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Date : 20210219


Dossier : T-188-19

Référence : 2021 CF 164

Ottawa (Ontario), le 19 février 2021

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

RÉGIS BENIEY

Demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire qui nécessite que l’on s’intéresse au droit à l’image des employés de l’état fédéral, comme composante du droit à la protection de leurs renseignements personnels. Elle nécessite également que la Cour examine l’interaction qui existe entre la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A-1 [LAI] et la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P-21 [LPRP], ainsi que l’équilibre entre les droits qu’elles cherchent respectivement à promouvoir et à protéger.

[2] M. Régis Beniey est un ancien employé de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’Agence]. En marge d’un conflit de travail survenu pendant son quart de travail qui devait se terminer à minuit le 3 juillet 2017, il a demandé à avoir accès aux bandes vidéo captées dans son lieu de travail au cours de la soirée.

[3] Se fondant sur l’article 19 de la LAI, son employeur lui a refusé l’accès aux enregistrements vidéo sur lesquels il ne figure pas, alors qu’il lui a remis celles où il figure, tout en caviardant le visage des membres du public. Il est admis que c’est à bon droit que l’Agence a refusé de communiquer les images des membres du public; celle-ci ne sont pas en cause devant moi, pas plus que ne l’est l’utilisation que M. Beniey entend faire de ces bandes vidéo.

[4] Dans sa demande de contrôle judiciaire, M. Beniey reproche à l’Agence d’avoir erré dans son interprétation de la définition de « renseignements personnels » que l’on retrouve à l’article 3 de la LPRP, et plus particulièrement de l’exception que l’on retrouve à son alinéa 3j), et qui vise spécifiquement les renseignements des employés d’une institution fédérale, portant sur leur poste ou leurs fonctions.

II. Faits

[5] Dans la soirée du 3 juillet 2017, le demandeur était affecté à la section Voyageur du pont de Queenston à Niagara-on-the-lake, sur un quart de travail qui devait se terminer à minuit.

[6] Une altercation avec l’un de ses supérieurs est survenue lorsqu’on lui a demandé de demeurer à son poste de travail jusqu’à l’arrivée de la relève, ce qu’il anticipait être au-delà de la fin de son quart de travail.

[7] Le même jour, l’Agence a amorcé une enquête sur le comportement du demandeur.

[8] Le 29 juillet 2017, le demandeur a fait la demande d’accès à l’information à l’origine du présent dossier, qu’il a formulée comme suit :

Lieu : Zone des comptoirs de bus de la section voyageurs du pont de Queenston […] Je demande que me soient remis l’ensemble des documents suivants : L’ensemble des rapports rédigés par les employés et les gestionnaires présents aux comptoirs primaires de bus en avec les allégations faites par […] le 2017-07-03 entre 23:00 et 00:00. Je réclame que me soient remis TOUS les rapports de tous les agents ayant eu à rédiger quoi que ce soit par rapport à cela. Je réclame que me soient communiqués l’ensemble des copies conformes des enregistrements des vidéos de surveillance dans la zone des comptoirs de bus entre 23:30 et 0:06 au cours de cette journée. Notamment celles me montrant interagir avec la surintendante […], le surintendant […] et l’ensemble des interactions nous impliquant les uns les autres entre 23:45 et 00:06. Je réclame également que me soient communiqués l’ensemble des copies confirmés des enregistrements de toutes les vidéos de surveillance situées au rez-de-chaussée, entre 23:30 et 00:06. Je tiens à voir les vas et viens des employés quittant et arrivant sur les lieux de travail au cours de cette période.

[9] L’Agence a d’abord donné suite à cette demande en communiquant une partie de l’information demandée; elle a fondé son refus de communiquer le reste des documents demandés sur l’article 19(1) de la LAI, au motif qu’ils contenaient des renseignements personnels.

[10] Le demandeur a déposé une plainte auprès du Commissaire à l’information du Canada [le Commissaire], alléguant n’avoir reçu qu’une partie des enregistrements vidéo demandés, lesquels étaient, de surcroit, altérés.

[11] Le 14 décembre 2018, le Commissaire a communiqué les résultats de son enquête. On peut y lire que selon la politique de conservation des enregistrements vidéo de sécurité de l’Agence, le cycle de conservation est de 30 jours et que partant, certaines des bandes vidéo demandées avaient été détruites. Celles qui ne l’ont pas été ont été conservées par l’Agence dans le cadre de son enquête sur le comportement du demandeur.

