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Date : 20210205


Dossier : IMM‑5658‑20

Référence : 2021 CF 119

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 février 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

HELMUT OBERLANDER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur a déposé une requête, le 20 janvier 2021, en vue d’obtenir une ordonnance sursoyant à son enquête devant la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, actuellement prévue le 8 et le 11 février 2021, jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire dans cette affaire.

[2] La demande sous‑jacente visait la décision de la SI datée du 20 octobre 2020, par laquelle la SI a conclu qu’elle avait compétence pour mener une enquête concernant le demandeur et que les principes de la chose jugée, de la préclusion pour question déjà tranchée ou de l’abus de procédure ne faisaient pas obstacle à l’examen des arguments du défendeur en faveur de l’interdiction de territoire du demandeur au Canada [décision relative à la compétence].

[3] Le demandeur a également présenté une requête en sursis similaire dans une affaire connexe (dossier de la Cour : IMM‑6692‑20), dans laquelle il a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire contestant une autre décision de la SI, datée du 11 décembre 2020, rejetant la demande de remise de l’inscription au rôle de l’enquête [décision concernant la mise au rôle]. Cette requête en sursis est abordée dans une décision distincte de la Cour.

[4] Dans la présente requête, le demandeur demande un sursis à l’ouverture prochaine de l’enquête aux motifs que sa demande soulève des questions sérieuses quant à la décision relative à la compétence, qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé et que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis. Le défendeur soutient que le demandeur ne peut avoir gain de cause quant à l’une ou l’autre de ces affirmations.

[5] En ce qui concerne la démonstration des questions sérieuses, le défendeur fait valoir que la présente demande ne soulève pas des questions sérieuses sur le bien‑fondé de la contestation de la décision relative à la compétence et qu’elle ne l’emporte pas sur le principe de la prématurité. Le principe de la prématurité est un principe de droit administratif qui, en l’absence de circonstances exceptionnelles, empêche le contrôle judiciaire de décisions administratives interlocutoires tant que la procédure administrative n’est pas arrivée à son terme.

[6] Le demandeur fait valoir qu’il subira les préjudices irréparables suivants si aucune des requêtes en sursis n’était accordée et que l’enquête se poursuivait :

  1. Si l’enquête débute avant que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision concernant la mise au rôle ne soit tranchée, cette demande deviendra théorique;

  2. Le stress causé par l’obligation d’assister à l’audience de la SI peut avoir sur le demandeur de graves conséquences débilitantes pour sa santé;

  3. En raison de l’incapacité auditive du demandeur et des répercussions de la pandémie de la COVID‑19, le demandeur ne peut pas être préparé adéquatement en vue de l’audience ou comprendre pleinement les questions qui seront posées à l’audience de la SI, ce qui augmente le risque que le témoignage soumis puisse ne pas être celui qu’il avait l’intention de soumettre;

  4. Dans la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision concernant la mise au rôle, le demandeur demande l’interdiction en vue de protéger les droits garantis par la Charte qui seraient prétendument menacés. Il affirme que cette demande met en relief le préjudice irréparable qu’il subirait si le sursis n’est pas accordé, car une violation des droits garantis par la Charte pourrait ne pas être indemnisable en dommages et intérêts;

  5. La poursuite de la procédure d’enquête de la SI constituerait un abus de procédure, représentant un préjudice pour le demandeur et pour l’intérêt public qui ne peut être réparé.

[7] Comme expliqué plus en détail ci‑dessous, la requête est rejetée parce que le demandeur n’a pas atteint le seuil élevé applicable pour démontrer que sa demande soulève un problème sérieux en ce qui concerne sa capacité à démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles, comme il est requis, pour l’emporter sur le principe de la prématurité.

II. Contexte

[8] Le demandeur, M. Helmut Oberlander, a une longue histoire de procédures impliquant les autorités de l’immigration et les tribunaux canadiens. Pour les besoins de la présente requête, je ne relaterai que l’historique récent.

