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                                                                                                                                           Date : 20010330

                                                                                                                             Dossier : IMM-5528-98

                                                                                                           Référence neutre : 2001 CFPI 263

Ottawa (Ontario), le 30 mars 2001

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

JAN HOY CASSELLS

Lorraine Cassells, DALTON WALLACE, JACQUELINE WALLACE

CHEYENNE CASSELLS par leur tutrice à l'instance, LORRAINE CASSELLS

                                                                                                                                                   demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                               défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE PELLETIER


[1]         Il s'agit d'une demande en vue de l'obtention d'un jugement sommaire contre la Couronne dans une action en dommages-intérêts découlant du renvoi illicite du Canada d'un individu qui est frappé par une mesure d'expulsion. Il est inhabituel qu'il soit ordonné qu'une personne qui n'a pas le droit d'être au Canada soit retournée au Canada une fois qu'elle a été renvoyée, mais c'est ce qui est arrivé dans ce cas-ci. J'ai décidé qu'il ne convient pas ici d'accorder un jugement sommaire parce qu'il serait possible pour le juge des faits de conclure que la cause d'action invoquée contre la Couronne est fondée sur une mauvaise conduite qui, si elle était établie, pourrait justifier le refus d'accorder les réparations sollicitées par les demandeurs, et ce, même si un juge a déjà décidé que le renvoi en question était illicite. Si une conclusion de mauvaise conduite doit être tirée, elle ne devrait l'être qu'après avoir entendu les intéressés en personne plutôt que sur la foi d'une preuve par affidavit.

[2]         Jan Hoy Cassells est arrivé au Canada à titre de visiteur en 1992; il est encore ici. Dans l'intervalle, il s'est fait connaître auprès de certains services de police même si, en bonne justice, il a fait l'objet d'un nombre beaucoup plus élevé d'accusations que de déclarations de culpabilité. Il est assujetti à une mesure d'expulsion depuis le mois de mai 1995. Diverses tentatives qui ont été faites en vue de le renvoyer ont entraîné l'octroi de prorogations par des responsables de l'Immigration ou la délivrance par cette Cour d'ordonnances sursoyant à l'exécution de la mesure de renvoi.

[3]         M. Cassells entretient depuis longtemps des relations avec Lorraine Cassells (autrefois Lorraine Lee). Il s'agit d'une relation tumultueuse, qui a donné lieu à la délivrance d'ordonnances de non-communication et à des allégations de voies de fait. Mme Cassells a deux enfants issus de relations antérieures; un autre enfant est né de la relation ici en cause. La famille a été portée à l'attention de la Société d'aide à l'enfance de la région de York après qu'il eut été allégué que M. Cassells avait agressé l'un des enfants.


[4]         À l'automne 1997, on a signifié à M. Cassells un ordre lui enjoignant de se présenter pour être renvoyé en Jamaïque le 28 octobre 1997. À ce moment-là, M. Cassells faisait l'objet d'une assignation lui enjoignant de comparaître à l'audience au cours de laquelle la Société d'aide à l'enfance devait demander la délivrance d'une ordonnance de surveillance par suite de l'allégation de voies de fait. Certaines ententes ont été conclues au sujet de cette date, mais l'audience ayant été ajournée à une date ultérieure, les agents chargés du renvoi ont insisté pour que l'on procède à l'expulsion. Le 17 décembre 1997, à la suite d'une demande présentée par l'avocat de M. Cassells, Monsieur le juge Gibson a statué que l'assignation était une ordonnance judiciaire, de sorte que le renvoi de M. Cassells pendant qu'il était assujetti à une assignation irait à l'encontre du paragraphe 50(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, qui se lit comme suit :


50. (1) La mesure de renvoi ne peut être exécutée dans les cas suivants :

a) l'exécution irait directement à l'encontre d'une autre décision rendue au Canada par une autorité judiciaire;

b) la présence au Canada de l'intéressé étant requise dans le cadre d'une procédure pénale, le ministre ordonne d'y surseoir jusqu'à la conclusion de celle-ci.


50. (1) A removal order shall not be executed where

(a) the execution of the order would directly result in a contravention of any other order made by any judicial body or officer in Canada; or

(b) the presence in Canada of the person against whom the order was made is required in any criminal proceedings and the Minister stays the execution of the order pending the completion of those proceedings.