[12] Le Commissaire a demandé à l’Agence de communiquer à nouveau un certain nombre de bandes vidéo qui étaient en mode « accéléré » pour qu’elle soit plus facile de visionnement, ce à quoi l’Agence s’est conformée.

[13] Toutefois, le Commissaire a confirmé la position de l’Agence à l’effet que seules les bandes vidéo sur lesquelles le demandeur apparaissait pouvaient lui être remises puisque « [l]’utilisation des caméras vidéo dans un milieu de travail est régie par un cadre clair concernant le droit à la vie privée ». Il a donc rejeté la plainte du demandeur.

[14] Le recours du demandeur ne vise donc que ce qu’on a refusé de lui communiquer; il est fondé sur l’alinéa 41(1) de la LAI qui prévoit ce qui suit :

41 (1) Le plaignant dont la plainte est visée à l’un des alinéas 30(1)a) à e) et qui reçoit le compte rendu en application du paragraphe 37(2) peut, dans les trente jours ouvrables suivant la réception par le responsable de l’institution fédérale du compte rendu, exercer devant la Cour un recours en révision des questions qui font l’objet de sa plainte.

41 (1) A person who makes a complaint described in any of paragraphs 30(1)(a) to (e) and who receives a report under subsection 37(2) in respect of the complaint may, within 30 business days after the day on which the head of the government institution receives the report, apply to the Court for a review of the matter that is the subject of the complaint.

[15] Dans un affidavit déposé devant la Cour, le Directeur adjoint des opérations de la Division de l’Accès à l’information et de la Protection des renseignements personnels de l’Agence explique le refus de cette dernière dans ces termes :

21- En l’espèce, les images qui ont été prélevées sont celles de voyageurs qui ont passé à ce poste frontalier le 3 juillet 2017 et celles d’autres agents de [l’Agence] qui se trouvaient en poste ce jour. Ces images sont renseignements personnels, tel que défini à l’article 3 LPRP;

22- La Division […] a décidé de prélever les images des autres agents de [l’Agence] qui se trouvaient en poste le 3 juillet pour la raison suivante : bien qu’en principe, la section 19 LAI ne s’applique pas à des informations des employés en vertu de l’article 3(j) LPRP, les images d’employés ne figurent pas dans les exemples sous les articles 3(j) à 3(m). Nous avons fait le parallèle entre le visage de nos employés et les renseignements personnels mentionnés aux articles 3c) et 3d) LPRP, soient « toute autre indication identificatrice » et des « empreintes digitales », des renseignements personnels dont nous sommes tenus de refuser la communication en vertu de l’article 19(1) LAI;

[…]

24- […] Lorsque le demandeur apparaît avec ses collègues de travail et on les voit tous en interaction, l’image des autres agents de [l’Agence] peut être divulguée car cette image est visée par l’article 3j) LPRP. Cependant, si le demandeur n’apparaît pas dans une vidéo et il n’y a que ses collègues qui apparaissent sur la vidéo, nous avons considéré qu’il faut caviarder ces images car il s’agit de renseignements personnels visés par l’article 19(1) LAI;

[16] Quatre bandes vidéo sont en cause dans la présente demande et elles sont identifiées comme suit :

Traffic_Bus_Passenger_Pil_2017-07-12_1714

Traffic_Bus_Passenger_Secondary_1_2017-07-14_1700

Traffic_Bus_Passenger_Secondary_2_2017-07-14_1707

Traffic_Corr_Outside_1131_2017-07-18_1426

III. Questions en litige et norme de contrôle

[17] Cette demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. Est-ce que l’Agence a erré dans son interprétation de l’article 19(1) de la LAI?

  2. Sinon, est-ce que l’Agence pouvait néanmoins transmettre les bandes vidéo convoitées en application de l’article 25 de la LAI?

