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Date : 20040122

Dossier : IMM-3088-03

Référence : 2004 CF 93

Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN

ENTRE :

                                            MADELEINE MANGABU BUKUMBA et

                                                            GRACIA MULUMBA                                      demanderesses

                                                                            ET

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

                                                                             

[1]         La demanderesse principale, Madeleine Bukumba, est une femme de 41 ans, originaire de la République démocratique du Congo (RDC). Elle a été nommée représentante désignée de sa fille de 10 ans, Gracia Mulumba. En RDC, la demanderesse était au service du Comité de Sécurité de l'État (CSE). Embauchée par le ministre de l'Intérieur actuel, elle avait comme tâche d'écouter secrètement les conversations d'individus dans des lieux publics et de faire rapport de leurs opinions au CSE. Elle faisait aussi rapport sur la couverture médiatique du gouvernement.


[2]                La demanderesse prétend être persécutée sur la base de ses opinions politiques. Elle prétend avoir été critiquée et punie par son superviseur pour avoir soumis des rapports critiques à l'endroit du gouvernement. L'incident le plus sérieux s'est produit en août 2000, alors qu'elle s'est prononcée contre le recrutement par le gouvernement d'enfants comme soldats et que ses commentaires avaient été télévisés. À la suite de cet incident, elle a été emprisonnée pendant 15 jours. À la suite de sa libération, elle a tenté de quitter son emploi mais s'est fait dire que si elle partait, on la tuerait. C'est alors qu'elle a fui avec sa fille au Kenya et par la suite au Canada.

[3]                La Commission a conclu que la demanderesse était exclue de la définition de réfugiée au sens de la Convention parce que, à la fin des années 1990, elle avait sciemment participé à des crimes contre la paix, à des crimes de guerre et à des crimes contre l'humanité à titre d'employée du CSE. La Commission a également conclu qu'il n'existait pas suffisamment de preuve crédible démontrant qu'elle-même ou sa fille seraient exposées à une menace à leur vie ou au risque d'être torturées ou d'être victimes de traitements ou peines cruels ou inusités si elles rentraient en RDC.

Questions en litige

[4]                La demanderesse prétend que la Commission a commis une erreur en tirant les conclusions suivantes :

(1)                que le CSE s'est adonnée à des crimes contre l'humanité ou à la torture,


(2)                que la demanderesse était complice des crimes commis par le CSE, et

(3)         qu'il n'existait pas plus qu'une simple possibilité que la demanderesse et sa fille soient exposées à la persécution si elles rentraient en RDC.

[5]                De prime abord, le défendeur s'objecte à la façon dont la demanderesse a formulé les questions en litige. Dans sa demande d'autorisation, la demanderesse n'a pas invoqué l'erreur de droit comme motif de redressement, mais l'a fait dans son mémoire des arguments. Selon le défendeur, cela va à l'encontre du paragraphe 5(1) des Règles de la Cour fédérale en matière d'immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22.

[6]                Même si la demanderesse n'a pas soulevé de questions de droit dans sa demande d'autorisation, le défendeur n'en a subi aucun préjudice. Voir : Canada (M.C.I.) c. Ekuban, (2001), 200 F.T.R. 285. La demande qu'elle a formulée dans sa demande d'autorisation pour que la Cour tienne compte [traduction] « d'autres motifs » fournit une base suffisante pour permettre à la Cour d'étudier les questions de droit que la demanderesse soulève maintenant.

Norme de contrôle


[7]                Les deux parties s'entendent pour dire que la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission selon laquelle certains actes sont compris dans la définition de « crimes contre l'humanité » est la norme de la décision correcte (Mendez-Levya c. Canada (M.C.I.),2001 CFPI 523; Gonzalez c. Canada (M.C.I.) (1994), 24 Imm. L.R. (2d) 229 (C.A.F.)). Elles s'entendent également pour dire que la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission selon laquelle certains actes ont été commis est la décision manifestement déraisonnable (Mugesera c. Canada (M.C.I.), [2003] A.C.F. no 1292, 2003 CAF 325).

