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Date : 20040930

Dossier : IMM-2748-03

Référence : 2004 CF 1340

OTTAWA (ONTARIO), LE 30 SEPTEMBRE 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE

ENTRE :

                                                             NIKO BEGOLLARI

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE

[1]                La Cour statue sur une demande de contrôle judiciaire d'une décision en date du 19 mars 2003 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé de reconnaître au demandeur la qualité de réfugié au sens de la Convention et celle de personne à protéger. Le demandeur sollicite une ordonnance annulant cette décision.


Genèse de l'instance

[2]                Niko Begollari est un citoyen albanais né le 16 avril 1959. Il affirme craindre avec raison d'être persécuté du fait de ses opinions politiques en tant que membre et sympathisant actif du Parti démocratique albanais (le PD). Il affirme de plus avoir qualité de personne à protéger parce qu'il serait personnellement exposé soit au risque d'être soumis à la torture, soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités s'il devait retourner en Albanie.

[3]                Le demandeur explique qu'il a adhéré au PD en 1995. Il a ensuite ouvert un atelier de vêtements et il a fait don de tee-shirts arborant le nom du Parti et celui de ses candidats, ainsi que des bannières et d'autres articles promotionnels. Le demandeur souligne également que lui et sa femme ont fourni un apport financier non négligeable au PD.

[4]                Le demandeur explique qu'il a commencé à avoir des ennuis en raison de son engagement au sein du PD au début de l'an 2000, lorsque la police l'a battu et a lancé deux bombes contre sa voiture et son domicile. À la fin de 2000, le demandeur aurait été détenu, avec d'autres membres du PD, par la police, qui les aurait battus et menacés de représailles s'ils continuaient à militer pour le Parti. Le demandeur relate aussi d'autres incidents : ainsi, on a saccagé son atelier, on lui a fait des menaces au téléphone, on l'a battu et on a volé de la marchandise dans son camion. À l'audience, le demandeur a témoigné que ses problèmes attribuables à ses activités au sein du PD remontent à une période antérieure à 1999.


[5]                Une audience s'est ouverte le 11 mars 2003 pour décider du sort de la demande d'asile du demandeur. Dans les motifs qu'elle a prononcés le 19 mars 2003, la Commission a rejeté la demande d'asile du demandeur et a jugé non crédibles ses affirmations qu'il était un partisan convaincu et un membre actif du PD. La Commission a également conclu qu'il ressortait des éléments de preuve documentaires relatifs à l'Albanie qu'une personne ayant le profil du demandeur ne s'exposerait pas à un risque sérieux d'être persécutée à son retour en Albanie.

[6]                À l'ouverture de l'audience, la Commission a expliqué que les principales questions à trancher étaient celle de la crédibilité et celle de l'identité du demandeur en tant que membre et partisan actif du PD.

[7]                En plus de témoigner devant la Commission, le demandeur a produit un carnet de membre du PD, des reçus faisant état de ses contributions financières au PD et des photographies démontrant ses liens avec le Parti. Le demandeur a expliqué qu'alors qu'il était en route pour le Canada, on lui a volé le livret qui lui avait été remis lorsqu'il avait adhéré au parti en 1995 et il a précisé que son père avait par la suite acquis le carnet de remplacement du PD qui a été soumis à la Commission. Il a expliqué que son père avait obtenu sans difficulté le carnet en question et qu'il n'avait probablement passé pas plus qu'une dizaine de minutes au bureau du PD avant qu'on le lui délivre.

[8]                La Commission a relevé plusieurs problèmes en ce qui concerne le carnet du PD. Premièrement, à l'époque où le carnet aurait été délivré une seconde fois, le PD avait cessé d'utiliser un carnet et l'avait remplacé par une carte de membre. La Commission a constaté que le demandeur n'avait pas su expliquer pourquoi on avait remis à son père un livret de membre périmé plutôt que la carte déjà en usage.