[5]         Par conséquent, aucune autre tentative n'a été faite pour que M. Cassells soit renvoyé pendant qu'il était assujetti à une assignation. Toutefois, la mesure d'expulsion continuait à s'appliquer.


[6]         Le 8 avril 1998, après que l'instance engagée par la Société d'aide à l'enfance eut pris fin, M. Cassells a été informé par lettre qu'il devait se présenter pour être renvoyé du Canada le 27 avril 1998. L'avocat de M. Cassells a présenté une demande de sursis à l'exécution de la mesure de renvoi le 23 avril 1998, mais la demande a été rejetée. L'avocat a présenté une deuxième demande de sursis le 24 avril 1998, mais cette demande a également été rejetée.

[7]         Le 27 avril 1998, Mme Cassells s'est présentée sans avocat devant la Division de la famille de la Cour de l'Ontario et a présenté une demande visant à faire modifier l'ordonnance de surveillance (qui avait été rendue dans le cadre de l'instance antérieure) de façon à faire transférer la responsabilité de la surveillance de la famille de la Société d'aide à l'enfance de la région de York à la Société d'aide à l'enfance de Windsor, comté d'Essex[1]. En effet, la famille avait quitté Toronto pour s'installer à Windsor après la délivrance de l'ordonnance initiale et la responsabilité de la surveillance de la famille avait été transférée sur le plan administratif, mais non au point de vue juridique, à la Société d'aide à l'enfance, à Windsor. Les enfants en question sont des enfants à l'égard desquels M. Cassells agissait à titre de parent et comprenaient la propre fille de celui-ci. Mme Cassells a ensuite fait en sorte qu'une assignation soit délivrée, et elle a signifié celle-ci à M. Cassells. Compte tenu de l'ordonnance rendue par le juge Gibson dans l'instance antérieure, M. Cassells ne s'est pas présenté pour être renvoyé. Cela a entraîné son arrestation en vertu d'un mandat de l'Immigration, le 28 avril 1998.


[8]         Mme Cassells a été contre-interrogée au sujet de son affidavit en ce qui concerne cette opération. Voici ce qu'elle a déclaré :

[TRADUCTION]

60.            Q.             Qui a présenté cette demande?

R.             C'est moi qui l'ai présentée.

61.            Q.             Pourquoi avez-vous présenté cette demande le 27 avril 1998 plutôt qu'à une autre date?

R.             Parce que son renvoi semblait imminent et que je croyais que nos enfants devaient être protégés. Je croyais que la Société d'aide à l'enfance du comté d'Essex serait le meilleur organisme qui puisse agir, et j'espérais que la Société appuierait les efforts que je faisais relativement à l'injonction.

62.            Q.             Eh bien, à ce moment-là, les Services d'aide à l'enfance du comté d'Essex s'occupaient déjà du dossier, n'est-ce pas?

R.             À toutes fins utiles, oui, mais ils n'avaient pas tous les renseignements nécessaires parce que le dossier ne devait être transféré qu'à la suite de l'introduction de procédures judiciaires.

[...]

70.            Q.             Il est donc juste de dire qu'en présentant cette demande à ce moment-là, vous vous préoccupiez principalement du renvoi de votre mari ou de votre conjoint?

R.             Parce que cela m'empêcherait de poursuivre cette demande et parce qu'il ne serait pas présent, en sa qualité de père, en vue de la poursuivre avec moi. Oui, vous pouvez dire que telle était ma principale préoccupation. Oui.

71.            Q.             Était-il nécessaire de délivrer une assignation de témoin à M. Cassells si ce n'est pour empêcher son expulsion?

R.             Il était nécessaire de l'assigner de façon qu'il soit présent aux fins de la demande.

72.            Q.             S'attendait-on à ce qu'il ne coopère pas à titre de témoin?

R.             On s'attendrait à ce qu'il ne soit pas présent.

73.            Q.             Eh bien, c'est ce que je vous dis, que l'assignation visait à empêcher son renvoi plutôt qu'à -

R.             Non pas à empêcher son renvoi, Monsieur. À le garder ici pour la demande.


74.            Q.             Mais vous n'aviez pas à l'assigner afin de le faire témoigner?

R.             Je ne le sais pas. Je devais l'assigner comme témoin pour qu'il soit ici.

75.            Q.             C'est ce que je veux dire. L'assignation visait à -

R.             Dans ce cas, je suppose que je -

76.            Q.             - à le garder au Canada.

R.             Dans ce cas, je suppose que je suis d'accord avec vous, que j'avais besoin de lui au Canada, pour la demande.

