Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

                                                                                                                                     IMM-1683-96

 

 

 

ENTRE :

 

 

                                                           DUC LUC NGUYEN,

 

                                                                                                                                            requérant,

 

 

                                                                             et

 

 

                  LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

 

                                                                                                                                                 intimé.

 

 

 

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

 

 

LE JUGE GIBSON

 

                        Ces motifs font suite à une demande de contrôle judiciaire visant la décision, prise au nom de l'intimé sur le fondement du paragraphe 70(5) et du sous-alinéa 46.01(1)e)(iv) de la Loi sur l'immigration[1], selon laquelle l'intimé est d'avis que le requérant constitue un danger pour le public au Canada. La décision en question porte la date du 23 avril 1996 et a été transmise au requérant le 2 mai 1996.

 

                        Voici, en quelques mots, le contexte de l'affaire. Le requérant est né au Viêtnam du Sud le 5 décembre 1958. Il est citoyen vietnamien. Il est entré dans la clandestinité en 1978 lorsqu'il a été appelé pour servir dans l'armée vietnamienne qui, à l'époque, combattait au Cambodge. En juin 1982, il est parvenu à s'enfuir du Viêtnam en bateau avec son frère cadet et sa jeune soeur.

 

                        Le requérant et ses frère et soeur ont été pendant un certain temps hébergés dans un camp de réfugiés à Hong Kong. Ils ont déposé une demande de réinstallation au Canada et, le 30 novembre 1983, ont reçu le droit d'établissement au Canada.

 

                        Vers la fin du mois de décembre 1986, le requérant commence à exhiber un «comportement agité et bizarre». Il entre à l'hôpital. À sa sortie d'hôpital, le diagnostic fait état d'un «épisode psychotique aigu accompagné de dépression». Au mois de juillet 1995, les médecins décident qu'il est atteint d'une «maladie mentale majeure qu'on appelle schizophrénie».

 

                        Chez le requérant, le début de toute une série de condamnations pénales coïncide avec la survenance de cette maladie mentale. La plupart du temps il était condamné pour «méfait» ou pour «vol de biens dont la valeur ne dépasse pas 1 000 $», mais il a également été condamné pour introduction par effraction, menaces, entrave à la justice et, à trois reprises, voies de fait. Les principales peines d'emprisonnement qui lui ont été imposées étaient de trois mois en 1989, de quatre mois en 1991 et de 60 jours en 1995.

 

                        Une mesure de renvoi conditionnel a été prise à l'encontre du requérant. Il a déposé une demande de statut de réfugié au sens de la Convention, faisant valoir qu'il craignait de rentrer au Viêtnam. Il a également interjeté appel de la mesure de renvoi conditionnel devant la Section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié.

 

                        Le 22 novembre 1995, l'intimé fait savoir au requérant que l'intimé envisage de rendre à son encontre un avis de dangerosité et on l'invite à présenter ses observations. On lui transmet la documentation sur laquelle l'intimé entend fonder sa décision. On fait également savoir au requérant que l'intimé va évaluer le risque que le requérant courrait en rentrant au Viêtnam et que, pour ce faire, il tiendra compte des [TRADUCTION] «Country Reports on Human Rights Practices relatifs à l'année 1994, ainsi que d'autres documents accessibles au public».

 

                        L'avocat du requérant a soulevé, dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire, un nombre impressionnant d'arguments. Dès le début de l'audience, l'avocat a reconnu que l'arrêt rendu par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Le ministre de la Citoyenneté et de l'immigration c. Williams[2] avait eu pour effet de restreindre quelque peu l'éventail des arguments pouvant être invoqués. Il restait, cependant, la question du recours à une preuve extrinsèque et à des considérations non pertinentes, ainsi que la discrimination pour un motif interdit par l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.[3] Ma conclusion sur la question du recours à une preuve extrinsèque et à des considérations non pertinentes a suffi à trancher la demande. Finalement, la question relative à la Charte n'a pas été plaidée devant moi.

