants.

L'intéressée et ses enfants ne sont pas membres de la catégorie des DNRSRC. Selon la décision de l'ARRR en date du 19 août 1997, ils ne seraient pas soumis à des risques personnels et identifiables pour leur vie, ou à des sanctions extrêmes ou des traitements inhumains s'ils étaient renvoyés en Iran. L'intéressée et son avocat n'ont présenté aucun nouveau renseignement qui n'avait pas déjà été évalué dans sa demande de résidence permanente pour des raisons d'ordre humanitaire, ou à l'entrevue, quant aux sanctions sévères qu'elle pourrait subir avec ses enfants en Iran. La question de la violence conjugale a été discutée à fond à l'entrevue et l'intéressée et son avocat n'ont fourni aucun renseignement additionnel qui justifierait une nouvelle évaluation des risques dans le cadre de la révision des revendications refusées. Rien dans la preuve n'indique que l'intéressée ait été maltraitée ou violentée par son mari, en Iran ou au Canada.

                                          (DD, à la p. 147)

[17]       La lettre de la soeur a été reçue après que cet examen eût été rédigé. Cette lettre ne constitue pas une preuve de violence, en l'absence d'une confirmation présentée au moment opportun, notamment sous la forme de rapports de police ou d'hôpital, ou d'indications reçues par les services d'appui.

[18]       La déclaration du conseiller en immigration dans sa note manuscrite, à savoir que la lettre en question n'est pas une preuve si elle n'est pas appuyée, est une déclaration de droit en matière de contrôle judiciaire qui ne surprendra personne. Les compositions de dernière minute ou après le fait sont inévitablement exclues de la preuve, puisqu'elles n'existaient pas en temps utile. À l'audience du 11 août 1999, l'avocat du défendeur a obtenu que ces documents tardifs soient exclus. On a spécifiquement exclu l'affidavit de Winnie Chan, secrétaire de l'avocat, assermenté aussi récemment que le 14 juin 1999. L'avocat devrait être mieux renseigné.

            Conclusion

[19]       Il n'est pas vrai que le conseiller en immigration a exigé des demandeurs une norme de preuve hors de tout doute raisonnable, comme dans les affaires criminelles, et il est clair que la lettre n'a pas été acceptée en preuve. Il n'est pas question ici d'ergoter sur le poids à donner à la preuve, puisque aucun poids n'a été donné à la lettre.

[20]       À l'audience, les avocats des demandeurs ont cherché à faire ajouter leur mère, Toktam Shahla, en tant que demanderesse, soutenant que c'est ce qui était prévu depuis le début. Cette déclaration est remarquable. Le 27 avril 1998, Toktam (quelque fois épelé Totkam) a déclaré à CIC qu'elle désirait quitter le Canada pour l'Iran avec Sophiya aussitôt que possible. De leur côté, les demandeurs en l'instance ne vivaient plus avec leur mère et on a déclaré qu'ils n'avaient pas l'intention de partir.

[21]       La cause des demandeurs a été mal préparée. La cause du défendeur était bien écrite et bien plaidée. Les pays comme l'Iran, qui sont à tendance théocratique et qui ne respectent pas les droits civils d'une grande partie de leur population - par exemple les femmes - présentent pièges et illusions pour le Canada lorsqu'il s'agit d'immigration. En théorie, bon nombre de femmes mariées en Iran pourraient se réfugier au Canada. L'Iran ne nous envoie pas des bateaux entiers d'envahisseurs riches, mais si les femmes iraniennes pouvaient payer de fortes sommes pour venir au Canada, notre pays pourrait théoriquement avoir à corriger les privations de droits civils auxquelles elles sont soumises en Iran.


[22]       De toute façon, le fait que la mère soit malheureuse de sa situation difficile en Iran ne peut donner à ses enfants adultes le droit d'obtenir un statut spécial en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration au Canada. Leur demande est rejetée, bien que ce ne soit pas de gaieté de coeur. Les demandeurs devront payer les dépens de cette affaire. Les avocats sont unanimes à ne pas présenter de question à certifier.

                                                                                    F.C. Muldoon

                                                                                                Juge

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 12 août 1999

Traduction certifiée conforme

Bernard Olivier


                                            COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DATE DE L'AUDIENCE :    le 11 août 1999

No DU GREFFE :                               IMM-4435-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :             Nagmeh Shahla et Reza Shahla

                                                            c.

                                                            Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Vancouver (Colombie-Britannique)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE M. LE JUGE MULDOON

en date du 12 août 1999

ONT COMPARU :

            Timothy Healey          pour les demandeurs

            Emilia Péch                  pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

            Timothy Healeypour les demandeurs

            Barrister and Solicitor

Vancouver (C.-B.)

            Morris Rosenberg                 pour le défendeur

            Sous-procureur général

            du Canada

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