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Date : 20210409


Dossier : IMM-551-20

Référence : 2021 CF 310

Ottawa (Ontario), le 9 avril 2021

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

WENDLAFAN EDOUARD OUEDRAOGO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Monsieur Wendlafan Edouard Ouedraogo, est citoyen du Burkina Faso. Il sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue en novembre 2019 par la Section d’appel de l’immigration [SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [Décision]. La SAI a alors confirmé une mesure de renvoi prise en juin 2018 contre M. Ouedraogo par un agent au point d’entrée [Agent], qui avait conclu que M. Ouedraogo ne s’était pas conformé, à titre de résident permanent, à l’obligation de résidence prévue à l’article 28 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. En plus de maintenir la mesure de renvoi à l’encontre de M. Ouedraogo, la SAI a également déterminé qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.

[2] M. Ouedraogo affirme que la Décision de la SAI est déraisonnable. Il ne conteste pas la conclusion de la SAI selon laquelle il a failli à son obligation de résidence, mais il soutient que la SAI aurait erré en concluant à l’absence de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier la prise de mesures discrétionnaires en sa faveur. Il demande à la Cour d’annuler la Décision et d’ordonner qu’un autre décideur réexamine son appel. En guise de réponse, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile plaide que la Décision est raisonnable à tous égards.

[3] Pour les motifs qui suivent, je vais rejeter la demande de contrôle judiciaire de M. Ouedraogo. Compte tenu des conclusions de la SAI, de la preuve qui lui a été présentée et du droit applicable, je ne vois aucune raison d’infirmer la Décision. Les motifs de la SAI offrent une analyse détaillée de la preuve et possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Il n’y a donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

II. Contexte

A. Les faits

[4] Le 25 avril 2013, M. Ouedraogo, originaire du Burkina Faso, obtient le statut de résident permanent au Canada.

[5] À peine quatre mois plus tard, le 29 août 2013, M. Ouedraogo retourne au Burkina Faso pour porter assistance à son épouse, qui souffre alors d’une grave détresse émotionnelle. Puisqu’il a l’intention de revenir au Canada, il ne cherche pas d’emploi de nature durable au Burkina Faso.

[6] Le premier enfant de M. Ouedraogo naît le 29 octobre 2014, soit 14 mois après son retour au Burkina Faso. La grossesse est difficile et son épouse se voit contrainte d’accoucher par césarienne. M. Ouedraogo reste donc au pays pour s’occuper d’elle et de l’enfant.

[7] Le passeport de M. Ouedraogo expire en décembre 2014 mais, compte tenu des ralentissements dans le traitement des demandes de passeports au Burkina Faso, les mois passent et M. Ouedraogo ne réussit à obtenir un nouveau passeport qu’en avril 2016. À la suite de l’obtention de son passeport, M. Ouedraogo ne dispose cependant pas des fonds nécessaires pour se procurer un billet de retour pour le Canada. Il contracte alors un prêt et se procure un billet d’avion pour le 26 mai 2016. Toutefois, en raison d’un conflit avec sa belle-famille concernant son départ pour le Canada, il décide d’annuler son billet d’avion.

[8] Toutes ces années s’écoulent sans que M. Ouedraogo ne revienne au Canada. Le 9 mai 2018, la deuxième fille de M. Ouedraogo naît alors qu’il se trouve toujours au Burkina Faso. La grossesse de son épouse s’avère encore une fois difficile, et elle doit de nouveau accoucher par césarienne. Malgré ces difficultés, M. Ouedraogo achète rapidement un billet pour son retour au Canada. M. Ouedraogo rentre ainsi au Canada le 18 juin 2018, soit près de cinq ans après son départ d’août 2013, et à peine trois jours avant l’expiration sa carte de résident permanent.

[9] À son arrivée au point d’entrée, l’Agent l’avise qu’il a perdu son statut de résident permanent pour défaut de respecter l’obligation de résidence. En effet, lors de sa période quinquennale de référence s’échelonnant du 18 juin 2013 au 18 juin 2018, M. Ouedraogo n’a cumulé qu’un maigre 76 jours de résidence au Canada.

