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Date : 20050120

Dossier : T-1697-97

Référence : 2005 CF 95

ENTRE :

                                                     FRANKLIN LUMBER LTD.

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                                  LE NAVIRE « ESSINGTON II » ,

SES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES INTÉRESSÉES,

                                              ET BULLCO PILE & DREDGE LTD.

                                                                                                                                          défendeurs

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]                La présente action concerne un différend familial à propos d'un prêt substantiel garanti notamment par un billet à ordre et une hypothèque maritime sur le Essington II. Le Essington II est un ancien bateau du ministère fédéral des Travaux publics, d'une longueur réglementaire de 119 pieds, avec quartiers et timonerie à l'arrière, outre une grue de 16 tonnes montée à demeure sur le pont avant. Le navire est désarmé et à flot depuis environ sept ou huit ans.


[2]                Le propriétaire du Essington II, la défenderesse Bullco Pile & Dredge Ltd. (Bullco), tente depuis de nombreuses années de vendre le navire, mais sans y réussir. Il y a maintenant un acheteur véritablement intéressé, M. Tom Doswell. La demanderesse, Franklin Lumber Ltd. (Franklin), voudrait que le navire soit vendu à M. Doswell. Toutefois, Franklin, en tant que créancière hypothécaire, et Bullco, en tant que débitrice hypothécaire, ne peuvent s'entendre sur le partage du produit de la vente. Franklin, préoccupée par la détérioration du navire, voudrait une vente judiciaire qui rende le titre incontestable et qui facilite une distribution adéquate du produit. Bullco dit que le navire est en bon état et elle s'accommode de l'improductivité du navire, qui se trouve dans un endroit assez éloigné, jusqu'à ce que le présent litige arrive un jour à son terme. Cette situation aurait dû être réglée par les membres de la famille au petit déjeuner autour d'une table de cuisine. Au lieu de cela, nous avons un procès, qu'aucun d'eux ne peut se permettre, à propos d'un actif qui se détériore.

[3]                La présente requête soulève deux points. D'abord, la demanderesse voudrait une prorogation très importante du délai d'assignation et de saisie du Essington II, car en l'occurrence cela est nécessaire pour que la Cour puisse exercer sa compétence in rem et ordonner la vente du navire. Deuxièmement, Franklin voudrait que la Cour approuve une vente de gré à gré, procédure inusitée mais pas sans précédent, vente qui non seulement tirerait parti de l'acheteur actuel, lequel ne semble pas à court de liquidités et attend, mais encore rendrait le titre incontestable et réglerait la question du mode de répartition du produit de la vente.


[4]                Eu égard à l'ensemble des circonstances, il est juste, et conforme à l'intérêt de la justice, que le délai de signification de la déclaration soit prorogé et que le navire soit assigné, saisi et vendu, afin de mettre un terme à ce regrettable procès et de permettre aux parties concernées de se consacrer à des affaires plus importantes. J'examinerai maintenant tout cela plus en détail, en exposant d'abord certains faits utiles.

LES FAITS

[5]                Le Essington II, un navire à faible tirant d'eau conçu pour l'enlèvement des écueils, les petits travaux de construction de quais et les travaux d'entretien et de réparation d'équipements de navigation, a été construit en 1958 au Dépôt maritime de Victoria, pour le compte du gouvernement fédéral. Bullco a acheté le navire en avril 1992, en finançant cet achat, du moins en partie, au moyen d'une hypothèque consentie à la Banque Royale du Canada. Le protonotaire soussigné, en tant qu'avocat de droit maritime, a agi pour la Banque Royale du Canada dans la préparation et l'enregistrement de la sûreté maritime grevant le Essington II.

[6]                Le 28 décembre 1994, plusieurs mois après que le protonotaire soussigné eut abandonné l'exercice de sa profession en cabinet privé, Bullco consentait une hypothèque maritime à Charles Green, pour garantir un billet à ordre du 28 décembre 1994 au montant de 205 000 $. La date inscrite sur ce billet à ordre est d'environ dix mois et demi après que le protonotaire soussigné eut quitté son ancien cabinet, lequel est intervenu ultérieurement dans la préparation de la sûreté de décembre 1994. Malheureusement, le dossier du cabinet d'avocats concernant la sûreté de 1994 n'existe plus.

[7]                Charles Green, le créancier hypothécaire dans l'acte de garantie de 1994, maintenant décédé, était l'oncle de Richard Smeal, président et, à tout le moins, directeur et sans doute unique actionnaire de Bullco.

[8]                Franklin, une société dirigée à l'époque par Charles Green, l'oncle de Richard Smeal, de Bullco, a obtenu de Bullco un billet à ordre, un accord maritime accessoire et une hypothèque maritime, documents qui tous portent la date du 16 mai 1997, pour la somme de 268 638,07 $. L'hypothèque consentie par Bullco à Franklin, et datée du 16 mai 1997, a été inscrite au Bureau d'enregistrement des navires le 7 septembre 1997. La mainlevée de l'hypothèque de 1994 consentie à Charles Green portait la date du 5 août 1997 et, d'après le numéro qui lui est assigné au Bureau d'enregistrement des navires, elle semble avoir été inscrite après l'inscription de l'hypothèque de 1997 consentie par Bullco à Franklin. Je ferais observer ici, au vu d'un imprimé tronqué indiquant les opérations du Bureau d'enregistrement, et au vu de l'affidavit de Karen Kirkpatrick, que les dates figurant sur l'imprimé du Bureau d'enregistrement sont les dates des documents et que les dates d'enregistrement ultérieures de tels documents n'apparaissent pas, mais peuvent être obtenus auprès du Bureau d'enregistrement des navires.


[9]                L'ancien avocat de Franklin indique, dans sa réponse du 21 mai 1999 à un avis d'examen de l'état de l'instance se rapportant à la présente instance, que [traduction] « la majorité, mais non la totalité, des sommes avancées dans l'hypothèque maritime a servi à rembourser un prêt hypothécaire antérieur; [...] » Ce fait est reflété dans la défense et la demande reconventionnelle de Bullco, déposées à la faveur d'une prorogation de délai, le 27 septembre 2000, et indiquant que l'objet de l'hypothèque consentie à Franklin [traduction] « était de rembourser le solde pouvant rester dû sur l'hypothèque « B » consentie à Charles Green et d'obtenir d'autres avances de fonds de la demanderesse » .

[10]            Charles Green est décédé en août 1999. Mme Donna Green devenait donc l'unique administratrice de Franklin. Le 6 mars 2004, Mme Green démissionnait, et le fils de Charles Green, le Dr Mark C. Green, était nommé administrateur.

[11]            Dans l'intervalle, après que Bullco eut consenti le 16 mai 1997 la sûreté en faveur de Franklin, les avocats de Franklin mettaient Bullco, le 15 juillet 1997, en demeure de payer intégralement la dette en raison du non-paiement des intérêts mensuels. Les avocats de Franklin émettaient le 7 août 1997 la déclaration se rapportant à la présente instance, déclaration qui fut peu après signifiée à Bullco.