[18] Les mémoires des parties ayant été produits avant que la Cour suprême ne rende sa décision dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], j’ai demandé aux parties d’être prêtes à prendre position, lors de l’audience, sur l’impact de cet arrêt sur la norme de contrôle applicable. Or, les parties ont pris une position pour le moins inhabituelle; le défendeur, qui soutient la décision de l’Agence, plaide en faveur de la norme de la décision correcte alors que le demandeur, qui conteste la décision, plaide en faveur de la norme de la décision raisonnable. Le défendeur est d’opinion que les questions à l’étude tombent dans l’une des exceptions à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable spécifiquement formulée par la Cour suprême, opinion que le demandeur ne partage pas.

[19] Je suis d’accord avec le défendeur. Dans Vavilov, la Cour suprême énonce spécifiquement deux situations où la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable est réfutée :

[17] […] La première est celle où le législateur a indiqué qu’il souhaite l’application d’une norme différente ou d’un ensemble de normes différentes. C’est le cas lorsque le législateur a prescrit expressément la norme de contrôle applicable. C’est aussi le cas lorsque le législateur a prévu un mécanisme d’appel d’une décision administrative devant une cour, indiquant ainsi son intention que les cours de justice recourent, en matière de contrôle, aux normes applicables en appel. La deuxième situation où la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable est réfutée est celle où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. C’est le cas pour certaines catégories de questions, soit les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs.

[20] En fait, je suis d’avis que ce qui justifiait l’application de la norme de la décision correcte avant l’arrêt Vavilov, justifie que l’on maintienne cette norme de contrôle post-Vavilov : cela correspond à la volonté exprimée par le législateur.

[21] Après avoir exprimé l’objet de la LAI comme étant celui d’accroître la responsabilité et la transparence de l’État en consacrant le principe du droit du public à la communication des documents de l’administration fédérale, le législateur indique clairement que « les décisions quant à la communication [seront] susceptibles de recours indépendant du pouvoir exécutif » (LAI, arts 2(1) et 2(2)a)).

[22] Les pouvoirs de la Cour saisie d’un recours fondé sur l’article 41 de la LAI sont énoncés à ses articles 49 à 53. L’article 49 est nettement indicatif de l’intention du législateur de conférer à la Cour un large pouvoir d’intervention :

49 La Cour, dans les cas où elle conclut au bon droit de la personne qui a exercé un recours en révision d’une décision de refus de communication totale ou partielle d’un document fondée sur des dispositions de la présente partie autres que celles mentionnées à l’article 50, ordonne, aux conditions qu’elle juge indiquées, au responsable de l’institution fédérale dont relève le document en litige d’en donner à cette personne communication totale ou partielle; la Cour rend une autre ordonnance si elle l’estime indiqué.

49 Where the head of a government institution refuses to disclose a record requested under this Part or a part thereof on the basis of a provision of this Part not referred to in section 50, the Court shall, if it determines that the head of the institution is not authorized to refuse to disclose the record or part thereof, order the head of the institution to disclose the record or part thereof, subject to such conditions as the Court deems appropriate, to the person who requested access to the record, or shall make such other order as the Court deems appropriate.

[23] À mon avis, cette disposition est tout à fait incompatible avec l’application d’une norme de révision autre que celle de la décision correcte. Le législateur a clairement exprimé sa volonté que le bien-fondé d’une demande d’accès à l’information soit ultimement déterminé par la Cour, sans égard à la position exprimée par l’institution fédérale. Je réviserai donc la décision de l’Agence, et les questions soulevées par le demandeur, en appliquant la norme de la décision correcte.

IV. Analyse

A. Est-ce que l’Agence a erré dans son interprétation de l’article 19(1) de la LAI?

[24] La divulgation de renseignements personnels par une institution fédérale est régie par la LAI et la LPRP. Ces deux lois sont complémentaires, elles doivent être interprétées harmonieusement et aucune d’entre elles n’a préséance sur l’autre (Dagg c Canada (Ministre des finances), [1997] 2 RCS 403 aux para 46-48, 51, 55 [Dagg]; Canada (Commissaire à l’information) c Canada (Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada), 2003 CSC 8 aux para 21-22 [Canada c Canada]).

[25] La LAI confère aux administrés un droit d’accès aux renseignements qui relèvent de l’administration fédérale, alors que la LPRP leur permet d’avoir accès aux renseignements qui les concernent et qui sont conservés par l’administration fédérale, et elle limite la capacité de cette dernière à recueillir, utiliser et divulguer ces renseignements à des tiers (Dagg au para 47).