[8]                Pour les deux premières questions en litige, la question principale a été de savoir si le CSE et la demanderesse elle-même ont effectivement commis certains actes. La troisième question en litige se rapporte à la conclusion de fait de la Commission selon laquelle Gracia Mulumba, âgée de dix ans, ne serait pas en danger si elle rentrait en RDC. Par conséquent, la norme de contrôle pour toutes ces questions est la décision manifestement déraisonnable.

Dispositions législatives applicables

[9]              L'article 98 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), prévoit ce qui suit :

98. La personne visée aux sections E ou F de l'article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.                           

[10]            Les sections E et F de l'article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (Convention sur les réfugiés) énoncent ce qui suit :

E) Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.


F) Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser : [...] a) qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes; [...]

[11]            Le paragraphe 35 (1) de la Loi prévoit :

Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants : [...] a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre; [...]

[12]            Le paragraphe 4(3) de la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, dit ceci :

« _crime contre l'humanité » Meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation, emprisonnement, torture, violence sexuelle, persécution ou autre fait - acte ou omission - inhumain, d'une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes et, d'autre part, qui constitue, au moment et au lieu de la perpétration, un crime contre l'humanité selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel, ou en raison de son caractère criminel d'après les principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations [...]

Première question en litige : La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le                                       CSE avait commis des crimes contre l'humanité ou des actes de                                       torture?

[13]            La demanderesse renvoie à la définition de crimes contre l'humanité contenue à la section 1(F) de la Convention sur les réfugiés. Elle prétend que dans l'arrêt Sivakumar c. Canada, [1994] A.C.F. no 1145 (Sivakumar), la Cour d'appel fédérale a conclu que les actes décrits dans cette dernière disposition doivent être généralisés et cibler certains groupes, de façon systématique.

[14]            Dans la présente affaire, la demanderesse prétend que selon l'unique élément de preuve soumis à la Commission, le CSE arrêtait des individus, les harcelait et les emprisonnait pendant de courtes périodes. Elle prétend que ces activités n'étaient pas généralisées ou organisées de façon systématique et que, d'autre part, elles ne correspondent pas à la définition de crimes contre l'humanité. Elle avance qu'il n'y a pas d'élément de preuve au dossier démontrant que des individus ont été torturés alors qu'ils étaient emprisonnés par le CSE. Elle dit de plus que les allégations de mauvais traitement relatées dans un rapport préparé par Amnistie Internationale, dont le contenu est au coeur de la décision de la Commission, visaient directement les combattants de la guerre civile et la Cour d'ordre militaire, et non le CSE.

[15]            Dans l'arrêt Mugesera c. Canada (M.C.I.), [2003] A.C.F. no 1292, 2003 CAF 325, au paragraphe 52, la Cour d'appel fédérale a conclu qu'un crime contre l'humanité comportait quatre éléments essentiels, soit :

(i)           l'acte, inhumain par définition et de par sa nature, doit infliger des souffrances graves ou porter gravement atteinte à l'intégrité physique ou à la santé mentale ou physique;

ii)            l'acte doit s'inscrire dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique;

iii)           l'acte doit être dirigé contre les membres d'une population civile;

iv)           l'acte doit être commis pour un ou plusieurs motifs discriminatoires, notamment pour des motifs d'ordre national, politique, ethnique, racial ou religieux.

(Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, Tribunal pénal international pour le Rwanda, 2 septembre 1998, N. ICTR-96-4-T); R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701; Sivakumar c. Canada (M.E.I.), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.); Figueroa c. Canada (M.C.I.),

(2001) 212 F.T.R. 318 (C.A.).

[16]            La section 1(F) de la Convention sur les réfugiés exige que l'on ait « des raisons sérieuses de penser » qu'un individu a commis un crime contre l'humanité. Dans Ramirez c. Canada (M.E.I.), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.F.), la Cour a dit que cette norme constituait une norme de preuve moindre que la prépondérance des probabilités. Il appartient au gouvernement de présenter une preuve qui répond à cette norme (Srour c. Canada (M.C.I.), [1995] A.C.F. no 133.