[12]            Un autre fait, qui a peut-être influé indirectement sur la mise en demeure, a été le versement, par un groupe d'investisseurs, d'une certaine somme à Bullco pour lui permettre de s'acquitter de certaines obligations de l'entreprise, lesdits investisseurs revendiquant, dans la présente action, au moyen d'une défense déposée le 5 juin 1998, un intérêt dans le Essington II, qui remonterait au début de 1994 et qui se chiffrerait à 135 000 $. Il semble qu'il en aurait résulté une ordonnance de la Cour suprême de la Colombie-Britannique forçant la mise en vente du Essington II, encore que cette ordonnance paraisse avoir expiré en mars 1998.

[13]            En septembre 1999, ainsi que l'exigeait une ordonnance de gestion de l'instance, la demanderesse présentait une requête en jugement in personam. Les conclusions de son avocat, résumées dans une argumentation écrite du 27 septembre 1999, précisaient notamment que, même si le Essington II n'avait pas été saisi, l'avocat comptait qu'une vente du navire aurait lieu, selon les Règles de la Cour fédérale, après qu'un jugement in personam aurait été rendu contre Bullco. Monsieur le juge Rouleau a rejeté la requête en jugement in personam et ordonné que l'affaire soit renvoyée à procès.


[14]            Durant tout ce temps, Franklin semble avoir consenti des délais de paiement à Bullco. J'ai ici à l'esprit des documents indiqués dans l'affidavit de Richard Smeal, et annexés audit affidavit, lequel a été déposé dans cette action le 20 juillet 2000. Cet affidavit et ces documents se référaient à l'ordonnance de mise en vente rendue par la Cour suprême de la Colombie-Britannique, ordonnance qui a expiré le 5 mars 1998 ou vers cette date, ainsi qu'à une lettre du 6 mars 1998 rédigée par la créancière hypothécaire d'alors, Franklin, lettre selon laquelle Franklin reporterait toute procédure de forclusion à l'encontre du Essington II si Bullco confiait immédiatement la vente du navire à une certaine Mme Beech. M. Smeal, dans son affidavit du 20 juillet 2000, écrivait que la mise en vente avait été faite par l'entremise de Mme Beech et qu'il présumait que le volet « forclusion » était absent de la présente instance introduite devant la Cour fédérale. L'affidavit du 20 juillet 2000 précisait ensuite que, quoique ce contrat de courtage conclu avec Mme Beech eût expiré, Bullco était, au 17 juillet 2000, en voie de confier la vente du Essington II à un autre courtier. Dans son témoignage, M. Smeal, président de Bullco, affirme qu'il ne redoutait pas particulièrement une vente forcée de la part de Franklin, car le président de Franklin, Charles Green, était son oncle.

[15]            D'après les documents, il semblerait que le Essington II fut à un certain moment mis en vente aux prix de 300 000 $US par l'entremise de l'agence immobilière Kleaman, de Vancouver, du moins jusqu'à une certaine date en 2004. Par la suite, le navire fut annoncé, au prix de 300 000 $US, sur un site Web, par MK Bay Marina, de Kitimat, une firme dirigée par Richard Smeal. M. Tom Doswell a d'ailleurs appris l'existence du navire en consultant le site Web de MK Bay Marina, il s'est entretenu avec M. Smeal, il a exprimé un intérêt pour le navire et, en échange d'un accord de garantie et de mise à couvert de responsabilité, M. Doswell fut autorisé à inspecter le navire, à la baie Doctor, sur l'île Redonda, une courte distance en avion au nord-est de la rivière Campbell. M. Robert Smeal, frère de Richard Smeal, de Bullco, lui a fait visiter le navire.

[16]            M. Doswell, ainsi que son ingénieur, ont passé toute une journée à inspecter le navire et à prendre des photographies. Le Essington II était passablement dégradé, mais M. Doswell et son ingénieur ont pu démarrer les moteurs principaux et plusieurs des groupes turbine-alternateur.


[17]            À ce stade, la preuve par affidavit produite par les parties diverge quelque peu, y compris celle qui concerne la valeur du Essington II et le prix de vente. Les affidavits constituent les preuves sous serment qui sont nécessaires pour la solution des questions interlocutoires. Par conséquent, ils doivent être rédigés scrupuleusement. Des affidavits qui sont de quelque manière insincères, ou manifestement inexacts, ou contradictoires, sont par le fait même viciés et seront appréciés en conséquence. C'est d'autant plus le cas lorsqu'un témoin fait sous serment des remarques gratuites et désobligeantes sur des motivations ultérieures non précisées ou bien dénigre la moralité de quelqu'un : il suffit d'exposer les faits connus, s'il y en a, puis de laisser les faits parler d'eux-mêmes. Dans la présente affaire, où un affidavit déposé au nom de Bullco contredit totalement l'affidavit sous serment de M. Doswell ou du Dr Green, j'ai plutôt préféré ce dernier affidavit.

[18]            M. L. Chattell, expert maritime et consultant engagé par Franklin, s'est présenté à bord du navire le 18 octobre 1999. C'était environ deux ans après que le navire eut été désarmé. L'expert a constaté une certaine détérioration due à la rouille et à la corrosion et il a fait quatre recommandations, dont deux nous intéressent ici :

[traduction]

Les revêtements du pont externe devraient être détartrés et peints prochainement afin d'éviter une corrosion excessive.

Un programme général d'entretien devrait être établi et appliqué.

M. Chattel est arrivé à la conclusion que le navire était généralement en bon état. Selon lui, le navire avait alors une valeur de remplacement de 3,5 millions de dollars et une valeur marchande de 550 000 $. Cependant, j'admets qu'à peu près aucun entretien n'a été fait et que, depuis octobre 1999, le Essington II s'est détérioré, même s'il semble avoir été l'objet d'inspections régulières.

[19]            En revanche, M. Smeal, comme l'indique son affidavit, est actuellement d'avis que le coût de remplacement serait de 10 millions de dollars et que la juste valeur marchande du navire à l'époque où il avait été annoncé à 300 000 $US prenait en compte la valeur alors inférieure du dollar canadien, de telle sorte que la juste valeur marchande actuelle serait d'environ 500 000 $CAN. Puis M. Smeal dit ensuite que le prix de vente « projeté » de 380 000 $ à M. Doswell était fondé sur une offre d'achat au comptant et que le Dr Green, son cousin, l'avait amené à croire que la réclamation de Franklin serait l'objet d'un compromis de telle sorte qu'il vaudrait la peine pour M. Smeal de vendre le navire au prix de 380 000 $. Laissant de côté le fait qu'il y a contre le navire des créances qui pourraient avoir priorité sur toute créance de Bullco en tant que propriétaire, je relèverais que l'offre de M. Doswell est sujette à l'inspection d'un chantier naval et au rétablissement du certificat d'inspection de sécurité nautique, une partie du prix devant être garantie par une hypothèque tierce, mais je ne vois pas là une clause « sous réserve de financement » . J'admets que M. Doswell a engagé d'importantes dépenses pour se procurer de nouveaux équipements pour le navire, et pour acquérir sur le fleuve Fraser une base à partir de laquelle exploiter le Essington II. Tout cela est justifié, eu égard aux circonstances, et donnerait à Bullco, le vendeur, un degré très raisonnable de certitude. Je relève que M. Smeal avance contre le Essington II une réclamation pour salaires, laquelle, principal et intérêts, se chiffre à 340 000 $, et que son frère, qui s'est occupé du navire au cours des sept dernières années, revendique un droit de rétention au titre de redevances d'amarrage et de salaires, soit un total de 80 000 $.