[9] En 2017, le gouverneur en conseil a révoqué la citoyenneté canadienne du demandeur en raison des fausses déclarations que celui‑ci avait faites aux responsables de l’immigration canadienne concernant son service en temps de guerre au sein de l’Ek10a, une escouade de la mort nazi. Les efforts déployés pour contester cette décision devant les tribunaux fédéraux ont échoué.

[10] En juin 2019, deux rapports ont été établis au titre de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]; ils indiquaient que, en tant qu’étranger, le demandeur était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 35(1)a) et du sous‑alinéa 40(1)d)(i) de la LIPR, pour avoir commis des crimes contre l’humanité et fait de fausses déclarations. Par conséquent, en août 2019, une demande a été présentée pour que la SI tienne une enquête.

[11] En novembre 2019, le demandeur a présenté une requête pour contester la compétence de la SI à examiner les rapports établis au titre de l’article 44, au motif qu’il aurait supposément conservé son domicile canadien et en invoquant les principes de la chose jugée, de la préclusion pour question déjà tranchée et d’abus de procédure. Le 20 octobre 2020, la SI a rejeté cette demande, estimant qu’elle avait bien la compétence requise et que les principes de la chose jugée, de la préclusion pour question déjà tranchée ou de l’abus de procédure n’empêchaient pas de procéder à une enquête.

[12] Le 4 novembre 2020, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire par laquelle il conteste la décision relative à la compétence de la SI. Le 19 novembre 2020, le défendeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, a déposé une requête écrite visant la radiation de la demande sur la base de la prématurité, en raison de la nature interlocutoire de la décision relative à la compétence. (Cette requête a finalement été rejetée par la Cour le 26 janvier 2021 (voir Oberlander c Canada (MSPPC), 2021 CF 86 [Oberlander]).

[13] Après le prononcé de la décision relative à la compétence, la SI a tenu une conférence de gestion d’instance (CGI), le 25 novembre 2020, pour discuter des questions de procédure, y compris la mise au rôle de l’enquête. Pendant la CGI, le demandeur a demandé que l’audience ne soit pas tout de suite mise au rôle. À l’appui de cette demande, l’avocat du demandeur a notamment invoqué l’incapacité de préparer le demandeur à l’audience et la difficulté pour le demandeur de comprendre l’audience et d’y participer étant donné son âge avancé (96 ans) et son état de santé et les difficultés de communication aggravées par la pandémie de la COVID‑19. Le demandeur a demandé qu’une autre CGI soit convoquée 30 jours plus tard, quand les circonstances entourant la pandémie et ses effets sur le demandeur pourraient être réévalués.

[14] La SI a rejeté la demande du demandeur et, dans la décision relative à la mise au rôle ( en cours d’examen, dossier de la Cour : IMM‑6692‑20), a fourni les motifs écrits de ce refus. La SI a décidé que l’enquête se tiendrait en janvier 2021, et les parties ont été jointes pour fixer une date d’audience en fonction de leurs premières disponibilités. Le 23 décembre 2020, les parties ont échangé leurs dates de disponibilité, après quoi l’audience a été fixée aux 8 et 11 février 2021.

[15] Le 24 décembre 2020, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire (dossier de la Cour : IMM‑6692‑20) visant à contester la décision relative à la mise au rôle. Le demandeur conteste le caractère raisonnable et équitable de la décision de mise au rôle, notamment en soulevant des arguments fondés sur la Charte concernant son droit à une audience équitable et en sollicitant une ordonnance de certiorari annulant la décision relative à la mise au rôle et une ordonnance interdisant à la SI de procéder à l’enquête pour le moment.

[16] Le 8 janvier 2021, le défendeur a déposé une requête écrite visant à faire radier la demande dans le dossier de la Cour : IMM‑6692‑20 sur la base de la prématurité, en raison de la nature interlocutoire de la décision de mise au rôle. (Cette requête a finalement été rejetée par la Cour le 26 janvier 2021 (voir Oberlander c Canada (MSPPC), 2021 CF 87.)