[10] M. Ouedraogo interjette aussitôt appel de la décision de l’Agent auprès de la SAI, en y invoquant des motifs humanitaires.

B. La Décision

[11] Le 10 décembre 2019, la SAI rejette l’appel de M. Ouedraogo et confirme la décision de l’Agent.

[12] Dans sa Décision, la SAI maintient la validité de la mesure de renvoi prise par l’Agent, en s’appuyant sur la preuve démontrant que M. Ouedraogo n’a effectivement été présent au Canada que pour un grand total de 129 jours depuis l’obtention de sa résidence permanente, alors qu’aux termes de l’article 28 de la LIPR, la loi exige qu’il le soit pendant au moins 730 jours pendant la seule période quinquennale de référence. Dans son appel devant la SAI, M. Ouedraogo ne contestait d’ailleurs pas avoir failli de se conformer à son obligation de résidence.

[13] La SAI refuse par ailleurs d’exercer son pouvoir discrétionnaire de prendre des mesures spéciales, comme le lui autorise l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, et de permettre à M. Ouedraogo de conserver son statut de résidant permanent malgré son manquement criant à son obligation de résidence. La SAI conclut en effet qu’il n’existe pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire, en tenant compte de l’intérêt supérieur des enfants directement touchés, justifiant la prise de mesures spéciales. Dans sa Décision, la SAI recense notamment le degré limité d’établissement de M. Ouedraogo au Canada, l’absence de tentatives raisonnables de revenir au Canada à la première occasion, le fait que ses enfants et sa famille soient établis au Burkina Faso, et le peu de bouleversements que la perte du statut de résident permanent serait susceptible de causer à M. Ouedraogo et aux membres de sa famille. La SAI juge donc que les motifs invoqués par M. Ouedraogo sont insuffisants pour faire contrepoids à son lourd manquement à l’obligation de résidence.

C. La norme de contrôle

[14] Le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire d’une décision administrative est maintenant celui établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Ce cadre d’analyse repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit désormais la norme applicable dans tous les cas. Les parties ne le contestent pas, et la Décision de la SAI est donc assujettie au contrôle selon cette norme déférentielle. D’ailleurs, la jurisprudence antérieure à Vavilov abonde en ce sens et avait déjà reconnu que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique à la question de savoir si la prise de mesures spéciales en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR est justifiée en raison de considérations d’ordre humanitaire (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa] au para 58; Dandachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 952 au para 13).

[15] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] aux para 2, 31). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99, citant notamment Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para 47, 74).

[16] Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [En italique dans l’original.] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). La norme de la décision raisonnable, je le souligne, tire toujours son origine du principe de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Vavilov aux para 13, 46, 75).

III. Analyse

[17] M. Ouedraogo maintient que la SAI aurait exercé son pouvoir discrétionnaire de manière déraisonnable en procédant à une évaluation trop serrée et erronée des facteurs applicables à une demande d’exemption pour motifs d’ordre humanitaire dans le contexte d’un appel fondé sur l’inobservation de l’obligation de résidence.

[18] Il allègue qu’en tirant ses conclusions négatives à l’égard des différents facteurs, la SAI aurait ignoré la preuve testimoniale et documentaire abondante dont elle disposait. Il soumet que son témoignage et ses soumissions écrites démontrent qu’il a dû quitter le Canada pour des motifs impérieux, soit la dépression de sa femme. M. Ouedraogo reproche aussi à la SAI sa sévérité dans l’appréciation de ses efforts d’établissement au Canada à son arrivée au pays en avril 2013 et de ses multiples tentatives de revenir au Canada alors qu’il se trouvait au Burkina Faso. Il précise que, dès son arrivée, il a cherché un premier travail et que, n’eût été la dépression de sa femme, il aurait fini par trouver un logement et aurait fait d’autres démarches d’établissement.

[19] En ce qui concerne l’absence de preuve relevée par la SAI quant à son incapacité de travailler au Burkina Faso et de continuer à subvenir aux besoins financiers de sa famille, M. Ouedraogo répond qu’il n’a pas voulu travailler au Burkina Faso en raison de son intention de ne pas y rester. Ce sont, dit-il, les complications à la grossesse de sa femme qui l’ont contraint à rester sur place auprès d’elle.