[20]            J'accepte aussi le témoignage de M. Doswell selon lequel le point de vue de M. Smeal est que, s'il n'obtient pas ce qui lui est dû sur le Essington II, nul ne l'obtiendra. C'est là un point de vue intéressant dans le cas d'un navire non assuré qui se détériore, mais il a semble-t-il interrompu un processus qui semblait destiné à produire une vente de gré à gré du Essington II.

[21]            Quant à certaines preuves contemporaines portant sur la valeur marchande actuelle, la meilleure preuve est certainement celle de la vente qui était projetée, laquelle était sujette à l'inspection d'un chantier naval aux frais du futur acheteur, mais qui néanmoins était une vente nette non subordonnée à des conditions de financement. C'était là pour l'essentiel la base du prix de vente négocié entre Bullco et M. Doswell, soit 380 000 $CAN : un actionnaire de Bullco espérait obtenir du créancier hypothécaire une concession afin d'écarter l'ordre habituel de priorité quant au produit de la vente, mais cela n'est pas pertinent quant à l'examen d'un prix négocié sans lien de dépendance.

ANALYSE


[22]            Je passe maintenant à l'examen des deux principaux points soulevés dans la présente requête, d'abord la prorogation du délai d'assignation in rem du Essington II, et ensuite la vente du Essington II pendant l'instance. Dans cet examen, je me référerai à la fois au contexte général exposé ci-dessus et aux autres témoignages, portant sur tel ou tel point, à mesure que j'avancerai. Je n'ai pas inclus ici, comme point essentiel, la saisie projetée du Essington II, car, à supposer que la signification d'une déclaration in rem soit valide, le droit de saisie, même si c'est un instrument procédural très puissant, suit en général automatiquement l'application des Règles des Cours fédérales et de la jurisprudence.

Prorogation du délai d'assignation in rem

[23]            Les avocats ne sont pas unanimes sur le critère devant s'appliquer à la prorogation du délai d'assignation. Selon l'avocat de Franklin, le critère est celui qui est exposé dans le jugement Gross c. Le ministre du Revenu national (Douanes et accise) (1998) 158 F.T.R. 91 (C.F. 1re inst.), à la page 95. Le juge MacKay, dans la décision The Registered Public Accountants Association of Alberta c. La Société des comptables professionnels du Canada (2000) 5 C.P.R. (4th) 527, fait observer à la page 534 que « les conditions de prorogation du délai de signification de la déclaration sont maintenant bien établies [...] » , pour se référer ensuite au triple critère exposé dans le jugement Gross. Le juge MacKay se réfère aussi à une autre notion, effleurée dans le jugement Gross, celle de l'équité de la prorogation, en évoquant plusieurs jugements de la Cour fédérale qui font état du principe général, et je crois très important, qu'il faille considérer, « ... la question de savoir si une prorogation de délai est essentielle pour garantir que justice soit rendue entre les parties... » (loc. cit.). Le triple critère exposé dans la décision Registered Public Accountants, à la page 534, est le suivant :

Le requérant doit faire la preuve qu'il n'a cessé d'avoir l'intention de poursuivre son action, qu'il justifie d'un dossier défendable, et que la prorogation ne causerait aucun préjudice au défendeur nommé [...]

Ce critère, y compris la nécessité de garantir que justice soit rendue entre les parties, jouit d'un solide lignage, exposé en partie dans le jugement Gross.


[24]            Selon l'avocat de Bullco, le critère à appliquer est celui qui est exposé dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Hennelly (1999) 244 N.R. 399 (C.A.F.), à la page 400, c'est-à-dire le critère de la prorogation du délai de dépôt d'une demande de contrôle judiciaire :

1. une intention constante de poursuivre sa demande;

2. que la demande est fondée;

3. que le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai; et

4. qu'il existe une explication raisonnable justifiant le délai.

[Page 400].

Puis la Cour d'appel fait une observation d'ordre général, affirmant que les prorogations de délai sont tributaires des circonstances de chaque cas particulier.


[25]            Il faut garder à l'esprit que, bien que l'arrêt Hennelly soit souvent appliqué dans les cas portant sur des prorogations de délais, plusieurs critères particuliers se rapportant à divers types de prorogations sont énoncés dans les Règles des Cours fédérales ou appliqués en relation avec divers aspects des Règles. Si l'on compare le critère Hennelly avec le critère énoncé dans la décision Registered Public Accountants, une décision postérieure à l'arrêt Hennelly, on observe d'abord, et généralement, que la notion d'explication raisonnable du délai, notion dont parle l'arrêt Hennelly, n'est en réalité qu'un aspect du critère exposé dans la décision Registered Public Accountants, à savoir l'intention constante de faire avancer la réclamation depuis l'expiration du délai de signification; et l'on observe ensuite, plus précisément, que l'application du critère Hennelly à la présente espèce n'en modifierait pas le résultat d'une manière appréciable. La présente analyse s'en rapporte au critère adopté dans la décision Registered Public Accountants Association. J'examinerai d'abord la question du préjudice.

Le préjudice


[26]            Bullco, invoquant le jugement All Transport Inc. c. Le navire « Rumba » (1980) 112 D.L.R. (3d) 309 (C.F. 1re inst.), qualifie de préjudiciable la perte d'une défense de prescription. L'affaire Rumba avait été décidée selon les Règles en vigueur en 1980, en ce qui a trait à la prorogation du délai de signification, règles qui, selon l'interprétation qu'en avait donnée la Cour, exigeaient l'existence de circonstances exceptionnelles avant que ne soit justifiée une prorogation. Je ne crois pas que la décision rendue dans l'affaire Rumba dépendait du préjudice entraîné par la perte d'une défense de prescription. La meilleure manière de voir le préjudice causé par la perte d'une telle défense est de faire une analogie, en se servant d'un cas décidé selon les Règles actuelles, mais où il est question de l'ajout d'une nouvelle cause d'action découlant des mêmes faits, et ici j'ai à l'esprit la décision Scottish & York Insurance Co. c. Canada (2000) 180 F.T.R. 115. Dans cette décision, à la page 123, le juge Teitelbaum fait observer que, les faits étant restés les mêmes, il n'importait pas que le défendeur fasse face ou non à une nouvelle cause d'action après l'expiration du délai général de prescription de six ans. Il existe encore un autre facteur qui, dans la présente affaire, fait perdre aux défendeurs le droit d'insister sur l'application des délais de prescription. Manifestement Bullco a conduit la demanderesse, autre entreprise familiale et créancière hypothécaire, à croire que le Essington II serait vendu dès qu'un acheteur serait trouvé et, en échange de telles assurances, Franklin n'a pas exercé les droits que lui conféraient la déclaration et/ou la cause d'action, encore pleinement valides à l'époque.


