Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210326


Dossier : T‑630‑20

Référence : 2021 CF 270

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 mars 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

CLIFTON GOFFE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Clifton Goffe, demande le contrôle judiciaire d’une décision d’un président indépendant du tribunal disciplinaire de l’Établissement de Warkworth (Warkworth), un pénitencier fédéral géré par le Service correctionnel du Canada (SCC). Le président indépendant a déclaré le demandeur coupable d’au moins une infraction disciplinaire aux termes de l’article 40 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la LSCMLC).

[2] Le demandeur prétend que le président indépendant a agi de façon déraisonnable en n’enquêtant pas sur les motifs de l’absence du demandeur à son audience disciplinaire, en ne tenant pas compte de la possibilité d’une légitime défense et en n’indiquant pas l’infraction disciplinaire pour laquelle le demandeur a été déclaré coupable.

[3] Comme il est exposé de façon détaillée ci‑dessous, je conclus que la décision du président indépendant est déraisonnable. J’accueille donc la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Faits

A. Le demandeur

[4] Le demandeur est un détenu fédéral dont la mobilité est compromise. Il utilise une canne ou un déambulateur et il marche lentement.

[5] Le 8 avril 2019, alors qu’il était incarcéré à Warkworth, le demandeur a eu une altercation avec un autre détenu, M. Nelson De Jesus, qui distribuait de la nourriture à l’époque. Le demandeur s’est mis en colère et a invectivé M. De Jesus après que ce dernier lui aurait volé une partie de son repas. En réponse, M. De Jesus lui a lancé une miche de pain et un contenant de beurre. Le demandeur a alors pris sa canne et a commencé à donner des coups en direction de M. De Jesus. Les agents du SCC ont ordonné au demandeur de reculer et de déposer sa canne, mais il a refusé de le faire et a frappé M. De Jesus plusieurs fois avec sa canne. Les agents du SCC sont finalement intervenus et ont mis fin à l’altercation.

[6] Le ou vers le 18 juin 2019, une audience a été tenue pour qu’une décision soit rendue au sujet des accusations d’infraction disciplinaire portées contre le demandeur des suites de l’incident mentionné ci‑dessus. Le demandeur ne s’est pas présenté à son audience. Les parties contestent les motifs de l’absence du demandeur : ce dernier soutient qu’il s’est rendu lentement à l’audience, mais qu’il n’est pas arrivé à temps, tandis que le défendeur soutient que Mme Jennifer McCarthy, une agente du SCC, a tenté d’escorter le demandeur à l’audience, mais que ce dernier refusait de s’y présenter. Il n’est pas contesté que Mme McCarthy s’est présentée à l’audience disciplinaire du demandeur et informé le président indépendant que le demandeur refusait de s’y présenter, après quoi le président indépendant a donc procédé à l’audience in abstentia.

[7] Comme l’avocat du demandeur l’a reconnu à juste titre, la Cour, lors du contrôle judiciaire, ne peut déterminer les faits litigieux en se fondant sur deux affidavits qui sont tout aussi crédibles, mais qui divergent. S’il y a lieu, il faut privilégier la version des faits du défendeur, étant donné que le demandeur assume le fardeau de la preuve (Njagi c Canada (Procureur général), 2020 CF 998 au para 24). Je me concentrerai donc uniquement sur la décision du président indépendant et non sur les irrégularités procédurales qui l’auraient entourée.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[8] Les motifs de la décision du président indépendant sont brefs et figurent dans une transcription de l’audience disciplinaire du demandeur. Le président indépendant a exposé ce dont le demandeur était accusé : désobéir à un ordre légitime d’un membre du personnel aux termes de l’alinéa 40a) de la LSCMLC et se livrer ou menacer de se livrer à des voies de fait ou prendre part à un combat aux termes de l’alinéa 40h). Le président indépendant a ensuite demandé à Mme McCarthy d’indiquer son nom aux fins du dossier. Par la suite, le président indépendant a fourni les motifs suivants :

[traduction]

L’agente McCarthy a indiqué que M. Goffe avait refusé d’assister à l’audience prévue pour le procès. L’agente est disponible. Cette affaire sera instruite in abstentia.

Selon la preuve dont je suis saisi, M. Goffe, d’après le rapport d’observation, a été condamné à un confinement. Il avait couru jusqu’à la passerelle. Une altercation a été observée entre M. Goffe et le délinquant De Jesus. Selon les rapports d’observation, M. De Jesus a été exhorté à s’asseoir sur les escaliers, et M. Goffe a été menotté et amené en isolement pour décontamination après une pulvérisation d’OC. Il y aura une conclusion de culpabilité.

[9] Le président indépendant a conclu l’audience en fixant l’amende imposée au demandeur à titre de sanction.