[17] Le 20 janvier 2021, le demandeur a déposé la présente requête en sursis, ainsi qu’une requête en sursis similaire dans le dossier de la Cour IMM‑6692‑20. Le défendeur a déposé un dossier, en réponse, et les parties ont plaidé les deux requêtes par vidéoconférence, sur la plateforme Zoom, le 2 février 2021.

III. Question à trancher

[18] La seule question, dans la présente requête, est de savoir si le demandeur a satisfait au critère relatif à la suspension des procédures de la SI.

IV. Analyse

[19] Les parties conviennent qu’il existe un critère à trois volets à satisfaire en matière d’injonction ou de sursis, tel que défini par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR‑MacDonald]. Ce critère est conjonctif en ce sens que, pour avoir droit à un sursis, un demandeur doit satisfaire aux trois volets du critère. Ces volets sont l’établissement qu’une question sérieuse est soulevée dans la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, le préjudice irréparable qui résulterait si le sursis n’était pas accordé et la prépondérance des inconvénients favorisant l’octroi du sursis.

[20] Comme expliqué dans l’arrêt RJR‑MacDonald, la norme habituelle exigée pour satisfaire au premier volet, à savoir montrer que la demande sous‑jacente soulève une question sérieuse, est minimale et exige seulement que le demandeur convainque la Cour que la demande n’est pas futile ou vexatoire. Toutefois, l’arrêt RJR‑MacDonald reconnaît également qu’il existe des circonstances dans lesquelles une norme ou un seuil élevés s’appliquent, ce qui oblige la Cour à procéder à un examen plus approfondi du bien‑fondé de la demande. Dans la décision Wang c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 2001 CFPI 148 (C.F. 1re inst.), le juge Denis Pelletier a expliqué que le seuil élevé s’applique dans les circonstances où l’octroi de la mesure demandée par la voie de requête en sursis revient à accorder au demandeur la réparation qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire. Le juge saisi de la requête en sursis doit alors examiner attentivement le bien‑fondé de la demande sous‑jacente (para 8 à 10).

[21] Le défendeur fait valoir que la norme élevée s’applique à la présente requête. Le demandeur n’est pas de cet avis. En ce qui concerne les arguments du demandeur contestant le caractère raisonnable de la décision relative à la compétence, je suis d’accord avec le demandeur pour dire qu’il suffit de montrer que ces arguments ne sont ni futiles ni vexatoires. Accorder la réparation demandée par la présente requête en suspension ne permet pas d’atteindre l’objectif visé par ces arguments, à savoir la détermination du caractère déraisonnable de la décision sur la compétence. Toutefois, en ce qui concerne les arguments du demandeur selon lesquels la présente affaire soulève des circonstances exceptionnelles, justifiant une dérogation au principe de la prématurité, une analyse plus approfondie est nécessaire pour évaluer si le seuil élevé devrait s’appliquer.

[22] La décision Oberlander a abordé le principe de la prématurité et les arguments du demandeur pour expliquer pourquoi sa demande ne devrait pas être rejetée sur la base de ce principe. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de reproduire l’analyse de la décision Oberlander avec le même niveau de détail dans la présente décision, je vais répéter certaines parties de cette analyse qui ont trait à la question dont la Cour est actuellement saisie.

[23] Le principe de droit administratif a été expliqué de la manière suivante par le juge David Stratas dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell], au paragraphe 31:

31. La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[24] Le principe de la prématurité a ensuite été repris par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 aux paragraphes 35 et 36.

[25] Toutefois, la Cour a rendu après l’arrêt CB Powell des décisions dans lesquelles les demandes de contrôle judiciaire de décisions administratives interlocutoires, y compris les demandes fondées sur des arguments d’abus de procédure dans le contexte de l’immigration, ont été autorisées sur le fond nonobstant le principe de la prématurité. Par exemple, dans la décision Almrei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1002, le juge Richard Mosley a rejeté une requête en radiation d’une telle demande, car il n’était pas convaincu que le demandeur disposait d’une autre voie de recours adéquate. La Cour a conclu qu’il y avait des circonstances exceptionnelles, indiquant un abus de procédure, qui répondaient à la norme « claire et évidente » requise pour justifier une intervention judiciaire précoce (para 60).

