Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20050930

Dossier : T-1007-03

Référence : 2005 CF 1344

ENTRE :

SCHLUMBERGER CANADA LIMITED

demanderesse

et

TRICAN WELL SERVICE LTD.


défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE HUGESSEN



Introduction

[1]        La Cour est saisie de deux requêtes en jugement sommaire présentées par la demanderesse et la défenderesse respectivement. L'action principale oppose la demanderesse Schlumberger Canada Ltd. (Schlumberger) à la défenderesse Trican Well Service Ltd. (Trican).

[2]        Le litige porte sur certains fluides dont l'utilisation est revendiquée dans les brevets de Schlumberger à l'égard du processus de fracturation hydraulique. Au cours de ce processus, des fluides sont injectés dans un puits de forage pour fracturer des formations souterraines, de manière à faciliter l'écoulement du pétrole et du gaz. Schlumberger est titulaire des brevets canadiens 2,380,311 (le brevet 311) et 2,217,659 (le brevet 659) se rapportant à la fracturation de formations souterraines. Les fluides NeutralClean et NeutralClean HT de Trican sont utilisés comme méthode de fracturation des formations souterraines. Schlumberger allègue que ces deux produits constituent une contrefaçon de ses brevets.

[3]        Dans sa requête la demanderesse Schlumberger sollicite un jugement sommaire partiel déclarant qu'elle est propriétaire des brevets 311 et 659 et que les revendications 1, 2, 5, 6, 12, 13, 15 et 26 du brevet 311 sont contrefaits par Trican. Elle demande également que les autres questions en litige soient renvoyées pour instruction.

[4]        Pour sa part, Trican sollicite par voie de requête un jugement sommaire partiel à l'égard de sa défense et le rejet certaines allégations de contrefaçon faites par Schlumberger en ce qui concerne les brevets 311 et 659. Elle sollicite également un jugement sommaire partiel à l'égard de sa demande reconventionnelle dans laquelle elle allègue que certaines revendications des brevets 311 et 659 ne sont pas valides.

[5]        À mon avis, les deux requêtes doivent être rejetées pour les motifs énoncés ci-dessous.

La requête de la demanderesse

[6]        Schlumberger soutient que son expert, M. Jennings, a établi dans l'affidavit supplémentaire qu'il a souscrit que tous les éléments des revendications 1, 2 et 26 du brevet 311 étaient présents dans les produits NeutralClean et que ces produits constituaient par conséquent une contrefaçon de ces revendications. Elle dit que Trican n'a présenté aucune preuve en réponse ou à l'encontre de la conclusion de M. Jennings et qu'il n'existe aucune question litigieuse véritable à l'égard de la réclamation pour contrefaçon.

[7]        La demanderesse reconnaît que Trican a plaidé l'invalidité du brevet 311 comme moyen de défense. Elle prie donc la Cour de lui accorder une ordonnance déclarant la contrefaçon des revendications spécifiées sous réserve d'une ordonnance renvoyant la question de la validité pour instruction. La demanderesse allègue que, même si la défense d'invalidité de Trican visait à éviter le jugement sommaire à l'égard de la réclamation de Schlumberger pour contrefaçon, elle ne permettait pas d'éviter le jugement sommaire à l'égard de la défense d'absence de contrefaçon de Trican. Elle soutient que l'article 218 des Règles permet à la Cour de déclarer qu'il n'existe aucune question litigieuse véritable concernant les faits constitutifs de la contrefaçon et d'ordonner l'instruction de la seule question de la validité.

[8]        La demanderesse fait également valoir que, même si Trican n'a pas reconnu que Schlumberger est propriétaire de l'un ou l'autre des brevets en cause, elle a produit un affidavit établissant que Schlumberger Canada est propriétaire des deux brevets et que la défenderesse n'a ni mené de contre-interrogatoire sur l'affidavit en question ni produit de preuve contraire. Pour ces motifs, il est allégué que la Cour devrait maintenant déclarer que la demanderesse est propriétaire des brevets 311 et 659.