[26] Dans le but de promouvoir l’objet de la LAI, soit la transparence des activités de l’État, son article 4 prévoit un accès général aux documents des institutions fédérales, et il précise que tout citoyen canadien ou résident permanent peut se les faire communiquer sur demande.

[27] L’article 19(1) de la LAI énonce toutefois une exception à cette règle : l’institution fédérale est tenue de refuser la communication de documents contenant des renseignements personnels.

[28] La définition de renseignement personnel se trouve à l’article 3 de la LPRP. Sa disposition liminaire est très large et elle vise tout renseignement, quels que soient sa forme et son support, concernant un individu identifiable. Les alinéas a) à i) fournissent des exemples non exhaustifs de renseignements qui tombent sous cette large définition.

[29] S’ensuivent cependant quelques exceptions qui s’appliquent spécifiquement aux articles 7 (délai pour répondre à une demande d’accès), 8 (demande concernant une autre institution fédérale), 26 (refus en cas de publication imminente du document), ainsi qu’à l’article 19 de la LAI. L’exception qui nous concerne se trouve à l’alinéa 3j) de la LPRP sous la définition de « renseignements personnels » :

…les renseignements personnels ne comprennent pas les renseignements concernant :

[…] does not include

j) un cadre ou employé, actuel ou ancien, d’une institution fédérale et portant sur son poste ou ses fonctions, notamment :

(j) information about an individual who is or was an officer or employee of a government institution that relates to the position or functions of the individual including,

(i) le fait même qu’il est ou a été employé par l’institution,

(i) the fact that the individual is or was an officer or employee of the government institution,

(ii) son titre et les adresse et numéro de téléphone de son lieu de travail,

(ii) the title, business address and telephone number of the individual,

(iii) la classification, l’éventail des salaires et les attributions de son poste,

(iii) the classification, salary range and responsibilities of the position held by the individual,

(iv) son nom lorsque celui-ci figure sur un document qu’il a établi au cours de son emploi,

(iv) the name of the individual on a document prepared by the individual in the course of employment, and

(v) les idées et opinions personnelles qu’il a exprimées au cours de son emploi;

(v) the personal opinions or views of the individual given in the course of employment,

[30] Dans l’arrêt Dagg, le juge LaForest (dissident quant au résultat mais dont l’analyse sur ce point est reprise par la majorité), note que la définition de renseignement personnel que l’on retrouve à l’article 3 de la LPRP est indéniablement large – quel que soit leur forme ou leur support – de sorte que les exceptions ne devraient pas en limiter la portée (au para 68).

[31] Il est par ailleurs admis par le demandeur que les images des employés de l’État, qui permettent de les identifier, contiennent des renseignements personnels qui, en l’absence de tout exception, seraient visés par la disposition liminaire de l’article 3 de la LPRP.

[32] Il incombe donc à l’administration fédérale d’établir que les renseignements dont la divulgation a été refusée ne relèvent pas du paragraphe 3j) de LPRP (article 48 de la LAI). À nouveau, les exemples de renseignements portant sur le poste ou les fonctions d’un employé de l’État que le législateur fournit dans cette disposition sont non exhaustifs.

[33] Dans Dagg, la Cour devait déterminer si les feuilles de présence des employés du Ministère des finances étaient visées par l’alinéa 3j) de la LPRP, étant entendu qu’elles concernaient certainement des individus identifiables. Le juge Corey, écrivant pour la majorité de la Cour, a conclu qu’il s’agissait effectivement de renseignements concernant la nature d’un poste donné. Au paragraphe 8 de ses motifs, il semble presque faire une adéquation entre la présence sur les lieux de travail et l’exercice de ses fonctions par l’employé fédéral :

Le nombre d’heures passées au travail est généralement un renseignement « portant sur » le poste ou les fonctions de l’intéressé, et relève donc de la disposition liminaire de l’al. 3j). Il est sûrement vrai que des employés peuvent parfois se trouver au travail pour des raisons qui n’ont rien à voir avec leur emploi. Néanmoins, je suis prêt à déduire qu’en règle générale les employés ne restent au travail tard dans la soirée ou ni ne s’y rendent pendant la fin de semaine que si leur emploi l’exige. Normalement, on ne saurait considérer le lieu de travail comme un centre de divertissement ou comme un endroit où on fait la fête. Les feuilles de présences fournissent donc des renseignements qui permettraient, à tout le moins, de se faire une idée générale de la quantité de travail requise relativement au poste ou aux fonctions d’un employé donné.

