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Date : 20041112

Dossier : IMM-8587-03

Référence : 2004 CF 1597

OTTAWA (ONTARIO), LE 12 NOVEMBRE 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

ENTRE :

                                              ASHRAF BAHLOUL GHARABULLI

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Ashraf Bahloul Gharabulli est un citoyen libyen qui affirme craindre avec raison d'être persécuté du fait des opinions politiques qui lui sont imputées. Sa demande d'asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. La Commission a conclu que M. Gharabulli n'avait pas soumis d'éléments de preuve crédibles au soutien de sa demande.

[2]                M. Gharabulli demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la Commission au motif que les conclusions que celle-ci a tirées au sujet de la crédibilité étaient manifestement déraisonnables.

Allégations de M. Gharabulli

[3]                M. Gharabulli affirme qu'il s'est opposé au régime tyrannique du colonel Qadhafi. Comme l'État ne tolère aucune forme d'opposition politique, M. Gharabulli n'a pas ouvertement critiqué le régime de crainte de subir des représailles. Il a plutôt limité ses activités à visiter des sites Internet tenus par des mouvements d'opposition. Ces sites critiquaient le régime Qadhafi et préconisaient une forme de gouvernement plus démocratique pour la Libye.

[4]                M. Gharabulli a commencé à visiter les sites en question en juin 2001 et il a continué à le faire jusqu'à son départ de la Libye pour le Canada en octobre 2002. M. Gharabulli explique qu'il ne se rendait sur ces sites que lorsqu'il était seul ou encore en compagnie de quelques amis dignes de confiance.

[5]                En novembre 2001, M. Gharabulli est venu au Canada pour étudier après avoir obtenu une bourse du gouvernement. Il est retourné en Libye pour quelques semaines en septembre 2002. Alors qu'il était là-bas, il a de nouveau visité des sites Internet d'opposition au régime avec des amis. Le 6 octobre 2002, M. Gharabulli est revenu au Canada.

[6]                M. Gharabulli explique qu'il a téléphoné à ses parents le lendemain pour leur dire qu'il était arrivé sans encombre à destination. Ses parents lui ont répondu qu'ils avaient reçu la visite d'agents des services secrets qui étaient à sa recherche. Les agents auraient dit au père de M. Gharabulli que celui-ci avait des contacts avec des groupes hostiles au gouvernement par le truchement d'Internet et qu'il collaborait avec l'opposition.

[7]                M. Gharabulli affirme que les agents ont dit à ses parents que, parce qu'il avait travaillé contre les intérêts du pays et de sa population, il serait exécuté s'il était capturé.

[8]                Le 25 octobre 2002, M. Gharabulli a présenté une demande d'asile dans laquelle il affirmait craindre d'être persécuté du fait des opinions politiques qui lui étaient imputées. Il affirmait également avoir la qualité de personne à protéger en faisant valoir que son renvoi en Libye l'exposerait au risque d'être soumis à des peines cruelles et inusitées ou d'être exposé à une menace à sa vie ou au risque d'être soumis à la torture.

Décision de la Commission


[9]                La Commission a signalé que la Libye était administrée par un régime extrêmement répressif qui rejette la démocratie et tout autre parti politique. Ce pays est doté d'un système de sécurité à multiples niveaux qui surveille et contrôle les activités de simples citoyens bien que, depuis quelques années, l'attention se soit déplacée vers des groupes d'opposition et des individus nettement ciblés. On estime qu'entre 10 et 20 pour 100 de la population se livre à des activités de surveillance pour le compte du gouvernement.

[10]            La Commission a également relevé la violation systématique, par le gouvernement libyen, du droit à la vie privée des citoyens, et a signalé que la torture et d'autres formes de traitements cruels, inhumains ou dégradants étaient monnaie courante dans ce pays.

[11]            Après avoir brossé ce tableau de la situation actuelle en Libye, la Commission s'est tournée vers les allégations précises de M. Gharabulli.

[12]            La Commission a jugé invraisemblable qu'un des amis dignes de confiance de M. Gharabulli livre ce dernier aux autorités, d'autant plus que ces amis s'adonnaient à des activités semblables à celles de M. Gharabulli.

[13]            La Commission a relevé plusieurs invraisemblances et incohérences dans la version des faits de M. Gharabulli, ce qui l'a amenée à croire qu'il s'agissait d'une histoire inventée de toutes pièces.


[14]            De plus, la Commission a estimé que le témoignage donné par M. Gharabulli au sujet de ses activités entre 1998 et son départ pour le Canada en 2001 était vague et incertain et elle a fait remarquer que M. Gharabulli n'avait soumis en preuve aucun écrit pour justifier son affirmation qu'il avait fréquenté l'école en Libye.

Question en litige

[15]            La seule question que soulève la présente demande est celle de savoir si les conclusions que la Commission a tirées au sujet de la crédibilité étaient manifestement déraisonnables.