[17]            À l'audience, la demanderesse a convenu que des crimes contre l'humanité étaient constamment commis dans la RDC. Toutefois, elle prétend qu'il n'existe pas de preuve précise de la perpétration de ces actes par le CSE. La preuve documentaire au dossier, notamment, un rapport préparé en 2000 par Amnistie International dont l'article 3.1 présenté sous forme de trousse de renseignements, fait état de la persécution constante dont sont victimes des individus qui s'opposent au gouvernement. Dans cette documentation, on décrit le CSE comme l'un des organismes responsables de l'arrestation et la détention d'adversaires politiques et de journalistes. Une fois arrêtés, la preuve laisse entendre que des individus sont ordinairement battus et torturés et qu'ils sont nombreux à subir un procès et être exécutés sans l'application régulière de la loi. D'autres éléments de preuve décrivent également des incidents particuliers concernant le traitement et le destin d'individus arrêtés par le CSE et non par d'autres organismes faisant partie de l'appareil de sécurité de la RDC. Par exemple, le rapport suivant préparé par le HCNUR :

4.4a          Question de la violation des droits de l'homme et des libertés fondamentales où qu'elles se produisent dans le monde

E/CN.4/2000/42

Rapport sur la situation des droits de l'homme dans la République démocratique du Congo, présenté par le Rapporteur spécial, M. Roberto Garretón, conformément à la résolution 1999/56 de la Commission des droits de l'Homme (HCNUR)

(Genève: HCNUR, janvier 2000)


(http:/www.unhchr.ch/Huridoca/nsf/(Symbol)/E.CN.4.2000.42.Fr/$FILE/G0010230.pdf)

(Visité le 09/01/01)

À la page 51 de ce rapport, on décrit deux incidents où des individus ont été fouettés et torturés par le CSE. Donc sur l'ensemble, le dossier confirme l'importance du CSE dans l'appareil étatique de la RDC, et il fournit un motif suffisant pour que la Commission conclue que le CSE avait participé activement à des actes illégaux commis par le régime.

Deuxième question en litige : La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la                                                 demanderesse était la complice du CSE dans la perpétration de                                       crimes?

[18]            La demanderesse prétend qu'elle n'était pas personnellement complice des crimes que le CSE aurait pu commettre. Elle prétend que ses rapports étaient de nature publique et non individuelle et qu'elle ne savait pas qu'ils étaient utilisés à des fins inappropriées. Elle avance que, conformément à la décision dans Sivakumar, précité, un individu ne peut être complice d'un crime international simplement parce qu'il est au courant de sa perpétration à moins qu'il occupe des fonctions importantes au sein de l'organisme auteur du crime ou que l'organisme ait été créé pour des « fins limitées et brutales » . Si le CSE a commis des crimes, la demanderesse prétend ne pas y être complice puisqu'elle ne jouait aucun rôle dans sa chaîne de commandement.

[19]            Les principes suivants ont été énoncés en ce qui concerne la complicité dans les crimes contre l'humanité :          


1. Un individu peut être complice d'un crime international sans qu'on puisse lui attribuer directement des omissions ou des actes précis (Sumaida c. Canada (M.C.I.), [2000] 3 C.F. 66 (C.A.)).           

2. Un individu associé à une personne ou à un organisme responsable de crimes internationaux peut être complice de ces crimes s'il y a sciemment participé ou les a tolérés (Sivakumar, précité.)