[20] Par ailleurs, selon M. Ouedraogo, la SAI n’aurait pas tenu compte de la preuve soumise et de son témoignage en concluant qu’il n’aurait pas fait d’efforts suffisants pour renouveler son passeport pendant plus d’un an. À ce chapitre, M. Ouedraogo prétend que la SAI aurait erronément fermé l’œil sur le fait qu’après la naissance de sa première fille, il devait s’occuper de l’enfant et de sa femme en raison des complications de la grossesse et assurer leur protection à la suite d’une crise politique qui avait secoué le Burkina Faso et semé l’instabilité au pays. Enfin, M. Ouedraogo soumet également que la SAI aurait erré dans son évaluation de l’impact d’un renvoi sur ses deux filles mineures et dans son appréciation du facteur relatif à l’intérêt supérieur de l’enfant. Somme toute, soumet M. Ouedraogo, la SAI avait le devoir de fonder sa Décision sur la totalité des éléments de preuve, et elle a failli à sa tâche.

[21] Les arguments invoqués par M. Ouedraogo ne me convainquent pas. Tout au contraire, j’estime que les motifs de la Décision, développés sur une cinquantaine de paragraphes, font clairement ressortir que la SAI a évalué l’ensemble des témoignages et des éléments de preuve devant elle avant de conclure que les facteurs d’ordre humanitaire invoqués par M. Ouedraogo étaient insuffisants pour justifier la prise de mesures spéciales. Telles qu’elles sont exposées, les conclusions de la SAI permettent aisément aux parties et à la Cour de comprendre comment les facteurs relatifs aux considérations d’ordre humanitaire ont été pris en compte et soupesés par la SAI, et comment la Décision a été en définitive rendue. Avant de conclure que les faits et le manquement manifeste de M. Ouedraogo à son obligation de résidence faisait pencher la balance en faveur d’un refus de sa demande, la SAI a soigneusement analysé toutes les considérations d’ordre humanitaire identifiées par M. Ouedraogo.

[22] Suivant l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs revêtent une importance de premier plan et s’affichent comme le point de départ de l’analyse. Ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite », et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov au para 79). En somme, ce sont les motifs qui permettent d’établir la justification de la décision.

[23] Or, dans le cas de M. Ouedraogo, je suis d’avis que les motifs de la SAI justifient la Décision de manière transparente et intelligible (Vavilov aux para 81, 136; Société canadienne des postes aux para 28-29; Dunsmuir au para 48). Ils démontrent que la SAI a suivi un raisonnement rationnel, cohérent et logique dans son analyse et que la Décision est conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le résultat et sur la question en litige (Société canadienne des postes au para 30, citant Vavilov aux para 105-107).

[24] L’alinéa 67(1)c) de la LIPR, je le rappelle, habilite la SAI à faire droit à un appel porté devant elle lorsqu’elle est d’avis, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché, que des motifs d’ordre humanitaire justifient la prise de mesures spéciales. Or, après avoir examiné et apprécié toutes les circonstances de l’affaire et tous les facteurs pertinents, la SAI pouvait certainement conclure que les facteurs d’ordre humanitaire ne faisaient aucunement contrepoids au défaut flagrant de M. Ouedraogo de se conformer à son obligation de résidence. En bout de piste, les erreurs alléguées par M. Ouedraogo ne m’amènent pas, loin de là, « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » (Vavilov au para 122).

[25] J’ajoute qu’il n’est pas nécessaire que les motifs d’une décision soient parfaits ou même exhaustifs. Il suffit qu’ils soient compréhensibles. La norme de contrôle de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91). Cette norme exige que la cour de révision commence par la décision et la reconnaissance du fait que le décideur administratif détient la responsabilité première d’effectuer les déterminations factuelles. La cour de révision examine les motifs, le dossier et le résultat et, s’il existe une explication logique et cohérente justifiant le résultat obtenu, elle s’abstient d’intervenir. C’est le cas ici.