 

                        On trouve dans le «Rapport ministériel sur les antécédents criminels et la dangerosité», versé au dossier du tribunal dans l'affaire dont est saisie la Cour, une citation longue de presque une page tirée [TRADUCTION] «... d'un rapport en date du 4 mai 1995 du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) sur le renvoi des demandeurs d'asile vietnamiens.» Ce rapport n'a pas été communiqué au requérant. L'avocat de l'intimé reconnaît qu'en l'espèce le dossier ne contient aucun élément démontrant que ce rapport a, sous une forme ou une autre, été mis à la disposition du requérant, ni aucun élément démontrant qu'il s'agissait d'un «document accessible au public» sur lequel l'intimé pourrait se baser pour décider s'il y avait lieu ou non d'émettre un avis de dangerosité. Je dois supposer que le fondé de pouvoir du Ministre s'est effectivement basé dessus.

 

                        On trouve, dans l'«avis ministériel» en question, le paragraphe suivant :

 

[TRADUCTION]

Les facteurs humanitaires sont, en l'espèce, insuffisants. Bien que son fils se trouve au Canada, l'intéressé ne l'avait pas vu entre 1982, l'année où le requérant a quitté le Viêtnam, et 1990, année où son fils est venu au Canada.

 

Je ne vois vraiment pas le rapport que pourrait avoir la deuxième phrase du paragraphe cité avec la question de savoir si le requérant constitue ou non un danger pour le public au Canada, ni avec la question de savoir s'il existe des considérations d'ordre humanitaire qui pourraient être invoquées dans l'intérêt du requérant.

 

                        Dans un rapport circonstancié fondé sur le paragraphe 27(1) de la Loi sur l'immigration, lui aussi versé au dossier, on trouve, sous la rubrique «Recommandations et Motifs», le passage suivant :

 

[TRADUCTION]

Comme en témoignent ses antécédents professionnels, il est évident que le requérant ne sera pas un membre productif de la société canadienne et que, au contraire, il constituera un danger pour le public...

 

Je dois supposer qu'il a été tenu compte de cette affirmation lors de l'émission de l'avis de dangerosité. Encore une fois, je ne vois pas du tout le lien qui pourrait exister entre cette opinion sur la question de savoir si le requérant sera ou non un membre productif de la société canadienne et les risques qu'il pose pour le public au Canada ou sur la question de savoir s'il existe des considérations d'ordre humanitaire pouvant être invoquées dans l'intérêt du requérant.

 

                        Dans l'arrêt Williams, le juge Strayer a écrit :

 

Ce qui a été reconnu, c'est que lorsque la décision discrétionnaire d'un tribunal est manifestement absurde ou lorsque les faits qui ont été soumis au tribunal exigeaient manifestement un résultat différent ou étaient dénués de pertinence mais ont apparemment eu un effet déterminant sur le résultat, il se peut qu'une cour de justice doive, en l'absence de motifs qui auraient pu expliquer comment le résultat est effectivement justifié ou comment certains facteurs ont été pris en considération mais rejetés, annuler la décision pour l'un des motifs reconnus de contrôle judiciaire comme l'erreur de droit, la mauvaise foi, la prise en considération de facteurs dénués de pertinence et l'omission de tenir compte de facteurs pertinents. Dans de telles circonstances, la décision du tribunal est annulée non pas parce qu'elle n'est pas motivée, mais parce que sans motifs il n'est pas possible de surmonter l'obstacle que constitue la conclusion d'absurdité ou d'erreur dérivée du résultat ou des circonstances entourant la décision.

                                                                                                                                [Non souligné dans l'original]

 

Si, dans cette citation, le juge Strayer n'évoque pas la question du recours à une preuve extrinsèque dont le requérant n'aurait pas eu connaissance, force m'est de supposer qu'il s'agit de quelque chose qui vient s'ajouter aux «motifs reconnus de contrôle judiciaire» énumérés par le juge Strayer de manière non limitative.[4] La «recommandation de l'agent», reprise dans le Rapport concernant l'avis ministériel, est ainsi formulée :

 

[TRADUCTION]

En raison du renseignement cité ci-dessus, et confirmé par les documents ci-joints, je recommande que l'on propose au Ministre d'émettre un avis selon lequel la personne ci-dessus désignée constitue un «danger pour le public» aux termes des articles 70 et 46.01 de la Loi sur l'immigration.