3. Un individu peut être complice d'un crime international si, ayant connaissance de ce crime, il ne prend pas de mesures pour l'empêcher ou pour se dissocier du groupe persécuteur à la première occasion, compte tenu de sa propre sécurité (Penate c. Canada (M.E.I.), [1994] 2 C.F. 79)

4. Un individu sera complice d'un crime international s'il fournit des renseignements concernant des tiers à une organisation visant un objectif limité et brutal, sachant qu'il en résultera probablement des méfaits (Horvaiz c. Canada (M.C.I.), [2002] A.C.F. no 1199)

5. Le fait d'être membre d'une organisation visant un objectif limité et brutal laisse présumer une connaissance de l'acte qu'entreprend l'organisation (Harb c. Canada (M.C.I.), [2003] A.C.F. no 108, 2003 CAF 39).

[20]            Dans la présente affaire, la Commission a tiré la conclusion suivante:


[...]La demanderesse n'était pas physiquement l'auteur des crimes contre l'humanité, mais, vu son emploi et vu ses relations étroites avec le chef du CSE, elle était complice de ces crimes. Un complice est aussi coupable que l'auteur principal du crime, soit un principe énoncé par la Cour fédérale dans l'affaire Moreno11. Cette situation peut être distinguée de ce qu'il en était dans l'affaire Ramirez12, car la demanderesse n'était pas simplement un membre d'une organisation qui commettait de temps en temps des infractions internationales, mais elle était une employée de longue date qui avait été spécialement recrutée par le chef de cet organisme de sécurité et qui acceptait de son plein gré de recueillir anonymement de l'information sur ce que disaient les gens et de faire directement rapport au chef. Elle a témoigné que, tôt dans son emploi, elle s'était rendu compte que ses rapports n'étaient pas utilisés pour la fin bienveillante pour laquelle elle avait présumé qu'ils le seraient, mais elle a malgré cela continué à fournir au CSE de l'information sur des protestataires et d'autres personnes. Elle n'a pas tenté pendant quatre ans de quitter son emploi, ce qu'elle n'a fait que lorsqu'elle a été personnellement mêlée à un conflit avec M. Ndjoku. Par conséquent, le tribunal considère que la demanderesse a participé aux activités du CSE personnellement, sciemment et de son plein gré.

                                                                    

11              Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1994] 1 C.F. 298 (C.A.)

12              Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.)

[20]       Cette déclaration semble conforme aux principes mentionnés au paragraphe 19, ci-haut. Vu ces faits et vu les éléments de preuve compris au dossier de la Cour, je ne puis considérer manifestement déraisonnable cette inférence que tire la Commission.

Troisième question en litige : La Commission a-t-elle commis une erreur en tirant la                                                    conclusion qu'il n'existait pas plus qu'une simple possibilité que                                                la demanderesse et sa fille soient victimes de persécution si elles                                          rentraient en RDC?

[21]       À la lumière des conclusions tirées sur les première et deuxième questions, conformément à l'article 98 de la Loi, cette question n'est plus pertinente pour ce qui est de la demanderesse principale. En ce qui concerne la demanderesse mineure, aucun élément de preuve n'a été soumis à la Commission pour démontrer qu'elle serait exposée à un risque si elle rentrait en RDC. Notamment, son père habite toujours dans le pays sans qu'il n'en résulte pour lui des retombées fâcheuses attribuables aux actes de la demanderesse principale.

[22]       À la lumière des conclusions énoncées précédemment, la demande est par les présentes rejetée.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1. La présente demande est rejetée.

                                                                        « K. von Finckenstein »          

                                                                                                     Juge                       

Traduction certifiée conforme

Caroline Raymond, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-3088-03

INTITULÉ :                                                    MADELEINE MANGABU BUKUMBA et

GRACIA MULUMBA

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION      

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 14 JANVIER 2004

LIEU DE L'AUDIENCE :                              CALGARY (ALBERTA)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE von FINCKENSTEIN

DATE DES MOTIFS :                                   LE 22 JANVIER 2004

COMPARUTIONS :                                                             

Stephen G. Jenuth                                              POUR LA DEMANDERESSE

Carrie Sharpe                                                    POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ho MacNeil Jenuth                                            POUR LA DEMANDERESSE                        

Calgary (Alberta)          

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                    POUR LE DÉFENDEUR

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