[26] Je note au passage que M. Ouedraogo reconnaît d’emblée que, dans sa Décision, la SAI s’est correctement fondée sur les critères reconnus par la jurisprudence pour déterminer si des motifs d’ordre humanitaire peuvent justifier la prise de mesures spéciales aux termes du paragraphe 67(1)c) de la LIPR (Ugwueze c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 713 au para 18; Samad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 30 au para 18; Ambat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 292 au para 27). Il est utile de les résumer à nouveau. Dans un cas d’appel interjeté par un ou une résident(e) permanent(e) ayant manqué à son obligation de résidence, ces critères incluent :

  • l’étendue du manquement à l’obligation de résidence;

  • les raisons du départ du Canada;

  • les raisons du séjour continu ou prolongé à l’étranger;

  • les tentatives raisonnables du ou de la résident(e) permanent(e) de revenir au Canada à la première occasion;

  • le degré d’établissement initial et subséquent du ou de la résident(e) permanent(e) au Canada;

  • ses contacts réguliers avec les membres de sa famille au Canada;

  • les difficultés et bouleversements que la perte du statut de résident ou de résidente permanent(e) et le retour dans son pays d’origine serait susceptible de causer au ou à la résident(e) permanent(e) et aux membres de sa famille au Canada;

  • sa situation alors qu’il ou elle vivait à l’étranger;

  • l’intérêt supérieur des enfants directement touchés; et

  • l’existence d’autres circonstances spéciales ou particulières justifiant la prise de mesures spéciales.

[27] Je précise que, dans tous les cas, l’appréciation des facteurs d’ordre humanitaire s’opère en regard de la sévérité du manquement à l’obligation de résidence qui a mené à la mesure de renvoi. Or, M. Ouedraogo n’a vécu que 76 jours au Canada pendant la période quinquennale de référence avant son retour précipité en juin 2018, et il a donc été absent du Canada environ 90% du temps requis par l’exigence légale minimale de résidence de 730 jours imposée par l’article 28 de la LIPR. Il va sans dire qu’il s’agit là d’un déficit significatif et, dans les circonstances, il était raisonnable pour la SAI d’exiger que les motifs d’ordre humanitaire justifiant de maintenir le statut de résident permanent de M. Ouedraogo malgré une telle carence soient proportionnels à la gravité du manquement pour y faire contrepoids (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 394 au para 12).

[28] Je me tourne maintenant vers certains arguments plus précis avancés par M. Ouedraogo.

[29] Eu égard à son établissement au Canada, la Décision révèle que les efforts déployés par M. Ouedraogo à son arrivée au Canada en 2013 se sont résumés à se trouver un emploi contractuel et à partager un appartement, sans plus. Aucune preuve n’a été déposée devant la SAI quant à l’ouverture d’un compte bancaire, l’obtention d’un permis de conduire, l’acquisition d’un logement ou de toute autre action qui aurait pu refléter un degré d’établissement plus tangible. Les seuls efforts d’établissement plus soutenus de M. Ouedraogo sont apparus à la suite de son retour en juin 2018, postérieurement à la période de référence pour laquelle il est réputé ne pas avoir satisfait à son obligation de résidence. La SAI était donc justifiée de n’y accorder qu’un poids limité.

[30] La SAI a aussi abondamment analysé les raisons ayant poussé M. Ouedraogo à devoir quitter le Canada, pour aller rejoindre sa femme qui souffrait de détresse émotionnelle. En ce qui a trait à la situation de M. Ouedraogo alors qu’il était à l’extérieur du Canada, la SAI a revu en détail les différents événements ayant nui à sa capacité de pouvoir revenir au Canada. La SAI a ainsi considéré les problèmes de santé post-partum de l’épouse de M. Ouedraogo, ses obstacles financiers, ses difficultés à obtenir un passeport, ainsi que les conflits avec sa belle-famille. Loin de rester sourde à ces circonstances, la SAI les a analysées pour constater que, somme toute, les efforts de M. Ouedraogo pour revenir au Canada pendant la période charnière se sont avérés plutôt timides. Après étude de ces facteurs, la SAI a déterminé que la situation ne résultait pas de considérations d’ordre humanitaire qu’elle pouvait retenir, car les motifs d’absence de M. Ouedraogo au Canada découlaient de ses choix personnels sans être la conséquence d’événements indépendants de sa volonté. Je ne décèle rien de déraisonnable dans cette analyse de la SAI.