[27]            Les défendeurs disent aussi que la destruction d'un dossier antérieur d'un cabinet d'avocats, un dossier qui concernait une sûreté consentie à Charles Green pour son prêt de 1994, lequel avait servi à rembourser l'hypothèque de la Banque Royale du Canada, leur a été préjudiciable. La destruction du dossier est sans doute regrettable, mais, s'agissant du préjudice, je dois considérer les actes de procédure tels qu'ils existent aujourd'hui. Ni la déclaration ni la défense ne font état de la sûreté de 1994 détenue par Charles Green. Puis les défendeurs font valoir, dans la présente requête, que, si M. Green n'agissait pas comme fiduciaire lorsqu'il a avancé des fonds pour rembourser la Banque Royale, il pourrait exister la défense d'absence de contrepartie lorsque Franklin a refinancé le prêt hypothécaire de Charles Green, et le dossier de 1994 du cabinet d'avocats pourrait donc permettre de déterminer la position de Charles Green en tant que prêteur. Il y a plusieurs réponses à ce type d'argument. D'abord, Bullco admet l'élément de la déclaration selon lequel l'objet du prêt obtenu de Franklin, et de l'hypothèque accordée à Franklin, était de rembourser tout reliquat de l'hypothèque antérieure de Charles Green et aussi d'obtenir d'autres avances de fonds de Franklin. Deuxièmement, les documents comptables produits semblent indiquer que Charles Green agissait à titre de fiduciaire à l'égard de Franklin. Troisièmement, et ce point intéresse non seulement le préjudice, mais également la question de savoir si Franklin a ou non une cause défendable, il y a le billet à ordre remis par Bullco à Franklin pour garantir le prêt de Franklin. Un billet à ordre [traduction] « doit être honoré à moins qu'il existe une bonne raison de ne pas l'honorer » : Fielding and Platt Ltd. c. Najjar [1969] 1 W.L.R. 357 (C.A.), à la page 361. La défense et la demande reconventionnelle ne disent pas que le billet a été obtenu frauduleusement, et elles ne soulèvent pas non plus d'autres défenses personnelles.

[28]            Pas plus que des défenses personnelles, je ne vois de défenses réelles, c'est-à-dire des défenses fondées sur la nullité du billet même. Finalement, on doit garder fermement à l'esprit qu'il serait totalement injuste que Bullco puisse échapper à sa responsabilité à l'égard des sommes d'argent très importantes avancées par Charles Green et par Franklin, non seulement pour rembourser l'hypothèque initiale de la Banque Royale du Canada, mais également pour refinancer Bullco et amortir des dépenses ultérieures.

[29]            Puis Bullco fait valoir, au paragraphe 28 de sa réponse écrite, que [traduction] « il pourrait exister des préjudices encore inconnus de la défenderesse, et cela parce que la demanderesse n'a pas produit un affidavit de documents (demandé plusieurs fois) » : il s'agit là de pures conjectures.

[30]            En résumé, s'il y a à l'endroit de Bullco des préjudices pouvant résulter d'une prorogation du délai de signification de la déclaration, ce sont des préjudices négligeables. Je passe maintenant à la question de la cause défendable.


La cause défendable

[31]            La position de Bullco est que, même si Charles Green a avancé des fonds pour que Bullco puisse s'acquitter de ses obligations envers la Banque Royale du Canada, entraînant ainsi une hypothèque en faveur de Charles Green en décembre 1994, il n'existe pas de documents attestant une contrepartie remise à Charles Green par Franklin, alors que l'hypothèque consentie à Charles Green a semble-t-il été remboursée et qu'il y a eu mainlevée. Bullco reconnaît que l'on a donné à entendre que Charles Green avait avancé des fonds en tant que fiduciaire de Franklin, la société dont il était alors propriétaire, car autrement Bullco, signalant une note de service du comptable de Charles Green et de Franklin, dit qu'il pourrait y avoir un problème fiscal de la nature d'un dividende présumé. Rien de tout cela n'est cependant soulevé dans la défense. À l'évidence, si une somme moindre, voire nulle, a été avancée par le créancier hypothécaire, un créancier hypothécaire ne peut recouvrer que cette somme selon la sûreté qu'il détient. Bullco invoque la décision Lapointe and Lapointe c. Robinson Holdings Ltd. (1984) 53 B.C.L.R. 201 (C.A.C.-B.), pour restreindre ou nier la valeur de l'hypothèque de Franklin, mais ce précédent est à double tranchant. D'abord, la décision Lapointe ne concerne que les intérêts sur des fonds hypothécaires qui n'avaient pas été avancés. Deuxièmement, la décision Lapointe renferme une référence à l'arrêt Edmonds c. Hamilton Provident & Loan Soc. (1891) 18 O.A.R. 347 (C.A.), aux pages 362 et 363, où la Cour d'appel de l'Ontario, tout en limitant la somme que peut recouvrer un créancier hypothécaire à celle qu'il a effectivement avancée, fait remarquer qu'une hypothèque, un reçu ou une garantie, et à cela j'ajouterais le billet à ordre, constitue un commencement de preuve de l'avance consentie.


[32]            La notion de l'importance du billet ou autres documents de sûreté, en tant que documents constituant un commencement de preuve du prêt, est renforcée par une déclaration solennelle du 16 mai 1997, [traduction] « En l'affaire de Bullco Pile & Dredge Ltd. » , faite par Richard Smeal, une déclaration qui expose les affaires de Bullco à l'occasion du prêt consenti par Franklin, et qui renferme la conclusion suivante :

[traduction]

LA présente déclaration solennelle vise à inciter FRANKLIN LUMBER LTD. à conclure diverses opérations avec la Société, notamment le prêt de 268 638,07 $ de la Société, garanti par les biens suivants :

MV ESSINGTON II               ON 311252

                ET JE FAIS cette déclaration solennelle, persuadé qu'elle est véridique et sachant qu'elle a la même force que si elle était faite sous serment en vertu de la _ Loi sur la preuve au Canada » .

Cette déclaration a été faite devant M. A. Ronald McAfee, un avocat de Nanaimo.

[33]            En l'espèce, je ne vois pas que Bullco ait produit des documents contredisant le commencement de preuve, à savoir le billet à ordre, l'hypothèque et l'accord accessoire, et il convient de ne pas oublier la reddition de comptes effectuée par le comptable de Bullco, qui établit, à titre de commencement de preuve, la somme avancée ainsi qu'une cause défendable.