[9]         On peut à juste titre se demander pourquoi M. Cassells n'était pas partie à la demande au lieu d'être un simple témoin. L'affidavit de Mme Cassells renferme entre autres les paragraphes suivants :

[TRADUCTION]

La garde et le soin des trois enfants, Jacqueline Wallace, Dalton Hugh et Cheyenne Cassells m'ont (nous ont) été confiés; ils habitent dans le comté d'Essex avec moi.

Le soin des enfants m'a (nous a) été confié sous réserve d'une ordonnance de surveillance pour une période de douze mois. [Je souligne.]

[10]       Le mot « nous » peut uniquement désigner M. et Mme Cassells.

[11]       La disposition en vertu de laquelle une ordonnance de surveillance peut être rendue figure à l'article 57 de la Loi sur les services à l'enfance et à la famille (la Loi), L.R.O. 1990, ch. C.11, qui prévoit ce qui suit :



57.(1) Si le tribunal constate qu'un enfant a besoin de protection et qu'il est convaincu qu'une ordonnance est nécessaire afin de protéger l'enfant à l'avenir, il ordonne, dans l'intérêt véritable de l'enfant, selon le cas:

57.(1) Where the court finds that a child is in need of protection and is satisfied that intervention through a court order is necessary to protect the child in the future, the court shall make one of the following orders, in the child's best interests:                  1. Que l'enfant soit placé chez son père ou sa mère ou chez une autre personne, ou lui soit rendu, sous réserve d'une surveillance exercée par la société, pendant une période précise de trois mois au moins et douze mois au plus.

1. That the child be placed with or returned to a parent or another person, subject to the supervision of the society, for a specified period of at least three and not more than twelve months.


[12]       Cette disposition, comme l'article 39, figure dans la partie III de la Loi, intitulée : « Protection de l'enfance » :


39.(1) Sont parties à l'instance introduite en vertu de la présente partie:

1.    Le requérant.

2.    La société compétente en la matière.

3.    Le père ou la mère de l'enfant.

4.    Si l'enfant est Indien ou autochtone, un représentant que choisit la bande ou la communauté autochtone de l'enfant.


39.(1) The following are parties to a proceeding under this Part:

1. The applicant.

2. The society having jurisdiction in the matter.

3. The child's parent.

4. Where the child is an Indian or a native person, a representative chosen by the child's band or native community.


[13]       Quelle qu'ait été la relation existant à la maison entre M. Cassells et les deux autres enfants, c'est M. Cassells qui est le père de Cheyenne Cassells; il devait donc être partie à la demande.

[14]       Quant à la question de savoir si la demande elle-même était nécessaire plutôt qu'opportune, voici ce qui figure dans la transcription du contre-interrogatoire de Karen Stecher, travailleuse du service à la famille chargée du cas à Windsor :


[TRADUCTION]

90.            Q.             Je dois admettre qu'habituellement, je ne plaide pas devant le Tribunal de la famille. Je me demande simplement si, en vue d'obtenir une ordonnance de transfert de la surveillance des enfants d'une société d'aide à l'enfance à une autre, dans un autre ressort, il est absolument nécessaire de présenter une requête comme celle-ci.

R.             Je n'en suis pas sûre.

91.            Q.             Est-il en fait possible de faire en sorte que votre organisme se charge de surveiller les enfants sans qu'il soit nécessaire de présenter une requête ou d'obtenir une ordonnance?

R.             Oui, la chose est possible.

92.            Q.             Et comment le ferait-on?

R.             Eh bien, en fait, j'assure maintenant la surveillance. Ils nous ont appelés et ils nous ont demandé de le faire.

93.            Q.             Qui est-ce qui vous a appelé?

R.             Le directeur exécutif de la SAE de la région de York a communiqué avec notre directeur exécutif.

94.            Q.             Par conséquent, compte tenu de ce contact, seriez-vous d'accord avec moi pour dire que le fait que votre organisme se charge du cas ne pose pas de problème à la région de York?