[9]        Je suis d'avis de rejeter la partie de la requête de la demanderesse concernant l'ordonnance la déclarant propriétaire pour le simple motif que cette réparation n'a été demandée dans aucune des versions de la déclaration de la demanderesse. Puisque le jugement sommaire est un jugement « sur tout ou partie de la réclamation contenue dans la déclaration » (paragraphe 213(1) des Règles), la réparation ne devrait pas être accordée. L'article 182 des Règles qui prévoit que « [l]a déclaration [...] contien[t] [...] toute autre réparation demandée, à l'exclusion des dépens [...] » peut également être invoqué. Cette disposition fait en sorte que la forme ne l'emporte pas sur le fond. Les actes de procédure revêtent une importance capitale dans la détermination des questions litigieuses d'une affaire et de la réparation à accorder à une partie : ce qui n'a pas été demandé ne peut être accordé. Il s'agit d'une question de fond. En tout état de cause, et pour les motifs invoqués ci-dessous dans l'analyse de l'incidence de l'article 218, je suis d'avis qu'une déclaration de cette nature ne permettra pas de gagner du temps ni de réaliser des économies et que la décision s'y rapportant se situe au-delà de la simple question de forme.

[10]      La partie de la requête de la demanderesse où elle sollicite une déclaration de contrefaçon devrait également être rejetée puisque les questions relatives à la validité des brevets en cause ne sont pas encore tranchées. Il est sûrement inutile de noter qu'un brevet invalide ne peut être contrefait. La tentative mise de l'avant par les avocats pour établir une distinction entre une déclaration de contrefaçon ne faisant pas obstacle à la défense et une déclaration de contrefaçon pure et simple n'est pas une tentative pour laquelle il n'existe aucune source.

[11]      Au contraire, le regretté président Jackett de la Cour de l'Échiquier a expressément refusé une demande semblable en 1968 dans l'affaire Libbey-Owens-Ford Glass Co. c. Ford Motor Co. of Canada Ltd. (1968), 57 C.P.R. 72 (C. Éch.) :

[traduction]

Si les ordonnances étaient accordées suivant les modalités sollicitées dans les demandes, elles concluraient seulement que la défenderesse « a contrefait » un brevet canadien particulier. En pareille situation, il ne serait pas déclaré que la défenderesse a contrefait le monopole défini par une revendication particulière contenue dans un brevet. Par ailleurs, la validité des brevets est contestée et il se peut bien qu'il ressorte de cette contestation que certaines revendications sont valides et que d'autres ne le sont pas. L'ordonnance ne pourrait, en pareille situation, servir de point de départ à un jugement final dans l'action à l'égard de laquelle elle a été prononcée parce qu'il ne pourrait être tranché qu'une revendication valide a été contrefaite.

[12]      À mon avis, cette logique s'applique également en l'espèce et le fait que des modifications ont été apportées aux Règles depuis cette époque n'a rien à voir avec la question.

[13]       La demanderesse ne peut pas non plus, à mon avis, invoquer l'article 218 des Règles à l'appui de sa requête en jugement sommaire. Il ressort clairement des premiers mots de la règle ([l]orsqu'un jugement sommaire est refusé ou n'est accordé qu'en partie, la Cour peut [...]) que la Cour se voit conférer un pouvoir discrétionnaire pour rendre une ordonnance de la nature de celles qui précèdent l'instruction lorsqu'elle rejette une requête en jugement sommaire en totalité ou en partie. Puisque pareille ordonnance peut toujours être rendue au moment de la conférence préparatoire à l'instruction (qui n'a pas encore eu lieu), il me semble que la Cour devrait faire preuve de prudence et exercer son pouvoir seulement lorsqu'elle est convaincue que cela aura pour effet de raccourcir considérablement l'instruction. Je ne suis pas persuadé que tel est le cas en l'espèce, puisque les questions de validité qui ne sont pas encore tranchées exigeront de la part du juge de première instance qu'il se penche sur l'interprétation des brevets en cause et aussi des diverses antériorités invoquées. Si la « question » de la propriété est aussi simple que la demanderesse le laisse entendre, son examen ne prendra pas trop de temps à l'instruction.

