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Date : 20060302

Dossier : T-273-06

Référence : 2006 CF 277

Vancouver (Colombie-Britannique), le jeudi 2 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE                               

ENTRE :

                                          LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                                              JYOTIKA REDDY

                                                                                                                                      défenderesse

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

APERÇU

Le privilège du secret professionnel de l'avocat n'existe qu'à l'égard des communications entre un avocat et un client; il ne vise pas les actes de l'avocat. C'est la raison pour laquelle les tribunaux affirment avec constance que le secret professionnel de l'avocat ne s'applique pas aux documents concernant les fonds remis par un client à son avocat ou vice-versa et transitant par les comptes de l'avocat ni aux documents portant sur des opérations immobilières. Dans la décision Ontario (Commission des valeurs mobilières) c. Greymac Credit Corp. (1983) 41 O.R. (2d) 328 (Cour div. Ont.), la Cour a exposé :

[Traduction] La preuve ayant trait à la question de savoir si un avocat détient, a payé ou a reçu des sommes pour le compte d'un client constitue la preuve d'un acte ou d'une opération, alors que le privilège s'applique uniquement aux communications. La preuve orale concernant ces questions, les relevés comptables de l'avocat et les autres pièces s'y rapportant (les conseils et les communications émanant du client relatives aux conseils ayant été occultés) ne sont pas protégés par le privilège, et l'avocat peut être tenu de répondre aux questions et de produire ces documents.


[...]

Un client ne pourrait lui-même invoquer le privilège du fait qu'il a payé ou confié à son avocat ou a reçu de lui un montant d'argent relatif à une opération, parce qu'il ne s'agit en rien d'une communication; il s'agit plutôt d'un acte.

Les communications, non les actes

Stevens c. Canada (Premier ministre) (1998), 161 D.L.R. (4th) 85 (C.A.F.)

B. c. Canada (1995), 3 B.C.L.R. (3d) (C.S.)

Les opérations immobilières

R. c. Tysowski (1997), 11 R.P.R. (3d) 165 (B.R. Man.)

Eastwood & Company c. M.R.N.. (1993) 94 D.T.C. 6411

CONTEXTE

[1]                Betty Ann Tronchin est redevable à Sa Majesté la Reine du chef du Canada d'un montant impayé d'impôt sur le revenu qui s'élevait à 796 792,30 $ en date du 6 décembre 2005. (Onglet 2, affidavit de A. Bocking, paragraphe 4)

[2]                Un titre foncier révèle que le 7 novembre 2002, Mme Tronchin a transféré à Alan Gerald McColman une propriété décrite comme suit : PID 005-543-215, lot de district 7892, district de Lillooet (l'opération immobilière), moyennant une contrepartie de 160 000 $ (le produit de la vente). (Onglet 2, affidavit de A. Bocking, paragraphe 7, pièce A)


[3]                À la connaissance de l'Agence du revenu du Canada , Mme Tronchin ne possédait qu'un seul compte bancaire à l'époque de l'opération immobilière. Aucun élément n'indique que le produit de la vente a été déposé dans ce compte. (Onglet 2, affidavit de A. Bocking, paragraphe 8)

[4]                En vue de découvrir ce qu'il est advenu du produit de la vente, le demandeur a envoyé par courrier recommandé, le 14 avril 2005, une lettre adressée à Jyotika Reddy, avocate, en application de l'article 231.2 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la demande de renseignements). Jyotika Reddy est l'avocate qui a certifié la passation de l'acte de transfert relatif à l'opération immobilière. (Onglet 2, affidavit de A. Bocking, paragraphe 9, pièce B)

[5]                La demande de renseignements priait Me Reddy de fournir, dans un délai de 30 jours :

[Traduction] Une copie du relevé de répartition relatif au transfert de la propriété sise au 7338 Sheridan Lake Road West, Sheridan Lake (C.-B.), PID 005543215, circonscription de Lillooet. La propriété appartenait auparavant à la personne nommée ci-dessus et elle a été cédée à M. Alan McColman le 7 novembre 2002. Veuillez transmettre une copie (recto verso) du chèque émis à Betty Ann Tronchin au titre du produit de la vente. Si le paiement n'a pas été effectué au moyen d'un chèque ou d'une lettre de change, veuillez fournir les renseignements précisant l'institution financière où les fonds ont été envoyés (les renseignements et documents).