[34]            Ici encore, lorsque l'on considère la question de la cause défendable, il convient de garder à l'esprit la nécessité de rendre justice aux parties : laisser Bullco sortir indemne, après qu'elle s'est emparée d'une importante somme d'argent auprès des membres d'une famille et d'une entreprise familiale, serait manifestement une injustice, car s'il devait y avoir défaut sur l'hypothèque, le résultat probable serait un billet à ordre sans valeur, le directeur de Bullco et son frère étant les bénéficiaires des sommes non garanties provenant du Essington II.

L'intention constante de faire avancer l'action

[35]            Plus intéressant est le point de savoir si Franklin a eu une intention constante de faire avancer la présente action. Il s'agit du premier volet du critère exposé par le juge MacKay dans la décision Registered Public Accountants Association (précitée). Ici Bullco fait observer que, même si le Essington II se trouve à un endroit assez éloigné, on peut y avoir accès par la voie aérienne et il a donc toujours été accessible pour une assignation. L'avocat de Bullco signale aussi la lettre du 29 juin 2000 de l'ancien avocat de Franklin, lettre où l'avocat dit son intention de poursuivre l'aspect in personam la semaine suivante, ajoutant que, si Bullco entendait déposer une défense, elle devait le faire avant le 7 juillet 2000. Cette lettre suivait un mémoire écrit du 27 septembre 1999, rédigé par l'ancien avocat, au soutien d'une requête en jugement par défaut. Dans ce mémoire, l'avocat reconnaissait que le Essington II n'avait pas été saisi et que la demanderesse ne pouvait donc pas demander que le navire soit vendu, mais que :

[TRADUCTION] Il est prévu que cette étape aura lieu immédiatement après que sera rendu le jugement sollicité par cette requête. Il convient de noter aussi que le navire est amarré dans une baie éloignée, sur l'île West Redonda, et que la demanderesse hésite à consacrer les sommes nécessaires pour faire exécuter son hypothèque maritime accessoire sans avoir d'abord obtenu un jugement in personam contre Bullco au titre de son billet à ordre payable sur demande.


Selon l'avocat de Bullco, c'est là une preuve substantielle d'une intention de ne pas assigner le navire jusqu'à ce que l'aspect in personam du procès soit mené à son terme. Mais il n'y a pas cependant manque total d'intérêt ou absence d'une quelconque intention de faire avancer l'aspect in rem. On doit aussi garder à l'esprit que la réclamation de Franklin sur l'hypothèque était encore largement à l'intérieur de tout délai de prescription, et il a donc pu sembler raisonnable, dans un contexte familial, de ne pas s'empresser de faire saisir le Essington II, ce qui aurait entraîné une dépense inutile et privé Bullco à la fois de l'utilisation du navire et de l'occasion de le vendre de gré à gré. J'accepte d'ailleurs la preuve par affidavit du Dr Mark Green, qui affirme que, à plusieurs reprises, il avait informé Richard Smeal, de Bullco, que l'instance introduite devant la Cour fédérale n'était pas un obstacle à l'utilisation du Essington II et que, si M. Smeal avait la possibilité de rentabiliser un navire, Bullco devrait utiliser le Essington II pour gagner un revenu. Certes, du point de vue juridique, une action in rem, sans plus, n'est pas un obstacle à la circulation et à l'utilisation d'un navire.

[36]            Un aspect intéressant de l'intention constante de faire avancer la procédure réside dans le fait que toute cette affaire est un différend purement familial. Richard Smeal affirme d'ailleurs, dans un affidavit déposé dans la présente action le 17 juillet 2000, que :

[TRADUCTION] J'ai été mis au courant de cette action, mais je n'étais pas outre mesure inquiet d'un jugement par défaut à l'encontre de Bullco, parce que le président et le principal actionnaire de la société demanderesse était mon oncle, Charles Green.

Ce thème des accommodements familiaux, faits de concessions mutuelles, imprègne cette procédure depuis qu'elle a été introduite : il apporte une preuve acceptable d'une intention constante de faire avancer cette affaire, pour le cas où cela deviendrait éventuellement nécessaire.

[37]            Ces accommodements, entre la branche Richard Smeal de la famille et la branche Charles Green de la famille, trouvent certainement leur origine dans le renflouement de Bullco par Charles Green en 1994, qui avait avancé des fonds pour rembourser l'hypothèque de la Banque Royale du Canada. Toutefois, ce qui est plus intéressant, ce sont les diverses tentatives, les tentatives réciproques, de faciliter la vente du Essington II, tentatives qui toutes apportent la preuve d'une intention constante de la part de Franklin de faire avancer l'aspect in rem de sa réclamation, pour le cas où un compromis familial ne pourrait être obtenu.

[38]            Pour commencer, la preuve de l'intention constante de Franklin de donner effet à la sûreté hypothécaire apparaît dans la preuve par affidavit de Bullco, c'est-à-dire une lettre du 6 mars 1998 adressée par Franklin à Bullco. À ce stade, la déclaration avait été signifiée à Bullco, mais aucune défense n'avait été déposée, car, comme M. Smeal le faisait observer par la suite, dans son affidavit du 17 juillet 2000, il avait connaissance de l'action, mais il n'était pas outre mesure inquiet d'un jugement par défaut parce que le président et principal actionnaire de Franklin était son oncle, Charles Green. Charles Green, au nom de Franklin, commençait sa lettre du 6 mars 1998 en évoquant une vente judiciaire ordonnée par la Cour suprême de la Colombie-Britannique :

[traduction]

Comme vous le savez, la mise en vente judiciaire par l'entremise de Jessmar Investments Ltd. et al. a expiré le 5 mars 1998 ou vers cette date.

Vous êtes donc maintenant libre, du moins pour l'instant, de vendre le Essington II vous-même.

Comme Franklin Lumber Ltd. a déjà introduit devant la Cour fédérale une procédure de forclusion, il est dans l'intérêt de Franklin Lumber Ltd. et dans votre intérêt de voir à ce que le navire soit vendu dès que possible afin que les créanciers soient payés.


Vu ce qui précède, et comme j'entends vous traiter avec équité, je suis disposé à reporter la procédure de forclusion introduite par Franklin Lumber Ltd. si vous concluez un accord de mise en vente avec Debbie Beech, comme agent immobilier, au plus tard à 16 heures le 13 mars 1998. Le texte de l'accord de mise en vente devra être approuvé par l'avocat de Franklin Lumber Ltd., William A. Scott, du cabinet Hobbs Hargrave, à Nanaimo (C.-B.), avant qu'il soit signé.

Si vous ne concluez pas l'accord de mise en vente avant l'échéance susdite, alors M. Scott, selon mes directives, introduira la procédure de forclusion.