[26] De même, dans la décision Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 70, le juge Simon Fothergill a examiné le bien‑fondé d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) rejetant deux requêtes préliminaires présentées par le demandeur. Malgré que la Cour ait examiné le principe de la prématurité, elle n’a pas été convaincue que, dans les circonstances de l’affaire, la possibilité d’un contrôle judiciaire de la décision finale de la SPR constituait un recours efficace (para 27).

[27] Il ressort de ces précédents, recensés dans l’arrêt CB Powell (au paragraphe 31), que le principe de la prématurité n’est pas absolu. Il s’applique en l’absence de circonstances exceptionnelles. Le juge Stratas décrivait ainsi cette exception (au para 33) :

33. Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (voir à titre général l’ouvrage de D.J.M. Brown et J.M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (édition à feuilles mobiles) (Toronto, Canvasback Publishing, 2007), pages 3:2200, 3:2300 et 3:4000, ainsi que l’ouvrage de David J. Mullan, Administrative Law (Toronto, Irwin Law, 2001), pages 485 à 494). Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (voir Harelkin, Okwuobi, paragraphes 38 à 55, et University of Toronto c. C.U.E.W, Local 2 (1988), 1988 CanLII 4757 (ON SC), 52 D.L.R. (4th) 128 (Cour div. Ont.)). Ainsi que je le démontrerai sous peu, l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[28] Ce passage indique que les arguments présentés à la Cour dans l’affaire CB Powell ne requéraient pas un examen détaillé de la nature des circonstances exceptionnelles, mais le juge Stratas a donné d’autres indications sur le sujet aux paragraphes 31 à 33 de l’arrêt Wilson c Atomic Energy of Canada Limited, 2015 CAF 17, aux paragraphes 31‑33 :

31. Le principe général interdisant les contrôles judiciaires prématurés incarne au moins deux valeurs du droit public. La première est celle de la saine administration : elle vise à encourager les économies de coûts, l’efficacité et la célérité et à permettre que les compétences et les connaissances spécialisées des tribunaux administratifs soient pleinement mises à profit pour résoudre un problème avant que les juridictions de révision n’interviennent. La seconde est la démocratie : les législateurs élus ont confié à des arbitres et non à des juges la responsabilité première de rendre des décisions.

32. L’importance de ces valeurs du droit public explique la puissance et l’omniprésence du principe général interdisant les contrôles judiciaires prématurés. D’ailleurs, lorsque les conditions appropriées sont réunies, ce principe général peut servir de fondement à une requête préliminaire en radiation Canada (revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] D.T.C. 5001 au paragraphe 66 (ouverture à une requête en radiation), aux paragraphes 51 à 53 (principe général d’inadmissibilité en preuve des affidavits à l’appui), et aux paragraphes 82 à 89 (analyse du caractère prématuré dans le cadre des requêtes en radiation). Ces requêtes servent à tuer dans l’œuf les demandes de contrôle judiciaire prématurées qui portent atteinte à ces valeurs.

33. En raison de la puissance et l’omniprésence du principe général interdisant les demandes de contrôle judiciaire prématurées et de la nécessité de décourager les incursions prématurées devant juridictions de révision, les exceptions à ce principe général sont rares et les tribunaux admettent volontiers les requêtes préliminaires en radiation. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt C.B. Powell, précité, les exceptions reconnues à ce principe tiennent compte des faits particuliers constatés dans les décisions d’espèce. Il arrive, dans de rares cas, que les valeurs issues du droit public ne ressortent pas clairement des circonstances particulières d’une affaire ou que ces valeurs soient neutralisées par des valeurs concurrentes, ou les deux. Par exemple, dans de rares situations, les conséquences d’une décision interlocutoire pour le demandeur sont à ce point immédiates et radicales que le tribunal est amené à s’interroger sur le respect du principe de la primauté du droit (Dunsmuir c. New Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 27 à 30). En pareil cas – où il y a souvent ouverture à un bref de prohibition –, les valeurs sous‑jacentes au principe général interdisant le contrôle judiciaire prématuré perdent de leur importance.