R.             En effet.

95.            Q.             Et, en fait, vous avez convenu de vous charger du cas?

R.             Oui, oui.

96.            Q.             Y a-t-il lieu de croire que votre organisme s'opposerait à la requête?

R.             Non.

97.            Q.             Il y a plutôt lieu de croire que ce serait le contraire, n'est-ce pas? Il y a lieu de croire que vous voudriez vous occuper de la surveillance de ces enfants?

R.             Ils surveillaient déjà les enfants.


98.            Q.             C'est ce que je veux dire.

R.             Oui. Il me semble que la seule différence, c'est que le cas serait renvoyé à la cour ici à Windsor, plutôt qu'à Toronto, ce qui est logique.

[...]

101.          Q.             Seriez-vous d'accord avec moi pour dire qu'il semble donc que la réparation qui est demandée dans ce cas-ci, à savoir que le cas soit transféré de la région de York au comté d'Essex, est essentiellement déjà accordée?

R.             Oui.

[15]       Par suite de l'arrestation de M. Cassells, il y avait lieu pour Mme Cassells de croire que son mari serait expulsé malgré l'assignation qui lui avait été signifiée. Les agents chargés de l'exécution de la mesure d'expulsion estimaient que les procédures engagées devant la Division de la famille de la Cour de l'Ontario constituaient un subterfuge et que l'assignation visait simplement à empêcher le renvoi de M. Cassells du Canada. Ils ont remis à M. Cassells une lettre l'informant que s'il devait se présenter au Canada pour comparaître à l'instance, ils faciliteraient son retour, mais que la chose se ferait à ses frais.


[16]       Le 29 avril 1998, Mme Cassells, qui agissait encore une fois pour son propre compte, a déposé un avis de demande au nom des trois enfants devant la Division générale de la Cour de l'Ontario en vue de demander qu'une [TRADUCTION] « injonction interdisant le renvoi » de M. Cassells soit délivrée. Elle a invoqué la compétence parens patriae de la cour en vue de soutenir que les enfants ne devraient pas être privés des soins dispensés par leur père en raison d'un renvoi illicite. L'avis de demande a été remis aux fonctionnaires de l'Immigration. C'était la troisième demande, en moins de six jours, visant à empêcher le renvoi de M. Cassells et la première demande à être présentée devant la Cour supérieure de l'Ontario. L'avis de demande a été signifié aux représentants du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre) moins d'une heure avant le renvoi de M. Cassells, mais, malgré l'assignation et la demande de contrôle judiciaire qui était en instance, ce dernier a été expulsé en Jamaïque.

[17]       À la suite de ces événements, des lettres ont été échangées entre l'avocat et Mme Cassells. La teneur de ces lettres ressort de l'extrait suivant du contre-interrogatoire de Mme Cassells :

[TRADUCTION]

91.            Q.             À la page quarante du dossier de la demande figure l'une des pièces jointes à vos affidavits; il s'agit d'une lettre que Me Barnwell, votre avocat, vous a envoyée. La page quarante du dossier correspond à la deuxième page de la lettre. Le deuxième paragraphe complet - tout d'abord, pour plus de clarté, j'aimerais faire remarquer qu'il me semble certes que dans ce paragraphe et dans les paragraphes suivants, où il parle du mois de janvier, il s'agit en fait du mois d'avril.

R.             Oui.

92.            Q.             Voici ce qu'il dit : « Comme vous le savez, nous avons obtenu une assignation de témoin le lundi, 27 janvier » , mais il devrait s'agir du 27 avril. Lorsqu'il emploie le mot « nous » , s'agit-il de vous et de lui?

R.             Non.

93.            Q.             Pourquoi, selon vous, emploierait-il le mot « nous » ? A-t-il eu son mot à dire à ce sujet?

R.             Eh bien, parce qu'il était notre avocat à ce moment-là.

94.            Q.             A-t-il eu son mot à dire lorsqu'il s'est agi d'obtenir l'assignation?

R.             Non, il est à Toronto.

95.            Q.             Cela étant, pourquoi dirait-il : « [...] nous avons obtenu l'assignation [...] » ?

R.             Nous, c'est-à-dire, notre côté, plutôt que votre côté.


96.            Q.             Très bien, au paragraphe suivant, il fait remarquer ce qui suit, à peu près au milieu du paragraphe : « Comme je vous l'ai fait savoir, je m'attendais à ce que le ministre reporte l'exécution de la mesure de renvoi compte tenu de l'assignation de témoin et de la demande d'injonction. » Cette remarque est libellée au passé. Si je comprends bien, et veuillez me dire si je me trompe, vous aviez eu des discussions avec Me Barnwell et ces discussions portaient en partie sur le fait que vous deviez signifier cette assignation de témoin de façon que le renvoi soit reporté.