[34] Il est difficile, selon moi, d’imaginer comment l’image d’un agent des services frontaliers, captée alors qu’il est en uniforme et en fonction pour son employeur, pourrait être exclue de la portée de l’alinéa 3j) de la LPRP.

[35] Il faudrait alors également faire une distinction entre les renseignements contenus dans une bande vidéo captée à l’arrivée et au départ d’un employé et ceux contenus dans ses feuilles de présence; dans les deux cas, bien « que ces renseignements ne révèlent rien au sujet de la nature des attributions du poste, ils donnent une indication générale de leur étendue » (Dagg au para 9). À plus forte raison, je vois difficilement comment les images captées alors que les agents frontaliers exercent leurs fonctions ne seraient pas des renseignements concernant la nature des attributions du poste.

[36] Dans Canada c Canada, la Cour devait déterminer si les renseignements demandés concernant les affectations passées de quatre agents de la Gendarmerie Royale du Canada [GRC] étaient des renseignements visés à l’alinéa 3j) de la LPRP. Un peu comme en l’espèce, l’institution fédérale tentait un argument circulaire. Puisque les antécédents professionnels sont donnés en exemple d’un renseignement personnel à l’alinéa 3b), ils ne pouvaient tomber sous le coup de l’exception générale prévue à la disposition liminaire de l’alinéa 3j).

[37] Rappelons qu’en l’espèce, l’Agence explique notamment son refus comme suit :

22- La Division […] a décidé de prélever les images des autres agents de [l’Agence] qui se trouvaient en poste le 3 juillet pour la raison suivante : bien qu’en principe, la section 19 LAI ne s’applique pas à des informations des employés en vertu de l’article 3(j) LPRP, les images d’employés ne figurent pas dans les exemples sous les articles 3(j) à 3(m). Nous avons fait le parallèle entre le visage de nos employés et les renseignements personnels mentionnés aux articles 3c) et 3d) LPRP, soient « toute autre indication identificatrice » et des « empreintes digitales », des renseignements personnels dont nous sommes tenus de refuser la communication en vertu de l’article 19(1) LAI;

[38] En d’autres termes, puisque les images ne figurent pas dans les exemples de renseignements qui ne peuvent être considérés comme personnels au titre de l’alinéa 3j) – qui rappelons-le sont non exhaustifs – l’Agence limite la portée générale de la disposition liminaire de l’alinéa 3j) en faisant un parallèle avec les exemples de renseignements personnels que l’on retrouve aux alinéas 3c) et d). Or, il est nécessaire pour même amorcer l’analyse sous l’alinéa 3j) de la LPRP que le renseignement dont il est question permette d’identifier un individu.

[39] Dans Canada c Canada, le juge Gonthier reconnait aisément, comme les parties d’ailleurs, que la liste chronologique des affectations des agents de la GRC, leurs années de service et la date anniversaire de leur entrée en service, correspondent exactement aux antécédents professionnels et qu’ils sont visés à l’exemple de renseignement personnel donné à l’alinéa 3b) de la LPRP.

[40] Voici comment le juge Gonthier répond à l’argument qu’on lui servait à l’effet que l’alinéa 3b) restreignait la portée temporelle de l’alinéa 3j) :

29 … Rappelons en outre que les exemples énumérés dans ce paragraphe [3j)] ne sont pas exhaustifs et ne restreignent pas la portée générale de la disposition introductive. Le législateur a clairement exprimé son intention que la disposition introductive conserve son sens large et général en ne donnant que des exemples non exhaustifs. Il a utilisé les termes « notamment », ou « including » dans la version anglaise. Dans Lavigne, précité, par. 53, j’ai eu l’occasion de faire les remarques suivantes sur la signification de cette expression dans le contexte de l’application de la Loi sur la protection des renseignements personnels :