[31] Il était aussi loisible à la SAI d’accorder peu de crédibilité à l’explication avancée par M. Ouedraogo voulant qu’il fût empêché de revenir au Canada à la première occasion, en raison du devoir qui lui incombait de rester auprès de son épouse afin de la soutenir, elle et sa fille, à la suite de l’accouchement. En effet, la SAI a constaté que, placé dans des circonstances similaires après la naissance de son deuxième enfant, M. Ouedraogo a tout de même été en mesure de quitter rapidement le Burkina Faso pour revenir s’installer au Canada, tout juste avant l’expiration de son statut de résident permanent.

[32] Par ailleurs, la SAI a noté que les membres de la famille de M. Ouedraogo vivent au Burkina Faso et que sa femme y travaille. Ses filles, âgées de cinq et un an lors de l’audition devant la SAI, y vivent avec leur mère et leur famille élargie. Ces dernières ne sont établies d’aucune façon au Canada. Aussi, une réunification de la famille au Canada ou même un établissement n’étaient donc aucunement prévus dans un avenir rapproché.

[33] Enfin, la preuve au dossier ne contenait pas d’éléments relatifs à l’intérêt supérieur des enfants ou démontrant les difficultés découlant de la perte du statut de résident permanent de M. Ouedraogo au Canada. Rien ne permet de questionner l’analyse de la SAI à cet égard. Il appert en effet de la Décision que la SAI a pris en considération les facteurs liés au bien-être émotionnel, social, culturel et physique des deux enfants en évaluant leur âge, leur degré de dépendance avec leur père, leur degré d’établissement au Canada, leur lien avec le Burkina Faso et les conditions qui règnent dans ce pays, leur condition de santé, les conséquences sur leur éducation ainsi que des questions relatives au sexe des enfants (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 40). Encore une fois, rien dans la Décision ne permet de cautionner l’argument de M. Ouedraogo voulant que la SAI ait ignoré la preuve devant elle.

[34] Il est bien reconnu qu’un décideur administratif est présumé avoir soupesé et examiné l’ensemble de la preuve qui lui est présentée, à moins que le contraire ne soit établi (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL) au para 1). Au surplus, l’omission de mentionner un élément particulier de preuve ne signifie pas qu’il ait été ignoré ou écarté (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16), et un décideur n’est pas tenu de référer à tous les éléments de preuve qui étayent ses conclusions. Ce n’est que lorsque le tribunal est muet au sujet d’éléments de preuve qui favorisent clairement une conclusion contraire que la Cour peut intervenir et inférer que le tribunal n’a pas tenu compte d’éléments de preuve contradictoires lorsqu’il a tiré sa conclusion de fait (Ozdemir c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 CAF 331 aux para 9-10; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) [Cepeda‑Gutierrez] aux para 16-17). Cependant, la décision Cepeda‑Gutierrez ne permet pas d’affirmer que la simple omission de mentionner des éléments de preuve importants allant à l’encontre de la conclusion du tribunal a automatiquement pour effet de rendre la décision déraisonnable et d’entraîner son annulation. Bien au contraire, la décision Cepeda‑Gutierrez mentionne que ce n’est que lorsque les éléments de preuve oubliés sont essentiels et contredisent directement la conclusion du tribunal que la cour de révision peut en inférer que le tribunal n’a pas tenu compte des éléments dont il disposait. Ce n’est pas le cas en l’espèce, et M. Ouedraogo n’a d’ailleurs référé la Cour à aucun élément de preuve de cette nature.