R.             C'était le 29 avril. Cela s'est passé après coup. C'est pourquoi il emploie le passé.

97.            Q.             Eh bien, il dit qu'il s'attendait à ce que le ministre reporte le renvoi compte tenu de l'assignation de témoin.

R.             C'est exact.

98.            Q.             Il ne peut pas s'attendre à quelque chose après coup.

MME VOYVODIC :              Je crois qu'il serait fort difficile pour ce témoin de savoir ce qu'un tiers entend, lorsqu'il dit qu'il s'attendait à quelque chose.

99.            Q.             Savez-vous de quoi il parle lorsqu'il dit : « Comme je vous l'ai fait savoir [...] » et qu'il dit ensuite cela? Vous rappelez-vous s'il vous a déjà informé d'une telle chose?

MME HILLIS :       Maître, lorsque vous parlez d'une telle chose, je ne sais pas trop de quoi vous parlez.

100.          Q.             Eh bien, le bout de phrase qui suit : « Comme je vous l'ai fait savoir [...] » . Me Barnwell vous a-t-il déjà fait savoir pourquoi il s'attendait à ce que le ministre reporte le renvoi compte tenu de l'assignation? Vous rappelez-vous s'il vous l'a déjà dit?

R.             Eh bien, oui. Parce que cela c'était produit à deux reprises auparavant; ils avaient reporté le renvoi. De plus, ils avaient eux-mêmes reconnu dans d'autres lettres qu'ils nous avaient envoyées que c'était ce qu'ils faisaient.


[18]       Le contenu de la lettre dont l'avocat effectuant le contre-interrogatoire fait mention donne à entendre que Mme Cassells s'est peut-être fondée sur des conseils juridiques en prenant les mesures qu'elle a prises les 27 et 29 avril 1998. Si cette preuve était considérée d'une certaine façon, il serait possible pour le juge des faits de conclure que la décision de ne pas joindre M. Cassells à titre de partie à la demande a été prise sur la foi de conseils juridiques. Il serait également possible pour le juge des faits de conclure que la demande servait uniquement de prétexte en vue de la délivrance d'une assignation dont la signification à M. Cassells visait à empêcher le renvoi de celui-ci du Canada. Enfin, il serait également possible pour le juge des faits de conclure que la suite d'événements qui a entraîné le renvoi illicite constituait une manipulation délibérée de procédures judiciaires destinée à empêcher le renvoi de M. Cassells.

[19]       Monsieur le juge Brockenshire, de la Cour de l'Ontario (Division générale), a été saisi de l'avis de demande de Mme Cassells le 8 juin 1998. Le fait que les fonctionnaires de l'Immigration qui ont expulsé M. Cassells malgré l'assignation semblaient se moquer de la loi inquiétait fort le juge. Les observations qu'il a inscrites sur le dossier sont reproduites ci-dessous :

[TRADUCTION]

OBSERVATIONS DU JUGE BROCKENSHIRE

Il s'agit d'une demande présentée par les enfants de Jan Hoy Cassells en vue de l'obtention d'une injonction à l'encontre de la mesure de renvoi du Canada à laquelle leur père est assujetti en vertu de la Loi sur l'immigration.

Compte tenu des documents, je conclus que les enfants ont un intérêt suffisant, fondé sur des questions qui touchent à leur propre bien-être, pour permettre à la Cour d'invoquer la compétence parens patriae « illimitée » en vue d'examiner le présumé écart de conduite qui a été commis en l'espèce (voir E. c. Eve, [1986] 2 R.C.S. 389). Il est clair que M. Cassells aurait pu présenter sa propre demande devant la Cour fédérale, mais uniquement à grands frais et en faisant face à de grosses difficultés. Si l'on tient en outre compte de l'urgence qui est invoquée en l'espèce, cela satisfait à mon avis à la mise en garde que le juge La Forest a donnée.