 

Le «renseignement cité ci-dessus» comprend le long extrait du rapport d'information du HCR, qui, j'en conclus, constitue une «preuve extrinsèque» n'ayant pas été communiquée au requérant. Le «renseignement cité ci-dessus» et les «pièces ci-jointes» comprennent également les propos cités plus haut, propos qui constituent, d'après moi, des «facteurs dénués de pertinence.»

 

                        Cela étant, je conclus que le fondé de pouvoir du Ministre a commis une erreur donnant lieu à contrôle judiciaire en émettant, au nom de l'intimé, un avis selon lequel le requérant constitue un danger pour le public au Canada car il a, pour cela, pris en compte des preuves extrinsèques qui n'avaient pas été communiquées au requérant, et tenu compte également de facteurs dénués de pertinence.

 

                        Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Ni l'un ni l'autre des avocats des parties n'a recommandé que la Cour certifie une question. Aucune question n'est donc certifiée.

 

                        Ainsi que nous l'avons indiqué plus haut, la question d'une discrimination contraire à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, a été évoquée au nom du requérant, mais n'a pas été plaidée. Un des motifs de discrimination énuméré à l'article 15 de la Charte concerne les déficiences mentales. Selon le dossier transmis au fondé de pouvoir du Ministre, il était évident que le requérant [TRADUCTION] «... selon un diagnostic formulé en 1993, souffrait de schizophrénie, une maladie mentale marquée par des troubles de l'entendement et de la perception (hallucinations, dissociations, affaiblissement de la capacité de discernement, mauvaise appréciation de la réalité), une inadaptation de l'état affectif et un comportement bizarre». Dans la recommandation du gestionnaire, formulée à l'appui de la recommandation de l'agent ayant préparé le «rapport concernant l'avis ministériel», selon laquelle il y avait lieu de demander au Ministre un avis désignant le requérant comme un danger pour le public au Canada, on trouve le passage suivant :

 

[TRADUCTION]

Le cas est troublant. Si le casier judiciaire de l'intéressé n'est pas, à proprement parler, d'une extrême gravité, si on le combine avec ce qu'on sait de son état de santé, et plus précisément de son instabilité mentale, j'estime que l'intéressé constitue effectivement un danger pour le public au Canada...

 

On pourrait faire valoir que cela voudrait dire, en quelque sorte, qu'un individu ayant un casier judiciaire comparable à celui du requérant mais ne souffrant d'aucune déficience mentale pourrait ne pas faire l'objet d'un avis de dangerosité, mais que la personne qui, comme le requérant, a ce même casier judiciaire et a, en plus, son «état de santé, et plus précisément son instabilité mentale» peut très bien faire l'objet, elle, d'un avis de dangerosité. Je rappelle que la question n'a pas été plaidée devant la Cour et je ne me prononce donc pas sur ce point. Je ne fais que consigner ici l'inquiétude que cela m'inspire puisque, en accueillant cette demande de contrôle judiciaire, la Cour renvoie l'affaire à l'intimé pour nouvel examen et nouvelle décision. Bien évidemment, la nouvelle décision devra être en accord avec la Charte canadienne des droits et libertés.

 

 

                                                                                                              FREDERICK E. GIBSON 

                                                                                                                                    Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 26 mai 1997.

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme                                                                                               

 

                                                                                                                        Laurier Parenteau


                                               COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                           SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

 

                           AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

No DU GREFFE :                             IMM-1683-96

 

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :Duc Luc Nguyen c. M.C.I.

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE : 15 mai 1997

 

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE de M. le juge Gibson

 

EN DATE DU :26 mai 1997

 

 

 

ONT COMPARU :

 

 

Geraldine Sadoway                                                                            pour le requérant

 

Kevin Lunney                                                                         pour l'intimé

 

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Geraldine Sadoway                                                                            pour le requérant

Toronto (Ontario)

 

 

George Thomson                                                                                 pour l'intimé

Sous-procureur général du Canada



[1]               L.R.C. (1985), ch. I-2.

[2]Nos du greffe : A-855-96 et IMM-3320-95, 11 avril 1997 (non publié) (C.A.F.).

[3]Loi constitutionnelle (1982) (L.R.C. (1985), annexe II, no 44), annexe B de la Loi sur le Canada (1982) (R.-U.), 1982, ch. 11.

[4]Voir : Shah c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 170 N.R. 238 (C.A.F.).

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.