[9]                Deuxièmement, le demandeur affirmait avoir adhéré au parti en 1995, alors que le carnet précisait qu'il en était devenu membre en avril 1996. La Commission a toutefois accepté l'explication du demandeur suivant laquelle les bureaux du PD avaient été incendiés et les archives avaient été détruites, de sorte que le commis qui avait délivré le carnet avait probablement inscrit une date approximative.

[10]            Troisièmement, le demandeur n'a pas pu expliquer pourquoi le livret portait la date de juillet 1996 comme date de délivrance, alors que, d'après son témoignage, c'est seulement après son arrivée au Canada, en juin 2001, que son père s'était procuré le document.

[11]            Quatrièmement, le demandeur ne pouvait expliquer pourquoi, si toutes les notes du livret avaient été consignées en l'espace de dix minutes, on avait utilisé trois types d'encre différents pour inscrire le montant de ses présumées cotisations mensuelles. La Commission a jugé invraisemblable que le commis ait changé de plume à deux reprises au cours de l'opération. La Commission a accordé peu de valeur au carnet à cause de ces contradictions.


[12]            Le demandeur a par ailleurs soumis des reçus démontrant qu'il avait versé en tout 125 $US au PD. La Commission a estimé que ces contributions financières n'étaient pas suffisantes pour que le demandeur et sa famille puissent être considérés comme des sympathisants importants du PD.

[13]            Finalement, la Commission s'est penchée sur la question de savoir si le demandeur avait raison de craindre d'être persécuté s'il devait retourner en Albanie. Après avoir examiné la preuve documentaire concernant la situation qui existait en Albanie, la Commission a conclu que, malgré certains cas isolés de persécution et de mauvais traitements de partisans du PD, c'était surtout des journalistes et des représentants en vue du Parti qui étaient ciblés. La Commission a estimé que, comme le demandeur n'était ni un journaliste ni un dirigeant du PD, sa participation par de modestes contributions financières était minime et que certaines de ces contributions étaient en nature, et compte tenu de son adhésion probable et de sa présence à quelques réunions et rassemblements du PD, que le témoignage du demandeur selon lequel sa famille et lui avaient été à plusieurs reprises victimes de persécution n'était pas crédible.


[14]            En conclusion, la Commission a refusé de reconnaître au demandeur la qualité de réfugié au sens de la Convention, étant donné qu'il ne craignait pas avec raison d'être persécuté en Albanie pour un des motifs prévus par la Convention. La Commission a également conclu que le demandeur n'avait pas qualité de personne à protéger puisque son renvoi en Albanie ne l'exposerait pas personnellement à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou de peines cruels et inusités, et qu'il n'y avait pas de motifs sérieux de croire que son renvoi en Albanie l'exposerait personnellement au risque d'être soumis à la torture.

Question en litige

[15]            La Commission a-t-elle commis une erreur justifiant la révision de sa décision?

Dispositions législatives applicables

[16]            Le paragraphe 96(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) dispose :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention - le réfugié - la personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

. . .

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themselves of the protection of each of those countries; or

. . .


Analyse et décision

[17]            Le demandeur affirme que la Commission n'a pas appliqué le bon critère pour refuser de lui reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention. Le défendeur soutient pour sa part que la Commission a appliqué le bon critère. Voici ce que la Commission déclare à la page sept de sa décision :

J'estime de plus que, si le demandeur en cause devait retourner maintenant en Albanie et s'en tenir au même rôle politique que celui qu'il a joué auparavant, il n'existe pas, selon la prépondérance des probabilités, de sérieuse possibilité qu'il soit persécuté ou qu'il soit personnellement exposé soit au risque d'être soumis à la torture, soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités.