M. Cassells a eu de longs démêlés avec l'Immigration, sous réserve bien sûr des droits qu'il peut avoir en vue de faire examiner son cas par le ministre et par la Cour fédérale, sur lesquels je ne m'arrêterai pas. Le ministère pouvait à juste titre le renvoyer du Canada, mais il était assujetti à une assignation (une assignation de témoin) devant la Division provinciale du Tribunal de la famille; il a été assigné à comparaître devant cette cour le 30 juin 1998.

M. Cassells avait déjà fait l'objet d'une autre assignation de témoin devant la Cour provinciale et le juge Gibson, de la Cour fédérale, avait dit, le 17 décembre 1997, qu'à cause de cette assignation, il y avait lieu d'accorder un sursis à l'exécution de la mesure de renvoi conformément à l'alinéa 50(1)a) de la Loi sur l'immigration.


De l'avis du ministère, la situation est maintenant différente en ce sens que l'assignation actuelle constitue un subterfuge et qu'elle a été délivrée en vue d'éviter la procédure prévue par la Loi. Il s'agit d'une allégation fort grave et fort sérieuse. Si elle est exacte, il en découle des conséquences sérieuses. Cet avis, qui avait déjà été exprimé au moment du renvoi, était uniquement fondé sur les dires d'un fonctionnaire du ministère. Il n'a pas été invoqué devant la Cour qui a délivré l'assignation pour qu'elle rende une décision. Il n'a été invoqué devant aucune cour. De fait, même si le ministère a été avisé de la présente demande 34 minutes avant que l'avion décolle, deux fonctionnaires du ministère ont décidé ensemble que la demande ne faisait pas obstacle au renvoi. M. Cassells a donc été renvoyé en Jamaïque.

On a invoqué devant moi de nombreux cas portant sur les compétences relatives de la présente cour et de la Cour fédérale. Je ne doute pas que c'est la Cour fédérale qui est la mieux placée pour instruire les affaires d'immigration, mais à mon avis il ne s'agit pas ici d'une affaire d'immigration. Il s'agit ici de protéger les cours - toutes les cours - contre l'usurpation de leurs pouvoirs par des fonctionnaires bien intentionnés.

Dans ce cas-ci, l'alinéa 50(1)a) fait clairement obstacle au renvoi étant donné qu'une assignation de témoin a été signifiée. Les fonctionnaires du ministère ont décidé de déterminer eux-mêmes si la deuxième assignation de témoin était fondée. À mon avis, il ne leur était absolument pas loisible de le faire. Il faut absolument que l'intégrité des procédures judiciaires soit préservée - si pareille assignation doit être remise en question, elle le sera devant les cours - et non dans le bureau d'un fonctionnaire.

Il était erroné de procéder au renvoi. La seule réparation appropriée, pour réparer le préjudice causé, est celle qui est ici demandée - le retour de M. Cassells au Canada aux frais de l'État. J'ordonne que les dispositions à prendre à défaut d'entente entre les avocats soit réglées devant moi.

Les demandeurs demandent que le dossier soit scellé. Il existe un programme de protection des témoins qui s'applique aux personnes désignées dans les documents ici en cause et qui justifie la délivrance d'une ordonnance visant à faire sceller le dossier au complet, sous réserve de toute autre ordonnance.

Les demandeurs auront droit aux frais de l'instance et, pour les motifs susmentionnés, ces frais sont accordés sur la base avocat-client.

Le 8 juin 1998

John H. Brockenshire


[20]       Conformément à l'ordonnance du juge Brockenshire, M. Cassells a été renvoyé au Canada aux frais de l'État. Il a ensuite intenté la présente action dans laquelle il sollicite des dommages-intérêts sous divers chefs de responsabilité par suite de son expulsion illicite en Jamaïque. Une partie de la demande est fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés; une autre est fondée sur la Loi sur la diffamation de l'Ontario. Les interrogatoires sous serment des diverses parties ayant été menés à bonne fin, M. Cassells présente cette demande en vue d'obtenir un jugement sommaire en soutenant qu'étant donné que le caractère illicite de l'expulsion a déjà été établi, il reste uniquement à la Cour à apprécier le montant des dommages-intérêts. La Couronne soutient qu'il ne convient pas ici de prononcer un jugement sommaire puisque les faits sont complexes et qu'ils sont contestés. La Couronne affirme également que les demandeurs n'ont pas établi l'existence d'une cause d'action, que la question de la responsabilité civile n'a rien à voir avec la question dont le juge Brockenshire était saisi et que l'absence de malveillance constitue un moyen de défense à l'encontre des allégations que les demandeurs ont faites.