La requête de la défenderesse

[14]      La défenderesse a présenté une requête en vue d'obtenir un jugement sommaire partiel rejetant certaines allégations de contrefaçon faites par la demanderesse à l'égard des brevets en cause. Elle sollicite également un jugement sommaire à l'égard de sa demande reconventionnelle portant que certaines revendications des brevets en cause ne sont pas valides. La requête visant le rejet de la réclamation pour contrefaçon du brevet 311 est fondée sur trois motifs. Premièrement, il est allégué que la mise en application de l'antériorité ne peut constituer une contrefaçon. Trican soutient que les deux fluides de fracturation qu'elle utilise sont du domaine public. Ils sont, semble-t-il, décrits dans un brevet américain, délivré en 1968, connu sous l'appellation « brevet Rice » et dans un autre brevet américain, délivré en 1993, connu sous l'appellation « brevet Bonekamp » . La défenderesse dit que le brevet Rice décrit un fluide de fracturation contenant précisément les mêmes composants que le produit NeutralClean et un fluide de fracturation contenant exactement les mêmes composants que le produit NeutraClean HT. Elle soutient de plus que la préparation et l'utilisation d'un fluide de fracturation renfermant les composants de NeutralClean correspondent à la mise en pratique du brevet Rice et que les versions expansées de ces fluides sont obtenues lorsque les enseignements du brevet Bonekamp sont combinés avec ceux du brevet Rice.

[15]      Comme second argument, la défenderesse affirme que le brevet 311 ne devrait pas être valide parce qu'il revendique un domaine qui fait partie de l'antériorité. Elle fait valoir que son expert, le Dr Marangoni, a comparé les fluides de fracturation décrits dans le brevet Rice à ceux du brevet 311 et conclu que, dans le cas des revendications 1, 2, 5, 6, 12, 13 et 15, la composition des fluides de fracturation et leur méthode d'utilisation sont dévoilées dans le brevet Rice. Elle soutient également que l'expert de Schlumberger, M. Jennings, a reconnu que les mentions relatives à une [traduction] « structure de gel » dans le brevet Rice [traduction] « s'applique à la viscoélasticité » .

[16]      Trican prétend également que si l'on suivait les instructions du brevet Bonekamp, en utilisant les fluides obtenus avec le brevet Rice et en leur faisant prendre de l'expansion conformément aux directives du brevet Bonekamp, la revendication 26 du brevet 311 serait contrefaite. Puisque, si le brevet 311 était valide, les propriétaires de Bonekamp ne pourraient pas mettre en application leur propre brevet, il faut croire que le brevet 311 revendique des réalisations de l'antériorité et qu'il n'est donc pas valide.

[17]      Au titre de son troisième argument, la défenderesse allègue que les revendications du brevet 311 en question ne sont pas valides parce qu'elles vont au-delà de l'invention en réclamant des matières qui sont en fait des [traduction] « espèces inutilisables » ou des réalisations qui ne fonctionnent pas comme le décrit le brevet. Elle soutient que la viscoélasticité des fluides est essentielle à chacune des huit revendications du brevet 311. Elle dit, en se fondant sur l'examen effectué par le Dr Marangoni, qu'au moins trois exemples de solutions de tensioactifs ne permettent pas la formation de fluides viscoélastiques dans l'eau. Trican soutient que certaines des revendications du brevet 311 ne fonctionnent pas ou ne sont pas utiles à l'invention. Ces revendications sont donc excessives et ne sont pas valides.

Le brevet 659

[18]      Trican soutient que les revendications 8 à 10 du brevet 659 ne sont pas valides parce qu'elles revendiquent des espèces inutilisables. Selon Trican, le brevet 659 revendique l'utilisation de fluides de fracturation viscoélastiques. Dr Marangoni allègue que les trois combinaisons tensioactif-sel décrites dans le brevet 659 ne créent pas des fluides viscoélastiques, tel qu'il est prévu. Pour cette raison, ces combinaisons constituent des espèces inutilisables.