Analyse

[16]            La Commission de l'immigration et du statut de réfugié possède des connaissances spécialisées reconnues comme arbitre des faits, notamment lorsqu'il s'agit d'évaluer la crédibilité des demandeurs d'asile. D'ailleurs, ce type de décision se situe au coeur même de la compétence de la Commission. Ainsi, pour que notre Cour puisse annuler une conclusion de fait tirée par la Commission, il faut démontrer que cette conclusion est manifestement déraisonnable (Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.)).


[17]            Lorsque la conclusion tirée par la Commission au sujet de la crédibilité repose sur les invraisemblances relevées par le tribunal, la Cour peut, à l'occasion d'un contrôle judiciaire, intervenir pour annuler la conclusion « si les motifs invoqués ne sont pas étayés par les éléments de preuve dont était saisi le tribunal, et la Cour ne se trouve pas en pire situation que le tribunal connaissant de l'affaire pour examiner des inférences et conclusions fondées sur des critères étrangers aux éléments de preuve tels que le raisonnement ou le sens commun » (voir les jugements Yada et autre c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1998), 140 F.T.R. 264 et Divsalar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. no 875).

[18]            En dépit d'une norme de contrôle qui appelle un degré élevé de retenue judiciaire dans le cas qui nous occupe, je suis convaincue qu'une des conclusions déterminantes tirées par la Commission ne peut résister à l'examen rigoureux de la Cour, et que la décision de la Commission doit pour cette raison être annulée.

[19]            Un des éléments essentiels de la demande d'asile de M. Gharabulli était son assertion qu'il était ciblé par les services secrets libyens parce qu'il avait visité des sites Internet antigouvernementaux. La Commission a rejeté ces éléments de preuve en expliquant ce qui suit :

[TRADUCTION] Il est raisonnable de penser qu'aucun des amis dignes de confiance du demandeur ne le dénoncerait et dirait aux autorités qu'il avait consulté les sites Internet en question, d'autant plus que, suivant la preuve, ces mêmes amis de confiance avaient eux-mêmes visité les sites Internet en question.

Bien que'elle ne le dise pas aussi explicitement, la Commission a essentiellement conclu par ces mots que cet aspect du récit de M. Gharabulli était invraisemblable.

[20]            Les constatations de la Commission sur ce point participent largement de la nature de conclusions. D'ailleurs, le seul motif évoqué par la Commission pour en arriver à cette conclusion est le fait que les amis du demandeur avaient eux-mêmes vu les sites Internet.


[21]            Il ressortait de la preuve dont la Commission disposait tant sous la forme des dires de M. Gharabulli que des renseignements sur la situation dans ce pays que le gouvernement libyen ne tolère aucune opposition politique et qu'il surveille et contrôle étroitement des activités de ses citoyens. De plus, des éléments de preuve documentaire indépendants portés à la connaissance de la Commission démontraient que les forces de sécurité de la Libye s'en remettent dans une large mesure à des informateurs civils et qu'entre 10 et 20 pour 100 de la population se livre à de la surveillance pour le compte du gouvernement. Compte tenu de ces éléments d'information, il est difficile de comprendre comment la Commission a pu en arriver à la conclusion qu'aucun des amis de M. Gharabulli ne le dénoncerait et comment elle a pu l'affirmer avec autant de certitude.

[22]            Je ne suis pas convaincue que le fait que les « amis » de M. Gharabulli consultaient aussi les sites Internet de l'opposition permette de penser qu'aucun d'entre eux pouvait agir comme informateur. Il me semble tout à fait plausible de s'attendre à ce que des informateurs infiltrent des groupes soupçonnés d'opposition au gouvernement.

[23]            La Commission avait d'autres raisons de juger non crédible la version des faits de M. Gharabulli. Bien que j'aie des réserves sur certaines de ces autres conclusions, j'estime qu'il n'est pas nécessaire de les aborder ici, car je suis convaincue que la conclusion de la Commission suivant laquelle aucun des amis de M. Gharabulli ne le dénoncerait constituait un aspect à ce point essentiel du raisonnement de la Commission pour empêcher de confirmer sa décision.


Dispositif

[24]            Pour ces motifs, la décision de la Commission est annulée et l'affaire est renvoyée à la Commission pour qu'un tribunal différemment constitué statue sur elle et rende une nouvelle décision.

Certification

[25]            Comme aucune des deux parties n'a suggéré de question à certifier, aucune ne le sera.

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à la Commission pour qu'un tribunal différemment constitué statue sur elle et rende une nouvelle décision.

2.          Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.

                                                                                                                         _ Anne L. Mactavish _                      

                                                                                                                                                     Juge                                     

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                  IMM-8587-03

INTITULÉ :                                                 ASHRAF BAHLOUL GHARABULLI c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                           OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                         LE 8 NOVEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                 LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :                                LE 12 NOVEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Rezaur Rahman                                                             POUR LE DEMANDEUR

Sonia Barrette                                                               POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rezaur Rahman                                                             POUR LE DEMANDEUR

1882 Hennessy Crescent

Ottawa (Ontario)

K4A 3X8

Morris Rosenberg                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

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