[21]       Les règles relatives aux jugements sommaires ont été établies dans le cadre de la révision des Règles de la Cour fédérale, qui a abouti à l'adoption des Règles de la Cour fédérale (1998). Contrairement aux règles applicables aux jugements sommaires dans d'autres ressorts, elles autorisent le prononcé d'un jugement sommaire lorsque les faits peuvent être contestés ou lorsqu'une partie seulement de la demande est en cause :

216. (1) Lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu'il n'existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence.

216. (1) Where on a motion for summary judgment the Court is satisfied that there is no genuine issue for trial with respect to a claim or defence, the Court shall grant summary judgment accordingly.

(2) Lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue que la seule véritable question litigieuse est :

(2) Where on a motion for summary judgment the Court is satisfied that the only genuine issue is

a) le montant auquel le requérant a droit, elle peut ordonner l'instruction de la question ou rendre un jugement sommaire assorti d'un renvoi pour détermination du montant conformément à la règle 153;

(a) the amount to which the moving party is entitled, the Court may order a trial of that issue or grant summary judgment with a reference under rule 153 to determine the amount; or

b) un point de droit, elle peut statuer sur celui-ci et rendre un jugement sommaire en conséquence.

(b) a question of law, the Court may determine the question and grant summary judgment accordingly.

(3) Lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour conclut qu'il existe une véritable question litigieuse à l'égard d'une déclaration ou d'une défense, elle peut néanmoins rendre un jugement sommaire en faveur d'une partie, soit sur une question particulière, soit de façon générale, si elle parvient à partir de l'ensemble de la preuve à dégager les faits nécessaires pour trancher les questions de fait et de droit.

(3) Where on a motion for summary judgment the Court decides that there is a genuine issue with respect to a claim or defence, the Court may nevertheless grant summary judgment in favour of any party, either on an issue or generally, if the Court is able on the whole of the evidence to find the facts necessary to decide the questions of fact and law.

[22]       Il est également établi qu'en appréciant une demande de jugement sommaire, la Cour peut à juste titre examiner de près les faits pour décider s'il existe une véritable question litigieuse : F. Von Langsdorff Licensing Ltd. c. S.F. Concrete Technology, [1999] A.C.F. no 526 :

[12]          En conséquence, l'intimé doit s'acquitter du fardeau de la preuve consistant à démontrer qu'il y a une question sérieuse à juger (Feodo Oil Ltd. c. Sarla (Le), [1995] 3 C.F. 68, aux pages 81 et 82 (C.A.F.)). Cet état de fait n'enlève rien au principe que le requérant a la charge ultime d'établir les faits nécessaires pour obtenir un jugement sommaire (Succession Ruhl c. Mannesman Kienzle GmbH, (1997), 80 C.P.R. (3d) 190, à la page 200 (C.F. 1re inst.) et Kirkbi AG. c. Ritvik Holdings Inc. (C.F. 1re inst., T-2799-96, 23 juin 1998)). Les deux parties doivent donc « présenter leurs meilleurs arguments » pour permettre au juge saisi de la requête de déterminer s'il existe une question litigieuse qui mérite d'être instruite (Pizza Pizza Ltd. v. Gillespie, (1990), 33 C.P.R. 3d. 519, aux pages 529 et 530 (Cour Ont., Div. gén.).

[13]          Il me semble que la tendance générale dans la jurisprudence de notre Cour est d'interpréter littéralement les principes régissant les jugements sommaires de manière à forcer le juge saisi de la requête à « examiner de près » la preuve pour décider s'il existe des questions de fait qui justifient bel et bien le type d'évaluation et d'appréciation de la preuve qui reviennent légitimement à l'arbitre des faits.

[23]       Quel que soit le bien-fondé de la procédure menant à la délivrance de l'assignation dont M. Cassells faisait l'objet et de la présentation de la demande de contrôle judiciaire devant la Cour supérieure de l'Ontario, il reste que les représentants du ministre ont agi sans tenir compte de ces instances et qu'il a été jugé que le renvoi était illicite. Cependant, cela ne veut pas pour autant dire que les demandeurs ont droit à la réparation sollicitée.