[10] Le président indépendant a examiné quatre rapports d’observation, qui avaient été rédigés par des agents du SCC ayant constaté l’altercation entre le demandeur et M. De Jesus ou ses conséquences. Les rapports d’observation tiennent compte des faits décrits au paragraphe 5 de la présente décision.

III. La question en litige et norme de contrôle

[11] La seule question en litige que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision du président indépendant est raisonnable.

[12] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la décision du président indépendant est celle de la décision raisonnable. Je suis du même avis (Perron c Canada (Procureur général), 2020 CF 741 (Perron) au para 45, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) au para 23; voir aussi Schmit c Canada (Procureur général), 2016 CF 1293 aux para 19 à 20, et les décisions qui y sont citées).

[13] Le caractère raisonnable est une norme d’examen fondée sur la déférence, mais robuste (Vavilov aux para 12 à 13). La Cour doit se prononcer sur la question de savoir si la décision qui fait l’objet du contrôle, y compris sa justification et son issue, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov au para 15). Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov au para 85. Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences (Vavilov aux para 88 à 90, 94, 133 à 135).

[14] Les motifs fournis dans une décision servent de point de départ du contrôle (Vavilov au para 84). Les motifs d’une décision n’ont pas besoin d’être parfaits; tant qu’ils permettent à la cour de révision de comprendre pourquoi le décideur a pris sa décision et de trancher la question de savoir si la conclusion appartient aux issues acceptables, la décision sera normalement raisonnable (Beddows c Canada (Procureur général), 2020 CAF 166 au para 25, citant Vavilov au para 91). Cependant, lorsque le décideur omet de justifier, dans les motifs, un élément essentiel de sa décision, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance, la décision est, en règle générale, déraisonnable (Vavilov au para 98).

[15] Pour qu’une décision soit déraisonnable, le demandeur doit établir que la décision comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov au para 100). Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur, et elle ne doit pas modifier les conclusions de fait en l’absence de circonstances exceptionnelles (Vavilov au para 125).

IV. Analyse

[16] L’alinéa 43(2)a) de la LSCMLC prévoit qu’une audience disciplinaire peut avoir lieu sans le détenu accusé présent si celui‑ci décide de ne pas y assister. Le président indépendant a suivi cette disposition lorsqu’il a procédé à l’audience du demandeur in abstentia. La question est de savoir s’il était raisonnable de la part du président indépendant de conclure que le demandeur avait décidé de ne pas être présent. À mon avis, ce n’était pas le cas.

[17] La conclusion du président indépendant selon laquelle le demandeur avait décidé de ne pas être présent n’a pas été tirée conformément aux obligations inquisitoires du président indépendant. Les éléments de preuve versés au dossier indiquent que Mme McCarthy a informé le président indépendant que le demandeur refusait de se présenter à son audience et que le président indépendant a accepté cette déclaration sans se renseigner davantage. Le président indépendant n’a pas demandé à Mme McCarthy pourquoi le demandeur refusait de se présenter à l’audience ni tenté d’examiner le point de vue du demandeur. On ne sait pas trop si le président indépendant était au courant des raisons de l’absence du demandeur – le demandeur peut avoir refusé de se présenter à l’audience en raison d’une urgence médicale, auquel cas il serait peu probable que son absence était volontaire, ou simplement parce qu’il ne voulait pas participer à l’instance.

[18] Les audiences disciplinaires sont des instances inquisitoires et non des instances contradictoires : le président indépendant est tenu « d’étudier l’affaire pleinement et équitablement ou, autrement dit, d’examiner les deux côtés de la question » (Perron au para 52, citant Hendrickson/Kent Institution, [1990] ACF no 19, 32 FTR 296 (CF 1re inst) (Hendrickson) au para 10). La nature inquisitoire du processus peut emporter l’obligation de la part du président indépendant d’interroger les témoins (Perron au para 55, citant Ayotte c Canada (Procureur général), 2003 CAF 429 (Ayotte) au para 10).

[19] J’estime que l’approche du président indépendant, telle qu’elle est décrite ci‑dessus, est incompatible avec la nature inquisitoire d’une audience disciplinaire. En acceptant la déclaration de Mme McCarthy sans poser de question ni faire la moindre enquête sur la position du demandeur, le président indépendant a traité l’audience disciplinaire comme une procédure contradictoire, dans laquelle le défaut du demandeur de présenter des observations faisait en sorte que sa position ne pouvait faire l’objet d’un examen. Cette approche n’est pas justifiée par rapport à la loi pertinente, qui exige du président indépendant qu’il examine les deux côtés de la question (Vavilov au para 85; Perron au para 52).

[20] Il est important de préciser qu’en tirant la conclusion mentionnée ci‑dessus, je ne conclus pas que Mme McCarthy était un témoin non digne de foi. Il était raisonnable de la part du président indépendant de conclure que Mme McCarthy était crédible, car il n’y avait aucune raison de croire le contraire. C’est plutôt le raisonnement sous‑tendant la conclusion du président indépendant que je juge déraisonnable (Vavilov au para 15).