[19]      La défense de l'arrêt Gillette au moyen de laquelle la défenderesse prétend mettre en application l'antériorité seulement (voir Gillette Safety Razor Company c. Anglo-American Trading Company Ltd. (1913) R.P.C. 465 (Ch. des lords)) aussi bien que l'argument selon lequel le brevet 311 n'est pas valide parce qu'il revendique un domaine qui fait partie de l'antériorité ne constituent des assises appropriées pour obtenir un jugement sommaire sur la preuve en l'espèce. Premièrement, l'argument voulant que les versions expansées des fluides soient obtenues lorsque les enseignements du brevet Bonekamp sont combinés à ceux du brevet Rice ne peut être retenu parce que l'antériorité doit provenir d'une même publication ou directive qui mènerait la personne versée dans l'art à l'invention revendiquée (Freeworld Trust c. Électro Santé Inc. et al. (2000), 9 C.P.R. (4th) 168, aux paragraphes 25 et 26.). À tout le moins, il existe une véritable question litigieuse pour l'instruction, soit celle de savoir si le brevet Rice constitue lui-même une antériorité par rapport au brevet 311 avec l'intégration de la viscoélasticité.

[20]       La nécessité de définir à quoi correspond la personne versée dans l'art revêt cependant plus d'importance. Les experts auxquels les parties ont eu recours ne s'entendent pas sur la description et les qualités requises de la personne versée dans l'art à qui les brevets en cause et les références d'antériorité sont destinés. Compte tenu du sujet hermétique des brevets, il s'agit d'un cas où la Cour sera presque certainement ralentie considérablement par leur interprétation si elle ne dispose pas d'éléments de preuve sur l'état des connaissances générales courantes de ces personnes, une tâche impossible si la Cour n'est également pas en mesure de définir qui sont ces personnes. Comme la preuve sur ce point est contradictoire, la Cour n'est pas en mesure, dans le cadre d'une requête en jugement sommaire, de résoudre le différend (voir Trojan Technologies, Inc. c. Suntec Environmental Inc. [2004] A.C.F. no 636 (C.A.F.)). Par conséquent, la Cour ne peut même pas s'engager dans la première étape requise pour interpréter un brevet et la voie menant au jugement sommaire est bloquée par un obstacle infranchissable. Comme j'ai eu l'occasion de le dire récemment dans M.K. Plastics Corp. c. Plasticair Inc., 2005 CF 881 :


[I]l faut repérer les éléments essentiels de chacun des brevets et comparer ceux-ci en fonction de la preuve d'expert. Vu les éléments de preuve contradictoires, l'interprétation du brevet de la demanderesse qui fait l'objet du présent différend constitue, à mon sens, une véritable question litigieuse. Cette question ne peut, ni ne doit, être tranchée sur la seule base d'affidavits [...]

[21]      La même conclusion s'applique à l'égard des observations de la défenderesse voulant que certaines revendications des brevets 311 et 659 ne soient pas valides parce qu'elles revendiquent des espèces inutilisables. Il est lieu commun de dire qu'une personne versée dans l'art saura que certains éléments doivent être inclus et d'autres exclus des revendications d'un brevet mais, à moins que la Cour ne soit en mesure de définir qui est cette personne, elle ne saura pas ce que cette personne inclurait ou exclurait de l'examen. Encore une fois, la voie menant au jugement sommaire est bloquée.

Conclusion

[22]      Je conclus que les deux requêtes doivent être rejetées avec dépens.

ORDONNANCE

Les requêtes en jugement sommaire sont rejetées avec dépens.

                                                                                                «    James K. Hugessen »    

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 30 septembre 2005

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                         T-1007-03

INTITULÉ :                                                        SCHLUMBERGER CANADA        LIMITED

                                                                            c.

                                                                            TRICAN WELL SERVICE LTD.

LIEU DE L'AUDIENCE :                                 OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                LE 22 SEPTEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                       LE JUGE HUGESSEN

DATE DES MOTIFS :                                      LE 30 SEPTEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Kevin L. LaRoche                                                 POUR LA DEMANDERESSE

Christine Collard                                                  

Nicholas McHaffie                                                POUR LA DÉFENDERESSE

Eugene F. Derényi

Laura Bradshaw                                                                                                           

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BORDEN LADNER GERVAIS LLP                   POUR LA DEMANDERESSE

Ottawa (Ontario)                                                                                                          

STIKEMAN ELLIOTT LLP                                POUR LA DÉFENDERESSE

Ottawa (Ontario)                                                 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.