[24]       L'octroi de dommages-intérêts constitue une réparation en common law plutôt qu'une réparation en equity, de sorte que la maxime d'equity voulant que « celui qui se fonde sur l'equity doit avoir les mains nettes » ne s'applique pas. Toutefois, le même principe s'applique en droit compte tenu de la maxime : « Le droit d'action ne naît pas d'une cause indigne » dont lord Denning a décrit l'effet comme suit :

[TRADUCTION]

[...] la cour ne reconnaîtra pas un droit qu'il serait par ailleurs possible de faire valoir si ce droit découle d'un acte commis par la personne qui l'invoque [...], lequel de l'avis de la cour est suffisamment antisocial pour justifier le refus de reconnaître ce droit.

Hardy v. Motor Insurers' Bureau, [1964] 2 All E.R. 742, aux pages 750 et 751.

[25]       Compte tenu de la portée des règles de la Cour en matière de jugements sommaires, il me serait loisible de tirer certaines conclusions de fait qui pourraient bien établir que les demandeurs ont adopté une conduite suffisamment antisociale pour justifier le refus de reconnaître les droits qu'ils invoquent. Toutefois, il faudrait alors tirer des conclusions au sujet d'individus sans leur donner la possibilité de faire valoir leur position devant la Cour. Or, l'équité exige que des conclusions relatives à une mauvaise conduite soient uniquement tirées, le cas échéant, compte tenu de la meilleure preuve figurant au dossier. Tel n'est pas ici le cas.


[26]       Il importe également de noter que la défenderesse n'a pas invoqué la maxime « de la cause indigne » comme moyen de défense. Malgré l'existence du système accusatoire, cette Cour n'est pas tenue de servir d'instrument passif lorsque des individus manipulent le système judiciaire à leurs propres fins. Il reste à savoir si c'est ici ce qui s'est produit, mais l'équité exige que pareilles conclusions ne soient pas tirées sans que les parties et les tiers dont les intérêts sont par ailleurs en cause aient été entendus en personne.

[27]       Aucune des remarques qui sont ici faites ne devrait être considérée comme sanctionnant la conduite adoptée par les représentants du ministre. Les procédures judiciaires doivent être considérées comme valides tant qu'une cour ayant la compétence voulue ne les aura pas jugées invalides. Il n'appartient pas aux représentants du ministre de déterminer si une ordonnance ou une instance en est bien une. S'ils veulent contester une ordonnance ou une instance, ils disposent des moyens nécessaires pour le faire. Si les représentants du ministre cherchaient à bénéficier d'un certain avantage par suite de leur inconduite, leur demande donnerait lieu aux réserves qui ont été faites au sujet de la présente demande. Il ne s'agit pas ici de savoir si les représentants du ministre se sont mal conduits; la question a déjà été tranchée. Il reste à déterminer si les demandeurs se sont mis dans une situation où la Cour peut à bon droit refuser de leur accorder la réparation sollicitée.

[28]       À ces motifs, la demande de jugement sommaire est rejetée. Les dépens de la requête suivront l'issue de la cause.


ORDONNANCE

[29]       Pour les motifs susmentionnés, la demande de jugement sommaire est par les présentes rejetée.

« J.D. Denis Pelletier »

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., trad.a.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU DOSSIER :                                                               IMM-5528-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :                                              Jan Hoy Cassells et autres

c.

Sa Majesté la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                   Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                                 le 7 juillet 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE PAR :                                                Monsieur le juge Pelletier

DATE DES MOTIFS :                                                         le 30 mars 2001

ONT COMPARU

Osborne G. Barnwell                                                               POUR LES DEMANDEURS

David Tyndale                                                                          POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Osborne G. Barnwell                                                               POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                                                     POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada



[1]              Dans les documents qui ont été mis à ma disposition, on emploie d'une façon plus ou moins interchangeable les appellations « Société d'aide à l'enfance de la région de Toronto » et « Société d'aide à l'enfance de la région de York » . De même, il est fait mention de la Société catholique d'aide à l'enfance de Windsor et de la Société d'aide à l'enfance du comté d'Essex. Aux fins qui nous occupent, je suppose que la famille avait affaire à la Société d'aide à l'enfance de Toronto et à la Société d'aide à l'enfance de Windsor, et ce, quelle que soit l'appellation donnée dans les documents.

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