[21] Comme l’a fait remarquer le demandeur, le fait d’accepter le témoignage non contesté des agents du SCC sans examen de la question soulève un grand risque. Non seulement cette approche va à l’encontre des principes énoncés dans Hendrickson et repris dans toute la jurisprudence, mais elle permet aussi aux agents du SCC – des personnes qui ont un contrôle considérable sur la vie des détenus – d’agir en toute impunité. Une telle approche augmente la possibilité, quoique peu probable, qu’un agent contrecarre l’occasion pour un détenu de se défendre lors de son audience disciplinaire en témoignant faussement que le détenu a décidé de ne pas être présent. L’un des mécanismes clés pour prévenir une telle situation est, à mon avis, les fonctions inquisitoires du président indépendant. L’omission par le président indépendant de tenir compte de cette obligation et des répercussions d’un précédent selon lequel il aurait raison d’agir ainsi est une « injustice grave » qui justifie l’intervention de la Cour (Perron au para 52, citant Hendrickson au para 10).

[22] Même si le président indépendant n’est pas tenu d’examiner « tous les moyens de défense concevables », il est tenu d’analyser tous les éléments de preuve et d’examiner toute défense qui, si elle est retenue, serait susceptible de soulever un doute raisonnable et d’influencer l’appréciation de la potentielle culpabilité du demandeur (Alix c Canada (Procureur général), 2014 CF 1051 (Alix) aux para 30 et 32, citant Ayotte aux para 19 et 20). Bien que la jurisprudence relative à cette obligation concerne surtout les cas où un détenu est présent à une audience disciplinaire et présente une défense, comme dans Alix et Ayotte, je conclus néanmoins qu’il était déraisonnable de la part du président indépendant de ne pas avoir abordé la possibilité que le demandeur ait agi en légitime défense. Compte tenu de la nature inquisitoire des instances disciplinaires, le défaut du demandeur de présenter une défense n’emporte pas qu’il ne pouvait invoquer de moyen de défense. Conclure le contraire reviendrait à conférer un caractère contradictoire à l’instance.

[23] En l’espèce, la possibilité que le demandeur ait agi en légitime défense est inscrite dans la chronologie de l’altercation avec M. De Jesus, mais le président indépendant ne s’est pas penché sur cette possibilité. Selon les rapports d’observation présentés au président indépendant, M. De Jesus a été le premier à utiliser la force physique : il est incontestable que M. De Jesus a lancé de la nourriture au demandeur avant que ce dernier ne commence à donner des coups de canne en sa direction. Même si le président indépendant n’est pas tenu de fournir les motifs de chaque aspect de sa décision, je considère néanmoins qu’il n’était pas raisonnable de sa part de ne pas aborder l’hypothèse de l’auto‑défense dans ses motifs, car la raison pour laquelle il a rejeté cet élément essentiel de la décision ne peut être inférée à partir du dossier (Vavilov au para 98).

[24] Enfin, je conclus également que le président indépendant a agi de façon déraisonnable en omettant de mentionner dans sa décision la ou les infractions dont le demandeur était déclaré coupable. Au début de sa décision, le président indépendant décrit les infractions dont le demandeur a été accusé. Toutefois, nulle part dans sa décision le président indépendant ne précise lequel de ces chefs d’accusation a abouti à une conclusion de culpabilité. Le président indépendant a terminé l’audience en déclarant ceci : [traduction] « Je suis sûr que cela sera envoyé par la poste de l’établissement » ; toutefois, on ne sait pas quels documents le demandeur a reçus après son audience, le cas échéant. Étant donné qu’on me laisse dans l’ignorance relativement aux infractions dont le demandeur a été déclaré coupable, je conclus que la décision du président indépendant n’est pas suffisamment transparente ou intelligible (Vavilov au para 99).

V. Dépens

[25] Bien que la question des dépens relève ultimement du pouvoir discrétionnaire de la Cour, je considère que le chiffre convenu par les avocats est approprié. J’ai accordé gain de cause au demandeur relativement à sa demande ; je lui accorde le montant de 2 100 $ au titre des dépens, ce qui comprend les débours.

VI. Conclusion

[26] Je conclus que la décision du président indépendant est déraisonnable. J’accueille donc la présente demande de contrôle judiciaire, avec dépens.


JUGEMENT DANS T‑630‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Le montant de 2 100 $ est accordé au demandeur.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑630‑20

 

INTITULÉ :

CLIFTON GOFFE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA ET KINGSTON (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 janvier 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

Le 26 mars 2021

 

COMPARUTIONS :

John Dillon

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Yusuf Khan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Kingston (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.