[35] Je peux comprendre que M. Ouedraogo puisse être en désaccord avec l’évaluation faite par la SAI qui ne lui a pas donné raison et contester le poids attribué aux différents facteurs en cause. Toutefois, il n’appartient pas à la Cour de modifier l’importance accordée par la SAI aux différentes considérations d'ordre humanitaire. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour n’est pas autorisée à substituer sa propre évaluation de la preuve à celle du décideur administratif. La déférence envers un décideur administratif inclut notamment une déférence à l’égard de ses conclusions et de son appréciation de la preuve (Société canadienne des postes au para 61). La cour de révision doit en fait éviter « de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55, citant Khosa au para 64). J’ajoute qu’à titre de tribunal administratif d’appel, la SAI détient une expertise considérable pour entendre et trancher des appels sous le régime de la LIPR, ce qui commande donc à cette Cour de lui accorder un degré élevé de déférence (Khosa au para 58; Li c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 451 au para 26; Charabi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1184 au para 21). Dans le cas présent, les arguments soulevés par M. Ouedraogo, et ses récriminations répétées quant aux erreurs de la SAI dans son « évaluation » ou son « appréciation » de la preuve, expriment davantage son désaccord avec l’analyse de la preuve et avec la pondération des différents facteurs effectuées par la SAI dans le cadre de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et de son expertise. M. Ouedraogo invite en fait la Cour à procéder à un redécoupage de la preuve qui lui soit plus favorable et à faire une nouvelle appréciation des motifs d’ordre humanitaire analysés par la SAI. Or, ce n’est pas le rôle de la Cour de se prêter à un tel exercice.

[36] Le contrôle sous la norme de la décision raisonnable vise à comprendre le fondement sur lequel repose la décision et à identifier si elle comporte une lacune suffisamment capitale ou importante, ou révèle une analyse déraisonnable (Vavilov aux para 96-97, 101). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de révision que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov au para 100). En l’espèce, je suis satisfait que l’on peut suivre le raisonnement de la SAI sans se buter sur une faille décisive sur le plan de la rationalité ou de la logique, et que les motifs contiennent un mode d’analyse qui pouvait raisonnablement amener la SAI, au regard de la preuve et des contraintes juridiques et factuelles pertinentes, à conclure comme elle l’a fait (Vavilov au para 102; Société canadienne des postes au para 31). La Décision ne souffre d’aucune lacune grave qui viendrait entacher l’analyse et qui serait susceptible de porter atteinte aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

[37] Il est bon, en terminant, de rappeler qu’une exemption pour motifs d’ordre humanitaire demeure une mesure d’exception, hautement discrétionnaire par surcroît, qui ne peut pas s’appliquer à la légère (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 au para 15; Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 au para 15; Adams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1193 au para 30). La SAI jouit, en cette matière, d’un très large pouvoir discrétionnaire et il lui appartient, dans l’exercice de ce pouvoir, de déterminer, aux termes de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, à la fois en quoi consistent les motifs d’ordre humanitaire pertinents et en quoi, eu égard à l’ensemble des circonstances, la prise de mesures spéciales serait justifiée. Or, il ne s’agit pas ici d’une situation où certains des indices permettant habituellement de conclure à l’existence de considérations d’ordre humanitaire étaient présents et d’autres, non. Le cas de M. Ouedraogo présente plutôt une situation où chacun des indicateurs traditionnels sur lesquels reposent normalement les considérations d’ordre humanitaire et la prise de mesures spéciales était tout simplement absent, qu’il s’agisse du degré d’établissement au Canada, des efforts déployés pour y revenir, des difficultés qui pourraient être éprouvées, de l’intérêt d’un enfant à protéger ou des liens familiaux à préserver.

IV. Conclusion

[38] Pour l’ensemble de ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de M. Ouedraogo est rejetée. Je ne relève rien d’irrationnel dans le processus décisionnel suivi par la SAI ou dans ses conclusions. J’estime plutôt que l’analyse faite par la SAI possède les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité, et que la Décision n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la Décision soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur administratif est assujetti. C’est le cas en l’espèce.

[39] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je conviens qu’il n’y en a pas ici.


JUGEMENT au dossier IMM-551-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens;

  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-551-20

 

INTITULÉ :

WENDLAFAN EDOUARD OUEDRAOGO c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE MONTRÉAL (QUÉBEC) ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 AVRIL 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 AVRIL 2021

 

COMPARUTIONS :

Mohamed Diaré

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Zoé Richard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Mohamed Diaré, Avocat

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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