Le législateur prend soin de préciser que l’al. 22(1)b) conserve son sens large et général par l’énumération non limitative d’exemples. Il utilise le mot « notamment » afin de préciser que les exemples donnés ne sont énumérés qu’à titre indicatif et n’ont pas pour effet de limiter la portée générale de la phrase introductive. La version anglaise de cette disposition est aussi explicite. Le législateur introduit l’énumération d’exemples par l’expression « without restricting the generality of the foregoing ». Notre Cour a déjà eu à examiner l’interprétation du mot « notamment » dans des circonstances similaires. En effet, dans l’affaire Dagg, précitée, par. 68, le juge La Forest a analysé l’art. 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels dont la phraséologie ressemble à celle de l’al. 22(1)b) de cette même loi :

La disposition liminaire de cet article définit l’expression « renseignements personnels » comme étant « [l]es renseignements, quels que soient leur forme et leur support, concernant un individu identifiable, notamment ». Selon son sens clair, cette définition est indéniablement large. En particulier, elle précise que la liste des exemples particuliers qui suit la définition générale n’a pas pour effet d’en limiter la portée. Comme l’a récemment jugé notre Cour, cette phraséologie indique que la disposition liminaire générale doit servir de principale source d’interprétation. L’énumération subséquente ne fait que donner des exemples du genre de sujets visés par la définition générale; voir Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254, aux pp. 289 à 291.

Ainsi, la liste d’exemples figurant à l’al. 3j) n’est pas exhaustive et ne limite certainement pas l’application de la disposition introductive au poste actuel d’un employé ou au dernier poste d’un employé maintenant à la retraite. L’alinéa 3j) a pour objet de garantir que l’État et ses représentants répondront de leurs actes devant l’ensemble de la population. Compte tenu de l’absence de toute indication selon laquelle le législateur avait l’intention d’inclure pareille restriction dans la loi, le fait qu’un fonctionnaire a reçu une promotion ou a pris sa retraite ne devrait pas avoir d’incidence sur l’étendue de son obligation de rendre compte de sa conduite passée.

[41] Tout comme pour la GRC dans l’affaire Canada c Canada, je suis d’avis que l’Agence a erré en limitant la portée générale de la disposition liminaire de l’alinéa 3j), en utilisant un des exemples non exhaustifs de renseignements personnels que l’on retrouve aux alinéas 3a) à 3i) de la LPRP.

[42] Je suis donc d’avis, en me référant aux textes des lois à l’étude et en considérant leur objectif respectif, que les bandes vidéo auxquelles le demandeur demande d’avoir accès ne sont pas visées par l’article 19(1) de la LAI, et qu’elles doivent lui être communiquées.

B. Sinon, est-ce que l’Agence pouvait néanmoins transmettre les bandes vidéo convoitées en application de l’article 25 de la LAI?

[43] Puisque j’en suis venue à la conclusion que l’Agence a erré dans son interprétation de l’alinéa 3j) de la LPRP et, par voie de conséquence, de l’article 19 de la LAI, le débat entourant l’application de l’article 25 de la LAI est pour ainsi dire sans objet. Les visages des employés de l’Agence n’ont pas à être caviardés alors que ceux des membres du public qui apparaissent sur les vidéos qui ont été remises au demandeur ont déjà été couverts d’une boîte noire. Il est donc possible pour l’Agence de procéder de la même façon avec les bandes vidéo additionnelles qui seront remises au demandeur.

V. Conclusion

[44] Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir la demande de contrôle judiciaire du demandeur et d’ordonner à l’Agence de lui transmettre les bandes vidéo identifiées au paragraphe 16 des présents motifs, le tout avec dépens.


JUGEMENT dans T-188-19

LA COUR STATUE que:

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie;

  2. L’Agence des services frontaliers du Canada est tenue de remettre au demandeur les bandes vidéo des images captées à la section Voyageur du pont de Queenston à Niagara-on-the-lake le 3 juillet 2017, et identifiées comme suit :

Traffic_Bus_Passenger_Pil_2017-07-12_1714

Traffic_Bus_Passenger_Secondary_1_2017-07-14_1700

Traffic_Bus_Passenger_Secondary_2_2017-07-14_1707

Traffic_Corr_Outside_1131_2017-07-18_1426

  1. Les dépens sont accordés au demandeur.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-188-19

 

INTITULÉ :

RÉGIS BENIEY c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE ottawa (ontario) et MONTRÉAL (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 novembre 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 FÉVRIER 2021

 

COMPARUTIONS :

Olga Redko

 

Pour le demandeur

 

Lyne Prince

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Imk avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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