[29] Dans l’arrêt récent, Thielmann c The Association of Professional Engineers and Geoscientists of the Province of Manitoba, 2020 MBCA 8 [Thielmann], la Cour d’appel du Manitoba examinait la question de savoir en quoi consistent les circonstances exceptionnelles qui peuvent justifier une intervention judiciaire anticipée dans la procédure d’un tribunal. Elle a conclu qu’il n’y avait pas de règles absolues, mais elle a recensé plusieurs facteurs qui avaient été jugés pertinents dans la jurisprudence applicable (voir les para 36 à 50). Elle a résumé ainsi son analyse :

[TRADUCTION]

49. En conclusion, les cours de justice n’ont donné aucune définition de l’expression « circonstances exceptionnelles » en ce qui a trait au principe de la prématurité. Les facteurs à prendre en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ne peuvent être réduits à une liste de contrôle ou à un énoncé de règles générales. La liste de facteurs à prendre en compte n’est pas limitative, et les cours de justice ne seront pas tenues de considérer chacun d’eux, mais uniquement ceux qui sont pertinents.

50. Parmi les facteurs qui pourraient être pris en compte, mentionnons : i) les difficultés ou le préjudice (y compris le préjudice irréparable, l’urgence et le retard excessif); ii) le gaspillage de ressources si le contrôle judiciaire ne procède pas; iii) les retards si le contrôle judiciaire va de l’avant; iv) la fragmentation des procédures; v) la solidité de la cause, notamment la question de savoir s’il y a manifestement abus de procédure, ou si les actes de procédure sont à ce point viciés qu’il est manifeste et évident que le contrôle judiciaire sera couronné de succès; vi) le contexte législatif, notamment la question de savoir s’il existe un autre recours adéquat. En outre, on ne doit jamais oublier le principe fondamental selon lequel le tribunal administratif devrait avoir le loisir de trancher la question en premier, et d’exposer des motifs qui puissent être examinés par la cour dans un éventuel contrôle.

[30] En s’opposant à la requête en radiation déposée par le défendeur, le demandeur fait valoir, entre autres, que son grand âge et son état de santé, auxquels s’ajoutent la nature de la décision interlocutoire faisant l’objet du contrôle ainsi que les conséquences de l’issue favorable de sa demande (c’est‑à‑dire la possibilité que la procédure d’interdiction de territoire prenne fin), constituent des circonstances exceptionnelles qui justifient une entorse au principe de prématurité. L’argument du demandeur, selon lequel son cas soulève des circonstances exceptionnelles, est résumé ainsi dans ses observations écrites en réponse à la présente requête :

[TRADUCTION]

5. M. Oberlander doit maintenant faire face, devant la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, à une procédure qui pourrait être longue, à propos d’allégations de crimes contre l’humanité. Les conclusions factuelles du juge MacKay ne lient pas la Section de l’immigration. Il faut donc à nouveau apprécier les faits. Quand le juge MacKay a statué en 2000 sur la question des fausses déclarations, la Cour a dû siéger durant 19 jours, sans compter les communications préalables et les requêtes. Le jugement a été rendu 14 mois après la clôture des plaidoiries. Il est possible que l’instance devant la Section de l’immigration soit aussi très longue. M. Oberlander voudrait s’éviter un tel processus, si possible, au moyen d’une décision de la Cour sur son droit fondamental à un domicile canadien, et sur d’autres questions, ainsi que sur les protections existantes contre l’expulsion. Ces questions, soulevées dès le départ comme élément préliminaire à examiner, et sans opposition de la part du ministre, ont été pleinement débattues, puis tranchées par la Section de l’immigration. La question est claire, distincte du fond du dossier d’interdiction de territoire, et c’est une question de pure compétence, qui se rapporte à des droits fondamentaux et à des protections. Soit M. Oberlander a un domicile et ne peut être expulsé, soit il n’a pas cette protection. C’est une décision exceptionnelle, qui justifie une procédure judiciaire interlocutoire, à la fois en raison du caractère fondamental et juridictionnel des questions examinées, et en raison de l’état de santé de M. Oberlander, un homme frêle de 96 ans, qui n’est pas capable de se défendre dans une procédure qu’il ne comprend pas entièrement. Dans cette situation singulière, l’accès à la Cour fédérale sur un élément préliminaire susceptible de mettre un terme au litige entre les parties est justifié et peut être vu comme une circonstance exceptionnelle.