Voilà une promesse, sous la forme d'une offre, selon laquelle, si Bullco conclut un accord de mise en vente du navire, alors Franklin reportera ce qu'elle appelle une procédure de forclusion. Manifestement M. Green considérait que la vente du navire était conforme aux intérêts des deux branches de la famille, puisque les créanciers seraient payés. Dans son affidavit produit le 17 juillet 2000, M. Richard Smeal, président de Bullco, s'exprime sur l'acceptation par Bullco de l'offre de Franklin de reporter la procédure de forclusion à l'encontre du navire :

[traduction]

Ci-joint, dans l'annexe « A » du présent affidavit, une copie conforme d'une lettre de la demanderesse adressée à Bullco le 6 mars 1998. Dans cette lettre, mon oncle promettait que la demanderesse reporterait sa procédure de forclusion à condition que Bullco souscrive à un accord de mise en vente avec Debbie Beach, agente immobilière, au plus tard à 16 heures le 13 mars 1998. Étant donné que Bullco a effectivement conclu un accord de mise en vente avec Debbie Beach avant 16 heures le 13 mars 1998, j'ai présumé que la procédure de forclusion n'avait pas été introduite.

Bien que l'accord de mise en vente avec Debbie Beach ait maintenant expiré, je suis en voie de mettre en vente de nouveau le « Essington II » , auprès d'un autre agent. Je prévois que, si le navire est vendu, les fonds seront placés en fidéicommis jusqu'à ce qu'il soit disposé de la présente action.

Ici, Richard Smeal fait état de tentatives de vente, avec dépôt en fidéicommis de l'éventuel produit de la vente, jusqu'à ce qu'il soit disposé de l'action portée devant la Cour fédérale.

[39]            Je considère aussi comme le signe d'une intention constante d'aller de l'avant et de retarder l'aspect in rem de la procédure introduite devant la Cour fédérale le fait que M. Smeal s'employait à mettre en vente le Essington II, auprès d'un autre agent, le 17 juillet 2000. D'après les documents, il semblerait que la vente du Essington II avait été confiée à l'agence Kleaman, du moins jusqu'à une certaine date en 2004, tel qu'il appert du site Web de cette agence, et que le navire a par la suite été annoncé par la firme de M. Smeal, MK Bay Marina, du moins jusqu'à une période récente.

[40]            Un ensemble très appréciable de preuves d'une intention d'aller de l'avant figure dans des documents qui sont communs à toute la famille : ces documents sont au moins aussi persuasifs que les déclarations unilatérales souvent faites par des demandeurs désespérés pour prouver leur intention d'aller de l'avant.

Conclusion sur la prorogation de délai


[41]            À titre de conclusion sur l'aspect « prorogation de délai » de la présente requête, les documents attestent une intention constante de faire avancer la réclamation in rem; il y a à tout le moins une cause défendable et le préjudice est négligeable. Si l'on considère tout cela par rapport à la nécessité de rendre justice à toutes les parties, qui sont ici les membres d'une même famille, il est juste que le délai d'assignation du Essington II soit prorogé, c'est-à-dire que la validité de la déclaration soit prolongée, de telle sorte que la société Franklin puisse obtenir du greffe un mandat de saisie du Essington II et qu'elle puisse, sans délai, assigner et saisir le Essington II. Je passe maintenant au deuxième aspect de la requête, celui d'une vente à ce stade, une vente pendant l'instance.

La vente avant jugement

[42]            Dans la présente affaire, la demanderesse sollicite non seulement une vente pendant l'instance, mais également l'approbation d'une vente judiciaire à un acheteur disposé à acheter, sans autre annonce au-delà de celle qui a débuté il y a environ sept ou huit ans, et sans expertise formelle en vue d'en arriver à une valeur.

[43]            En l'espèce, il y a quelque urgence à décider s'il convient ou non de vendre le Essington II d'une manière expéditive, car l'acheteur pressenti, M. Doswell, est l'unique acheteur sérieux en sept ou huit ans, et un acheteur qu'il faut considérer sérieusement. M. Doswell a certainement mieux à faire que d'assister à la longue procédure d'une vente judiciaire, sans compter toute la panoplie d'annonces, d'expertises, d'atermoiements et d'offres. M. Doswell a en ce moment un contrat qui lui permettrait d'utiliser le Essington II, un navire que M. Smeal ne croit pas être en mesure d'exploiter. M. Doswell doit savoir rapidement à quoi s'en tenir.

La vente judiciaire sans expertise


[44]            La question à ce stade, à supposer pour l'instant qu'il doive y avoir vente pendant l'instance, est de savoir s'il est ou non dans l'intérêt de toutes les parties concernées, y compris celui du propriétaire, du créancier hypothécaire et des autres créanciers, de vendre le Essington II sans une expertise en règle et sans les autres formalités qui accompagnent en général une vente judiciaire.

[45]            L'affaire Bank of Scotland c. Le Nel (1997) 140 F.T.R. 271, est un cas semblable. Dans cette affaire, les délais étaient essentiels car, alors que le navire venait d'être l'objet d'une attention soutenue du créancier hypothécaire, il aurait pu en quelques mois devenir invendable. Le créancier hypothécaire voulait faire approuver par la Cour une vente au prix de 5 millions de dollars. Il y avait eu deux expertises, dont aucune ne résultait d'une ordonnance judiciaire d'évaluation et de vente, et qui étaient inférieures au prix projeté. Toutefois, pour vendre sans une expertise ordonnée par le tribunal, il fallait tenir compte du jugement International Marine Banking Co. c. Le Dora, [1977] 1 C.F. 633 (C.F. 1re inst.) : le juge en chef adjoint Thurlow y faisait observer que les Règles de la Cour fédérale alors en vigueur permettaient la vente du navire d'une manière sommaire, sans une expertise en règle, mais, en dernière analyse, la Cour n'avait pas été persuadée, dans cette affaire, qu'il était essentiel que le navire soit vendu immédiatement. Dans l'affaire du Nel, les délais étaient rigoureux et le navire avait été vendu sur-le-champ.


[46]            La règle actuelle qui concerne la vente judiciaire d'un navire autorise expressément la vente, sans expertise, par contrat de gré à gré (alinéa 490(1)a) des Règles). L'ensemble du paragraphe 490(1), qui expose les modalités et la procédure de la vente d'un navire, les expose d'ailleurs en employant les mots « peut [...] ordonner » , mais la règle ne dit pas que la procédure doit comprendre obligatoirement certains éléments fixés. L'expertise est donc discrétionnaire.

[47]            Dans la décision Sea-Tec Fabricators Ltd. c. Offshore Fishing Co. Ltd., [1985] A.C.F. no 236, le juge Walsh commentait la norme à appliquer pour que soit ordonnée la vente d'un navire avant jugement, par contrat de gré à gré, sans que le navire soit annoncé ou expertisé. Sa conclusion était que « [...] elle ne doit cependant rendre une telle ordonnance sans qu'il y ait eu d'évaluation - qui fournirait à la Cour une indication sur la valeur du navire - que s'il est évident qu'une vente aux enchères publiques précédée d'une publicité ne pourrait, en tout état de cause, rapporter davantage » (paragraphe 6). Dans cette affaire, le juge Walsh avait refusé d'ordonner la vente parce qu'il ne pouvait imaginer une situation où un navire devait être vendu pour environ un quart de la valeur des hypothèques et autres créances.