(Onglet 2, affidavit de A. Bocking, paragraphe 9, pièce B)


[6]                Le 22 avril 2005, l'Agence du revenu du Canada a reçu une lettre de M. Kent Sanderson, du cabinet d'avocats Brawn Karras & Sanderson au sein duquel Me Reddy exerce le droit. La lettre, qui accusait réception de la demande de renseignements, notifiait l'Agence du revenu du Canada que le cabinet revendiquait le privilège du secret professionnel de l'avocat et que les documents avaient été placés dans une enveloppe scellée qui demeurait en la possession du cabinet. (Onglet 2, affidavit de A. Bocking, paragraphe 10, pièce C)

QUESTIONS EN LITIGE

[7]                Le privilège du secret professionnel de l'avocat, tel qu'il est défini dans la common law et au paragraphe 232(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu, peut-il être invoqué en l'espèce à l'égard des renseignements et documents que le ministre cherche à obtenir en vertu de l'article 231.2 de la Loi de l'impôt sur le revenu?

ANALYSE

[8]                Le paragraphe 231.7(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu dispose notamment que sur demande sommaire du ministre, un juge de la Cour peut ordonner à une personne de fournir les documents que le ministre cherche à obtenir en vertu de l'article 231.2 s'il est convaincu de ce que :

(a)         la personne n'a pas fourni les documents bien qu'elle en soit tenue par l'article 231.2;

(b)         le privilège des communications entre client et avocat (au sens du paragraphe 232(1)) ne peut être invoqué à l'égard de ces documents.

[9]                En l'espèce, la défenderesse n'a manifestement pas fourni les renseignements et documents que le ministre a demandés, bien qu'elle en ait été tenue par l'article 231.2.


[10]            En conséquence, il s'agit de décider si le privilège des communications entre client et avocat peut être invoqué à l'égard des renseignements et documents que le ministre cherche à obtenir.

Le privilège du secret professionnel de l'avocat

[11]            Les renseignements et documents que le ministre cherche à obtenir constituent peut-être des dossiers confidentiels de la défenderesse; cependant, il est allégué qu'ils ne sont protégés par le privilège du secret professionnel ni en vertu de la common law ni en vertu du paragraphe 232(1), qui prévoit la définition suivante, aux fins précisées dans la Loi de l'impôt sur le revenu :

« privilège des communications entre client et avocat » Droit qu'une personne peut posséder, devant une cour supérieure de la province où la question a pris naissance, de refuser de divulguer une communication orale ou documentaire pour le motif que celle-ci est une communication entre elle et son avocat en confidence professionnelle sauf que, pour l'application du présent article, un relevé comptable d'un avocat, y compris toute pièce justificative ou tout chèque, ne peut être considéré comme une communication de cette nature. (Non souligné dans l'original.)

(Paragraphe 232(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu)

La définition du privilège du secret professionnel de l'avocat dans la common law

[12]            Il existe une distinction entre le devoir de confidentialité de l'avocat et le privilège du secret professionnel de celui-ci. Les communications peuvent être confidentielles sans être protégées par le privilège du secret professionnel. Pour que s'applique le privilège du secret professionnel, quatre conditions doivent être réunies :


a)          il doit y avoir communication écrite ou verbale;

b)          la communication doit être de nature confidentielle;

c)          la communication doit avoir lieu entre un client ou un mandataire du client et un conseiller juridique;

d)          la communication doit être directement liée à la recherche, à la formulation ou à la transmission d'un avis juridique.

               (B. c. Canada (1995), 3 B.C.L.R. (3d) 363 (C.S.))

[13]            La Cour suprême du Canada a récemment réitéré ces grands principes du privilège du secret professionnel de l'avocat dans l'arrêt Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), rappelant au paragraphe 15 :

Dans Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, p. 837, le juge Dickson a énoncé les critères permettant d'établir l'existence du privilège avocat-client. Il doit s'agir d' « (i) une communication entre un avocat et son client; (ii) qui comporte une consultation ou un avis juridiques; et (iii) que les parties considèrent de nature confidentielle » . À une certaine époque, le privilège ne s'appliquait qu'aux communications intervenues au cours d'un litige, mais il s'est ensuite appliqué à toute consultation juridique sur une question litigieuse ou non : voir Solosky, p. 834.

(Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), [2004] 1 R.C.S. 809)


[14]            Le privilège du secret professionnel de l'avocat n'existe qu'à l'égard des communications entre un avocat et un client; il ne vise pas les actes de l'avocat. C'est la raison pour laquelle les tribunaux affirment avec constance que le secret professionnel de l'avocat ne s'applique pas aux documents concernant les fonds remis par un client à son avocat ou vice-versa et transitant par les comptes de l'avocat ni aux documents portant sur des opérations immobilières. Dans la décision Ontario (Securities Commission) c. Greymac Credit Corp. (1983) 41 O.R. (2d) 328 (Cour div. Ont.), la Cour a exposé :

[Traduction] La preuve ayant trait à la question de savoir si un avocat détient, a payé ou a reçu des sommes pour le compte d'un client constitue la preuve d'un acte ou d'une opération, alors que le privilège s'applique uniquement aux communications. La preuve orale concernant ces questions, les relevés comptables de l'avocat et les autres pièces s'y rapportant (les conseils et les communications émanant du client relatives aux conseils ayant été occultés) ne sont pas protégés par le privilège, et l'avocat peut être tenu de répondre aux questions et de produire ces documents.

[...]

Un client ne pourrait lui-même invoquer le privilège du fait qu'il a payé ou a confié à son avocat ou a reçu de lui un montant d'argent relatif à une opération, parce qu'il ne s'agit en rien d'une communication; il s'agit plutôt d'un acte.

Les communications, non les actes

Stevens c. Canada (Premier ministre) (1998), 161 D.L.R. (4th) 85 (C.A.F.)

B. c. Canada, précitée

Les opérations immobilières

R. c. Tysowski (1997), 11 R.P.R. (3d) 165 (B.R. Man.)

Eastwood & Company c. M.R.N. (1993), 94 D.T.C. 6411


[15]            La Cour suprême du Canada n'a pas aboli cette distinction dans les arrêts Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général) (2002), 216 D.L.R. (4th) 257 et Maranda c. Richer (2003), 232 D.L.R. (4th) 14. Dans une décision subséquente à ces arrêts, la Cour supérieure de justice de l'Ontario a jugé que les opérations effectuées dans un compte en fiducie d'un avocat [traduction] « ont trait à des questions concernant un fait objectif, distinct des communications entre l'avocat et son client [...] » et qu'en conséquence, elles ne bénéficient pas du privilège du secret professionnel de l'avocat (R. c. Serfaty, [2004] O.J. no 1952, aux paragraphes 47 à 54).

[16]            Ce principe a été réitéré récemment par la Cour fédérale dans la décision Ministre du Revenu national c. Bindal, qui traite du privilège du secret professionnel dans le contexte de l'article 231.7 de la Loi de l'impôt sur le revenu. La Cour a déclaré aux pages 6 et 7 :

Contrairement à ce qu'affirment les défendeurs, j'estime que le jugement Greymac s'applique toujours malgré les arrêts Lavallee et Maranda. Dans l'arrêt Maranda, le juge LeBel, qui écrivait pour la majorité (la juge Deschamps souscrivant au résultat), a expliqué qu'une règle de fond en matière de privilège ne peut reposer sur la distinction entre faits et communication de sorte que, dans cette affaire, les documents relatifs aux honoraires de l'avocat de la défense ont été jugés protégés. Toutefois, le juge signale expressément, au paragraphe 30, que tous les incidents des rapports entre un client et son avocat ne se situent pas dans le cadre de communications privilégiées, « comme dans des cas où la jurisprudence note que l'avocat a agi non comme tel, mais comme simple intermédiaire pour des transferts de fonds » . Le juge LeBel cite le jugement Greymac à l'appui de cette affirmation.