[18]            La Cour a déjà expliqué que l'expression « craindre avec raison d'être persécuté » que l'on trouve dans la définition du réfugié au sens de la Convention comporte deux volets. Le premier volet est la crainte subjective de persécution qu'éprouve le demandeur et le second, la composante objective. Dans l'arrêt Rajudeen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1984), 55 N.R. 129 (C.A.F.), la Cour d'appel fédérale déclare, à la page 134 :

. . . La présente Cour, ainsi que la Cour suprême du Canada, a indiqué dans un certain nombre d'arrêts quelles étaient les composantes subjective et objective nécessaires pour satisfaire à la définition de réfugié au sens de la Convention. L'élément subjectif se rapporte à l'existence de la crainte de persécution dans l'esprit du réfugié. L'élément objectif requiert l'appréciation objective de la crainte du réfugié pour déterminer si elle est fondée. D'après le dossier en l'espèce, la preuve ne permet qu'une seule conclusion, c'est-à-dire, que le requérant craint d'être persécuté et que cette crainte est manifestement fondée.

[19]            Dans son ouvrage Immigration Law and Practice, vol. 1, édition à feuilles mobiles, Markham (Ontario), lorne Waldman, 1992), l'auteur Waldman explique, au paragraphe § 8.57 :


[TRADUCTION]

b) Norme de la prépondérance de la preuve

§ 8.57 La SSR commet aussi une erreur si elle impose au demandeur d'asile une norme de preuve trop rigoureuse. Il suffit que le demandeur d'asile convainque le tribunal, suivant la prépondérance de la preuve, qu'il a raison de craindre d'être persécuté. Qui plus est, le critère de la crainte justifiée est purement objectif. Le tribunal est chargé d'apprécier les aspects du témoignage du demandeur d'asile qu'il juge crédibles pour décider si la crainte de persécution repose sur un fondement objectif. Pour prendre cette décision, la SSR doit déterminer s'il existe plus qu'une simple possibilité de persécution [...]

Et au paragraphe § 8.60.1 :

[TRADUCTION]

§ 8.60.1 On peut dégager les principes suivants de la jurisprudence de la Cour fédérale en ce qui concerne les principes applicables au critère :

(i)             Le critère permettant de déterminer le bien-fondé de la crainte de persécution du demandeur est purement objectif.

(ii)           Pour répondre à ce critère, le demandeur n'a pas à démontrer qu'il existe une probabilité de persécution, c'est-à-dire qu'il serait plus probable qu'il soit persécuté que le contraire. Il lui suffit qu'il démontre qu'il « craint avec raison » d'être persécuté ou qu'il existe « un risque raisonnable » ou une « sérieuse possibilité » de persécution.

(iii)          Le critère exige que le demandeur d'asile démontre qu'il existe davantage qu'une simple ou minime possibilité de persécution. Le seuil minimal est la simple possibilité et tout ce qui dépasse la simple possibilité constitue une sérieuse possibilité. De fait, la constatation de l'existence d'un « simple risque » suffirait à justifier la conclusion que le demandeur d'asile a raison de craindre d'être persécuté.

(iv)          En raison de la nature de la norme de preuve applicable, le demandeur n'a pas à convaincre le tribunal du bien-fondé objectif de sa crainte de persécution. Il suffit de le convaincre, selon la prépondérance de la preuve, que la crainte est fondée. La Commission commet donc une erreur si elle oblige le demandeur d'asile à la « convaincre » ou à démontrer qu'il est « probable » qu'il soit persécuté.

[20]            Dans l'arrêt Ponniah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] A.C.F. no 359 (C.F. 1re inst.) (QL), la Cour d'appel fédérale déclare, aux pages 2 et 3 :


Dans l'affaire Adjei, le juge MacGuigan a écrit au nom de la Cour :

Il n'est pas contenté que le critère objectif ne va pas jusqu'à exiger qu'il y ait probabilité de persécution. En d'autres termes, bien que le requérant soit tenu d'établir ses prétentions selon la prépondérance des probabilités, il n'a tout de même pas à prouver qu'il serait plus probable qu'il soit persécuté que le contraire. En effet, dans l'arrêt Arduengo c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, (1981), 40 N.R. 436 (C.A.F.), à la page 437, le juge Heald, de la Section d'appel, a dit ce qui suit.