[48]            En l'espèce, comme je l'ai déjà dit, la valeur de 380 000 $ attribuée au Essington II était la valeur à laquelle on était arrivé après sept ou huit ans de mise en vente, une valeur négociée entre un vendeur alors disposé à vendre et un acheteur encore disposé à acheter. Selon l'avocat de Bullco, il est possible que le Essington II ait une valeur supérieure dans l'avenir. Je dois considérer la possibilité d'un prix de vente supérieur, réalisé de quelque autre façon, car c'est là le point soulevé par le juge Walsh dans l'affaire Sea-Tec. J'ai donc tenu compte de deux points soulevés par l'avocat de Bullco dans son argumentation. D'abord, il y a l'argument de la possibilité d'un rajeunissement de l'industrie de la pisciculture, ce qui pourrait accroître la valeur du Essington II : c'est là un mince espoir, car l'industrie piscicole a encore aujourd'hui plus que sa part de difficultés. Deuxièmement, il y a l'argument selon lequel la mise en valeur des ressources pétrolières au large rendrait le Essington II tout à fait indispensable : le Essington II, un navire à faible tirant d'eau, n'est pas un navire océanique capable d'exécuter des opérations au large et, par ailleurs, vu les exigences du forage en haute mer, sa force de grue est très limitée.

[49]            Vu l'ensemble des circonstances, il est clair qu'aucune valeur supérieure ne pourrait, aujourd'hui ou dans un proche avenir, être obtenue dans une adjudication publique après publicité, et après dépôt d'une expertise scellée à la Cour. Il est d'ailleurs très probable que, si le navire n'est pas vendu maintenant, sa valeur se dépréciera encore par détérioration. Il est donc opportun que, si une vente doit avoir lieu, elle puisse se faire sans expertise et sans autre publicité. En bref, je suis d'avis qu'un prix de 380 000 $ est la juste valeur marchande du Essington II. Je passe maintenant à la question de savoir si le navire devrait être vendu pendant l'instance.

La vente pendant l'instance


[50]            Un bon point de départ de l'examen des conditions qui doivent être réunies avant que puisse être ordonnée une vente pendant l'instance est la décision The Myrto, [1977] 2 Lloyd's 243, infirmée en raison d'un facteur sans rapport avec la vente, [1978] 1 Lloyd's 1 (C.A.). Le juge Brandon faisait observer que l'autorisation de vente pendant l'instance dépend de la question de savoir s'il y a ou non valeur décroissante en raison des coûts qui s'accumulent durant une saisie de longue durée. Il reconnaissait qu'il ne devrait y avoir aucune vente pendant l'instance, sauf s'il existait une bonne raison en ce sens. Selon lui, il était déraisonnable de maintenir le navire sous saisie durant sept mois ou davantage, alors que sa valeur décroissait en raison des coûts qui s'accumulaient durant la saisie. Il a ordonné l'expertise et la vente pendant l'instance (voir les pages 260 et 261). Le juge Brandon a fait une observation intéressante sur ce qui pourrait être considéré dans une demande interlocutoire de vente d'un navire, à la page 253 :

[TRADUCTION] Il n'est ni nécessaire ni souhaitable que j'exprime, à ce stade interlocutoire de l'action, un avis sur la question de savoir si les trois défenses esquissées sont susceptibles de réussir ou d'échouer durant une instruction de l'action qui pourrait avoir lieu par la suite. Qu'il me suffise de dire que l'avocat de la banque a admis, et à mon avis avec raison, que ces défenses soulevaient des points de fait et de droit qui méritaient d'être décidés dans une telle instruction. Il s'ensuit que l'action ne peut être considérée comme une action par défaut, dans laquelle la banque doit quoi qu'il arrive obtenir contre la chose un important jugement pécuniaire, mais comme une action contestée dont l'issue est incertaine.

Ici, le juge Brandon précise qu'il ne lui appartient pas, au stade interlocutoire, de statuer sur l'action, et que la vente pendant l'instance, sollicitée dans l'affaire The Myrto, ne devait pas être considérée comme une vente par défaut. C'est là un point qui avait été soulevé par le juge Collier dans l'affaire du Alexandros Tsavliris (1987) 12 F.T.R. 278, à la page 281. Selon le juge Collier, il y avait des points défendables qui seraient examinés lors de l'instruction. Il avait fait observer cependant que cela pourrait n'avoir lieu que plusieurs mois plus tard. Prenant tous les facteurs en considération, il avait estimé que la prépondérance des inconvénients militait en faveur du maintien de la saisie du navire jusqu'à l'instruction, nonobstant les dépenses futures d'entretien du navire, durant sept mois ou davantage.


[51]            Le juge Sheen, de la Court of Queen's Bench, a suivi la décision The Myrto à deux reprises. La première fut la décision The Gulf Venture, [1985] 1 Lloyd's 131, où un navire d'une valeur d'environ 425 000 $US, saisi depuis quelque temps, se détériorait et coûtait chaque mois une forte somme pour son entretien. Les propriétaires n'étant pas aptes ou disposés à verser un cautionnement de quelque 250 000 £ , le juge Sheen a ordonné la vente du navire. Je ferais observer ici que le juge Sheen, [1986] 1 Lloyd's 130, a annulé sa propre décision, mais uniquement parce que les intervenants n'avaient pas reçu avis de la requête visant à faire vendre le navire.

[52]            Quelques années plus tard, dans la décision The Emere II, [1989] 2 Lloyd's 182, le juge Sheen a de nouveau suivi la décision The Myrto. Dans cette affaire, la réclamation dépassait largement la valeur du navire, qui était de 1 million de livres. Les frais résultant de la saisie s'accumulaient. Le propriétaire ne pouvait déposer une sûreté. L'ordonnance de vente fut suspendue durant 21 jours afin de permettre aux avocats des propriétaires, s'ils le pouvaient, de donner leur engagement personnel de payer les frais de saisie sur demande, auquel cas le navire demeurerait saisi jusqu'à l'instruction, mais autrement une vente pendant l'instance aurait lieu.

[53]            Les éléments à considérer pour savoir si une vente pendant l'instance est opportune ou non ne sont pas définis, mais, dans l'affaire du Karey T (1995) 83 F.T.R. 262, j'ai résumé ainsi, à la page 265, les éléments dont avait tenu compte le juge Brandon dans l'affaire The Myrto et le juge Collier dans l'affaire du Alexandros Tsavliris :

1.             Quelle est la valeur du navire par rapport au montant de la réclamation?

2.             Existe-t-il des moyens de défense soutenables?


3.             Est-il possible que le propriétaire poursuive ses activités : est-il raisonnable de supposer que le navire devra être vendu à un moment ou l'autre?

4.             La valeur du navire ou le prix de vente diminueront-ils avec le temps, notamment en raison des frais engagés pour garder un homme ou un équipage à bord, pour entretenir et pour assurer le navire?

5.             Le navire se détériorera-t-il si la vente est reportée?

6.             Existe-t-il une raison valable de vendre le navire avant l'instruction?

J'examinerai successivement chacun de ces éléments dans le contexte du Essington II.