          (Ministre du Revenu national c. Bindal, 2005 CF 1538)

[17]            Se fondant sur les principes énoncés ci-dessus, les tribunaux ont affirmé récemment que dans le contexte d'une opération immobilière, ni les chèques tirés d'un compte d'un avocat ni l'état des rajustements ne sont protégés par le privilège du secret professionnel de l'avocat. (In the Matter of the Legal Profession Act and Martin K. Wirick, 2005 BCSC 1821; Ministre du Revenu national c. Vlug, 2006 CF 82.)


[18]            En résumé, les renseignements et documents en l'espèce ne sont protégés par le privilège du secret professionnel de l'avocat ni en vertu du paragraphe 232(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu ni en vertu de la common law. Les renseignements et documents sont des éléments de preuve d'un « acte ou d'une opération » et non d'une « communication » assujettie au secret professionnel; ils relèvent d'une catégorie de documents qui n'ont pas été jugés protégés par le privilège du secret professionnel de l'avocat. La jurisprudence récente n'a pas modifié l'état du droit à cet égard.


                                        ORDONNANCE

VU la demande présentée par le ministre du Revenu national (le ministre) le lundi 27 février 2006 au palais de justice sis au 701, rue West Georgia, Vancouver (Colombie-Britannique);

APRÈS avoir examiné les documents déposés par le ministre et entendu les observations de l'avocate agissant pour le compte du ministre et celles de l'avocat de la défenderesse;

ET APRÈS avoir analysé les renseignements et documents en cause dans la présente instance;

LA COUR EST CONVAINCUE DE CE QUI SUIT :

1)          Par avis en date du 14 avril 2005, le ministre a demandé à la défenderesse de lui transmettre les renseignements et documents suivants en application de l'article 231.2 de la Loi de l'impôt sur le revenu :

Une copie du relevé de répartition relatif au transfert de la propriété sise au 7338 Sheridan Lake Road West, Sheridan Lake (C.-B.), PID : 005543215, circonscription de Lillooet. La propriété appartenait auparavant à la personne nommée ci-dessus [Betty Ann Tronchin] et elle a été cédée à M. Alan McColman le 7 novembre 2002.

Veuillez transmettre une copie (recto verso) du chèque émis à Betty Ann Tronchin au titre du produit de la vente. Si le paiement n'a pas été effectué au moyen d'un chèque ou d'une lettre de change, veuillez fournir les renseignements précisant l'institution financière où les fonds ont été envoyés.

(les renseignements et documents)


2)          Les avocats ont pris toutes les mesures raisonnables pour porter la présente demande à la connaissance de Betty Ann Tronchin, comme l'attestent les affidavits déposés à la Cour le 27 février 2006 par les avocats des deux parties, même si ceux-ci n'avaient pas déterminé à cette époque s'il était nécessaire d'aviser Betty Ann Tronchin;

3)          Le privilège du secret professionnel de l'avocat ne peut être invoqué pour soustraire à la divulgation les renseignements et documents en cause.

EN CONSÉQUENCE, LA COUR ORDONNE :

1.          Conformément à l'article 231.7 de la Loi de l'impôt sur le revenu, la défenderesse ou le cabinet d'avocats Brawn Karras & Sanderson doit se conformer à l'avis envoyé par le ministre le 14 avril 2005 et fournir immédiatement et, en tout état de cause, dans un délai maximal de trente jours suivant la signification de la présente ordonnance, les renseignements et documents à un agent de l'Agence du revenu du Canada dûment autorisé en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu ou à toute autre personne désignée par le commissaire du revenu.

2.          Aucuns dépens ne sont adjugés.

                 « Michel Shore »

                                                                                                     Juge                       

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                             T-273-06

INTITULÉ :                            LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

et

JYOTIKA REDDY

LIEU DE L'AUDIENCE :      VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :    LE 27 FÉVRIER 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE                 LE JUGE SHORE

ET ORDONNANCE :

DATE DES MOTIFS :                                   LE 2 MARS 2006

COMPARUTIONS :

Neva Beckie                                           POUR LE DEMANDEUR

Kent Sanderson                                      POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John H. Sims, c.r.                                   POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Brawn Karras & Sanderson                               POUR LA

Vancouver (Colombie-Britannique)        DÉFENDERESSE


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