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Date: 20210303


Dossier : IMM‑5424‑19

Référence : 2021 CF 193

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 mars 2021

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

BRUNO DE OLIVEIRA BORGES

CLAUDIA CECILIA MACEDO DE ARAUJO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, qui sont mariés, et leurs deux enfants mineurs sont citoyens portugais. La famille vit au Canada depuis environ huit ans. Les demandeurs travaillent au Canada et se sont intégrés à leur collectivité, tandis que leurs enfants ont vécu la majeure partie de leur vie au Canada. Comme ils se sont vu refuser la prolongation de leur permis de travail et de leur statut de visiteur, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente au Canada, demandant à être dispensés de l’application des critères de sélection au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Un agent principal d’immigration a rejeté la demande. Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

[2] Nul ne conteste que la norme de contrôle applicable à l’affaire dont je suis saisie est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10. J’estime qu’aucune des situations permettant de réfuter cette présomption n’existe en l’espèce. Pour qu’une décision soit à l’abri d’une intervention judiciaire, elle doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[3] La principale question à trancher est celle du caractère raisonnable de la décision de l’agent à deux égards, à savoir : i) l’intérêt supérieur des enfants, et ii) l’établissement des demandeurs au Canada. Les demandeurs s’opposent également à l’examen compartimenté de leur demande auquel l’agent a, selon eux, procédé.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants par l’agent est déraisonnable et que, à ce titre, la question est déterminante dans les circonstances de la présente affaire. J’accueille donc la demande de contrôle judiciaire des demandeurs.

II. Analyse

[5] À titre préliminaire, selon les éléments de preuve documentaire que contient le dossier certifié du tribunal, dont le passeport et le certificat de naissance du demandeur, le nom complet du demandeur est Bruno de Oliveira Borges. À l’audience, j’ai attiré l’attention des parties sur l’omission du mot Borges dans le nom du demandeur dans l’intitulé. Les parties ont convenu que la modification de l’intitulé était justifiée. Étant donné que, au vu du dossier, l’omission semble être une erreur d’écriture, j’ordonne la modification de l’intitulé pour ajouter le mot Borges.

[6] Pour ce qui est de la question de l’intérêt supérieur des enfants, à mon avis, l’agent a commis plusieurs erreurs qui rendent sa décision déraisonnable. Premièrement, même si l’agent a reconnu au début de son évaluation qu’il faut accorder un poids considérable à l’intérêt supérieur de l’enfant, il a conclu son évaluation en ne lui accordant qu’un [traduction] « certain poids favorable » en l’espèce. L’agent a raison de mentionner que l’intérêt supérieur des enfants n’est pas nécessairement un facteur déterminant dans l’évaluation d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. J’estime toutefois que le fait de lui accorder seulement un [traduction] « certain poids favorable » est inintelligible et contraire à la directive de la Cour suprême du Canada selon laquelle « le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » [non souligné dans l’original] : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 à la page 864.

[7] Deuxièmement, je conclus que l’agent a omis d’appliquer le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, qui dépend fortement du contexte, en tenant compte de l’âge de chaque enfant, de ses capacités, de ses besoins, de son degré de maturité et de son degré de développement : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (CanLII), [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy] au para 35. L’agent a plutôt accordé trop d’importance aux soins et au soutien fournis par les parents. À mon avis, c’est ce qui ressort de la conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « quels que soient les ajustements que les enfants devront subir, ils bénéficieront des soins et du soutien de leurs deux parents » [non souligné dans l’original]. À première vue, cette conclusion montre que l’agent a omis d’identifier et de définir les intérêts et les besoins des enfants et de les examiner avec beaucoup d’attention : Kanthasamy, précité, au para 39. De plus, cette conclusion ne démontre pas que l’agent a décidé du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi des parents exposera chaque enfant et pondéré ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi des parents : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 au para 6.

[8] Contrairement à ce qu’affirme le défendeur, je conclus que l’agent n’a ni défini ni identifié les intérêts et les besoins des enfants de façon significative. Les motifs de l’agent reposent plutôt sur l’hypothèse selon laquelle la famille retournerait au Portugal et que l’intérêt supérieur des enfants serait préservé par les soins et le soutien de leurs parents, alors qu’il aurait fallu définir cet intérêt et lui accorder un poids considérable : Zima c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 986 au para 22.

[9] De plus, le fait que l’agent était d’avis qu’il n’y avait aucune preuve objective démontrant que les enfants ne seraient pas en mesure de fréquenter l’école, d’obtenir des soins de santé et de participer à des activités parascolaires témoigne, selon moi, d’une approche qui « escamote […] la question à laquelle l’agent est chargé de répondre : Quel est l’intérêt supérieur de [chaque] enfant? » : Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 au para 16. Cela est d’autant plus vrai dans le cas de l’enfant de sept ans qui est arrivé ici à l’âge d’un an et qui n’a connu aucune autre vie que celle au Canada. Comme il est mentionné au même paragraphe de la décision Sebbe, laisser entendre que l’intérêt d’un enfant à demeurer au Canada est neutralisé si l’autre pays offre un niveau de vie minimal est abusif.

[10] Troisièmement, je conclus que le fait d’assimiler la capacité d’adaptation d’un enfant de quatre ans et d’un enfant d’un an à celle d’un enfant de dix ans et d’un enfant de sept ans n’est ni justifié ni intelligible.

[11] Quatrièmement, je conclus aussi que l’opinion de l’agent selon laquelle il serait dans l’intérêt supérieur des enfants d’être réunis avec leur famille au Portugal manque de transparence. La preuve au dossier démontre que le demandeur, durant ses années de formation, a été séparé de son père et de ses deux frères aînés lorsqu’ils ont déménagé dans un autre pays pendant environ douze ans; ainsi, le demandeur n’a jamais été proche d’eux. Il est donc impossible de dire avec certitude à quelle famille l’agent pensait lorsqu’il a parlé de la réunification et en quoi cela serait dans l’intérêt supérieur des enfants.

III. Conclusion

[12] Pour les motifs qui précèdent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire des demandeurs. La décision de l’agent, y compris les motifs, est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[13] Aucune des parties n’a soulevé de question grave de portée générale à certifier, et j’estime que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5424‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. L’intitulé est modifié afin d’ajouter le mot Borges au nom du demandeur pour qu’il soit ainsi libellé : Bruno de Oliveira Borges.

  2. La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie.

  3. La décision de l’agent principal d’immigration, y compris les motifs, est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  4. Il n’y a aucune question à certifier.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


Annexe « A » : Dispositions législatives pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Visa et documents

Application before entering Canada

11 (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

11 (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227

Résident permanent

Permanent resident

6 L’étranger ne peut entrer au Canada pour s’y établir en permanence que s’il a préalablement obtenu un visa de résident permanent.

6 A foreign national may not enter Canada to remain on a permanent basis without first obtaining a permanent resident visa.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5424‑19

 

INTITULÉ :

BRUNO DE OLIVEIRA BORGES, CLAUDIA CECILIA MACEDO DE ARAUJO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO) (PAR TÉLÉCONFÉRENCE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 7 décembre 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

le 3 mars 2021

 

COMPARUTIONS :

Naseem Mithoowani

 

pour les demandeurs

 

James Todd

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Naseem Mithoowani

Mithoowani Waldman Immigration Law Group

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

 

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