[54]            S'agissant d'abord de la valeur du navire par rapport aux sommes réclamées, je suis déjà arrivé à la conclusion que la somme de 380 000 $ est une valeur marchande raisonnable. S'agissant des réclamations à l'encontre du navire, celle de Franklin, hors les intérêts, qui ont couru durant près de huit ans au taux préférentiel de la Banque Royale du Canada plus un point de pourcentage par année, dépasse en elle-même largement la valeur du Essington II. Il y a aussi les réclamations suivantes :

1.         celle de M. Richard Smeal, qui réclame un privilège maritime pour salaires pour la somme de 340 000 $;

2.         celle de M. Robert Smeal, ainsi que de son entreprise, Saltstream Engineering Ltd., qui réclame un droit de rétention pour frais d'entreposage et salaires, soit un total de 80 000 $; et

3.         celles de divers investisseurs, qui ont comparu dans la présente action comme personnes ayant un intérêt dans le Essington II, et qui réclament une somme de 135 000 $ remontant à 1994.

[55]            Les réclamations à l'encontre du Essington II dépassent même la valeur la plus optimiste du navire, un navire que le propriétaire n'est pas en état d'exploiter et donc, aspect que j'examinerai bientôt, le navire devra tout probablement être vendu à tel ou tel moment.

[56]            Il pourrait y avoir, à première vue, une défense fondée sur l'absence de contrepartie pour l'hypothèque de Franklin, mais l'analyse la plus probable est que Bullco a remis à Franklin un billet à ordre, ainsi qu'une autre sûreté, et tout cela sera difficile à défaire. Toutefois, ce n'est pas là un point à décider au stade interlocutoire. De toute manière, il existe peut-être une défense valable, bien que ce n'en soit pas une qui, à ce stade, apparaît dans les actes de procédure.

[57]            Étant donné le lourd fardeau des créances sur le navire, et même si l'on considère que les frais salariaux et redevances d'amarrage accumulés à ce jour incombent à la branche Richard Smeal de la famille, de telle sorte que Bullco n'aurait peut-être pas à s'en charger immédiatement, il est très douteux que, confrontée au reste des créances, Bullco puisse se maintenir. Nous avons d'ailleurs l'affirmation de M. Richard Smeal selon laquelle Bullco n'a pas les moyens de se maintenir. Il faut donc qu'à un moment donné il y ait une vente, et ici j'ajouterais que plus tôt le navire sera vendu, mieux ce sera, car les créances continuent de s'accumuler, mois après mois.


[58]            La valeur du navire continue de diminuer, à la fois sur le plan réel, en raison de sa détérioration, et sur papier, en raison des redevances d'amarrage et des frais de gardiennage du navire, sans oublier les intérêts débiteurs. La détérioration qui apparaît manifestement sur les photographies courantes est sans doute en partie de nature superficielle. Cependant, il y a aussi, selon le témoignage de M. Doswell, que j'accepte, une détérioration plus sérieuse. À mesure que le temps passe, il deviendra plus coûteux de faire renouveler le certificat d'inspection de sécurité nautique. Il se pourrait que le Essington II soit adéquatement protégé contre le dommage électrolytique à la coque, mais ce n'est pas une certitude et d'ailleurs M. Doswell voudrait inspecter la coque en cale sèche. La créance de Saltstream Engineering pour redevances de mouillage et la créance de Robert Smeal pour le gardiennage du navire semblent se chiffrer à environ 11 000 $ par année. Dans le meilleur des cas, et si tout le monde coopère, il serait sans doute possible de soumettre cette affaire à une instruction d'ici deux ans. Tout cela montre qu'une vente s'impose.

[59]            À coup sûr, la dépréciation va s'aggraver, du moins au cours des prochaines années, si le navire devait rester désarmé jusqu'à l'instruction. Cela saute aux yeux parce que rien ne prouve qu'un entretien a lieu, bien que les machines soient probablement mises en marche à l'occasion.


[60]            Outre ce qui précède, il y a d'autres bonnes raisons qui militent en faveur d'une vente pendant l'instance. Après sept ou huit années d'annonces, un acheteur capable et disposé se présente, il est prêt à payer un prix raisonnable, sous réserve seulement d'une inspection dans un chantier naval, à ses frais. Une raison très éloquente pour laquelle une vente devrait avoir lieu maintenant est que le Essington II n'est pas assuré. Il existe sans doute une assurance de la responsabilité civile, pour le cas où Saltstream Engineering Ltd. serait déclarée responsable d'un dommage causé par le Essington II, qui est attaché aux équipements de Saltstream, mais il ne semble pas y avoir d'assurance sur corps et machines pour les éventuels dommages au navire. Bullco dit que cela n'importe pas puisque Franklin a déjà reconnu que le navire n'était pas assuré, mais ce n'est manifestement plus la position de Franklin. D'ailleurs, le navire devrait être assuré afin de protéger la position des autres personnes ayant un intérêt dans le navire. De plus, et cela est une question d'intérêt public, le Essington II devrait être assuré pour protéger les contribuables contre les frais substantiels qui seraient engagés si le Essington II venait à couler : j'ai ici à l'esprit à la fois les opérations de nettoyage pour cause de pollution et les frais d'enlèvement de l'épave.

DISPOSITIF


[61]            Je remercie l'avocat de la demanderesse pour son exposé précis et pour sa franchise au regard des faiblesses du dossier de sa cliente. L'avocat de Bullco a fait un bon travail eu égard aux documents qu'il avait à sa disposition, en faisant valoir que peu serait perdu, et même rien, si le navire n'était pas vendu jusqu'à ce qu'un juge rende une décision. Il y a beaucoup à perdre si le navire n'est pas vendu à ce stade-ci. Bullco a même sans toute quelque chose à gagner, car une vente mettra fin à de nombreux coûts actuels, notamment le coût de la dépréciation. Comme on l'a vu plus haut, il y a de nombreuses bonnes raisons de vendre le navire, quelle que soit la perspective adoptée, celle des personnes extérieures à la famille ou celle des intérêts familiaux dans toute cette affaire. Il devrait y avoir acte de disposition. La vente pendant l'instance est donc autorisée, avec police d'assurance et déplacement du navire jusqu'à Vancouver pour inspection, selon ce que précise l'ordonnance de même date.

                                                                            « John A. Hargrave »                  

                                                                                         Protonotaire                        

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                   T-1697-97

INTITULÉ :                  Franklin Lumber Ltd. c.

Le navire « Essington II » et autres

LIEU DE L'AUDIENCE :                              VANCOUVER

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 12 JANVIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

DATE DES MOTIFS :                                   LE 20 JANVIER 2005

COMPARUTIONS :

David McEwen                                                 POUR LA DEMANDERESSE

Brad Caldwell                                                   POUR LA DÉFENDERESSE, BULLCO PILE & DREDGE LTD.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McEwen Schmitt & Co.                                    POUR LA DEMANDERESSE

Vancouver

Caldwell & Co.                                                 POUR LA DÉFENDERESSE,

Vancouver                                                         BULLCO PILE & DREDGE LTD.


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