Par conséquent, j'estime que la Commission a commis une erreur en exigeant que le requérant et son épouse démontrent qu'ils seraient persécutés alors que la définition légale précitée exige seulement qu'ils établissent qu'ils « craignent avec raison d'être persécutés » . Le critère imposé par la Commission est plus rigoureux que celui qu'impose la loi.

Les parties ont convenu que l'on peut correctement décrire le critère applicable en parlant de « possibilité raisonnable » : existe-t-il une possibilité raisonnable que le requérant soit persécuté s'il retournait dans son pays d'origine?

Nous adopterions cette formulation, qui nous semble équivalente à celle utilisée par le juge Pratte, de la Section d'appel, dans Seifu c. Commission d'appel de l'immigration (A-277-82, en date du 12 janvier 1983, non publié) :

... que pour appuyer la conclusion qu'un requérant est un réfugié au sens de la Convention, il n'est pas nécessaire de prouver qu'il « avait été ou serait l'objet de mesures de persécution; ce que la preuve doit indiquer est que le requérant craint avec raison d'être persécuté pour l'une des raisons énoncées dans la Loi » . [C'est moi qui souligne].

Les expressions telles que « [craint] avec raison » et « possibilité raisonnable » signifient d'une part qu'il n'y a pas à y avoir une possibilité supérieure à 50 % (c'est-à-dire une probabilité), et d'autre part, qu'il doit exister davantage qu'une possibilité minime. Nous croyons qu'on pourrait aussi parler de possibilité « raisonnable » ou même de « possibilité sérieuse » , par opposition à une simple possibilité.

Aux termes de la décision Adjei, un demandeur n'a pas à prouver qu'il serait plus probable qu'il soit persécuté que le contraire. Il doit établir qu'il craint « avec raison » d'être persécuté ou qu'il existe une « possibilité raisonnable » de persécution.

Il ressort de la définition des expressions « avec raison » et « possibilité raisonnable » donnée dans la décision Adjei que celles-ci visent toute la zone contenue entre les limites supérieures et inférieures. L'exigence est moindre qu'une possibilité à 50 % (c.-à-d. une probabilité), mais supérieure à une possibilité minimale ou à une simple possibilité. Il n'y a pas d'exigence intermédiaire : entre ces deux limites, le demandeur craint « avec raison » .

Si, comme la Commission l'a écrit, le demandeur [TRADUCTION] « [ ... ] peut faire face à plus qu'une simple possibilité [ ... ] » de persécution, il a franchi la limite inférieure et a établi qu'il craignait « avec raison » d'être persécuté ou qu'il y avait une « possibilité raisonnable » de persécution.


[21]            J'ai examiné le critère énoncé par la Commission et en raison de la façon dont il est formulé, je ne suis pas en mesure de déterminer si la Commission a appliqué le critère de la « prépondérance de la preuve » pour se prononcer sur le volet objectif de la crainte justifiée de persécution ou, en d'autres termes, pour déterminer s'il existe un risque raisonnable ou une sérieuse possibilité que le demandeur soit persécuté. Si le critère appliqué pour se prononcer sur le fondement objectif de la crainte de persécution du demandeur était celui de la prépondérance de la preuve, c'était une erreur. Comme la décision ne permet pas de savoir quel critère la Commission a appliqué, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et la décision de la Commission doit être annulée.

[22]            Aucune des parties n'a proposé la certification d'une question grave de portée générale.

ORDONNANCE

[23]            LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l'affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu'il réexamine l'affaire.

                                                                            _ John A. O'Keefe _                

                                                                                                     Juge                            

Ottawa (Ontario)

Le 30 septembre 2004

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                 IMM-2748-03

INTITULÉ :                NIKO BEGOLLARI

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 1er JUIN 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE O'KEEFE

DATE DES MOTIFS :                                   LE 30 SEPTEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Michael Crane                                                   POUR LE DEMANDEUR

Alison Engel                                                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Crane                                                   POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg, c.r.                                       POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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