[31] Le demandeur affirme également, en réponse à la requête en radiation, qu’il n’a pas encore eu la possibilité de présenter tous ses éléments de preuve montrant en quoi son cas soulève des circonstances exceptionnelles. Il explique que, en raison du risque qu’il court face à la COVID‑19, il n’a pas été en mesure de voir des professionnels de la santé autres que son médecin de famille. Cependant, il déclare que la preuve supplémentaire pourrait comprendre des documents additionnels relatifs à la détérioration de son état de santé et montrant en quoi ses problèmes de santé rendent pratiquement improbable, voire dangereuse pour sa santé, sa participation à un processus d’audience.

[32] Dans la décision Oberlander, où j’ai rejeté la requête en radiation du défendeur, j’ai utilisé le critère applicable à une requête telle que celle en l’espèce, selon lequel un avis de demande de contrôle judiciaire ne devrait être radié que s’il est manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli (voir l’arrêt JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c Ministre du Revenu national, 2013 CAF 250, au para47). J’ai conclu ce qui suit (au paragraphe 26) :

26. Appliquant ce critère, je ne peux conclure que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire n’a aucune chance d’être accueillie. Évidemment, le principe de prématurité est un obstacle de taille que le demandeur doit surmonter, à la fois pour obtenir l’autorisation et, si l’autorisation est accordée, pour poursuivre sa demande contestant la décision de la SI. La jurisprudence applicable donne à entendre que la présomption de retenue judiciaire ne sera pas écartée du seul fait que la décision concerne la compétence de la SI ou des questions de chose jugée, de préclusion pour même question en litige ou d’abus de procédure. Je reconnais aussi que le critère à respecter pour démontrer le caractère exceptionnel des circonstances est exigeant. Cependant, il est possible que, sous le facteur « difficultés/préjudice » énoncé dans l’arrêt Thielmann, les arguments du demandeur à propos des conséquences qu’aura pour lui la procédure, compte tenu de son grand âge et de son état de santé, puissent constituer des circonstances exceptionnelles justifiant, dans une procédure interlocutoire, une intervention judiciaire anticipée susceptible de mettre un terme à toute la procédure relative à l’interdiction de territoire.

[33] Dans ce contexte, je reviens à la requête qui nous occupe. Les éléments de preuve du demandeur contiennent maintenant un rapport médical daté du 16 janvier 2021, préparé par le médecin gériatre du demandeur, le DGeorge Heckman, qui a examiné le demandeur le 13 janvier 2021. Le demandeur présente le rapport du DHeckman comme élément de preuve des circonstances exceptionnelles qui ont été soulevées en réponse à la requête en radiation, en tant que motif justifiant de déroger au principe de la prématurité. Avant d’aborder le contenu du rapport du DHeckman, je dois évaluer si un seuil élevé devrait s’appliquer à mon examen de la question de savoir si le demandeur a soulevé une question sérieuse concernant l’existence de circonstances exceptionnelles.

[34] Selon moi, il est approprié d’appliquer un seuil élevé à cette question. Le demandeur ne peut pas réussir à surmonter le principe de la prématurité si la présente requête en sursis n’est pas accueillie. Si le sursis est refusé, l’audience de la SI se poursuivra, la SI prendra une décision sur son admissibilité, et n’aura aucun fondement pour faire valoir que sa contestation de la décision relative à la compétence doit être tranchée sans attendre l’issue de la décision portant sur l’admissibilité elle‑même. D’autre part, si le sursis est accordé, sur la base des éléments de preuve contenus dans le rapport du DHeckman, le demandeur aura atteint par cette requête l’objectif de surmonter le principe de la prématurité. Il est donc approprié qu’un seuil élevé soit maintenant appliqué à l’évaluation de la question de savoir si les éléments de preuve soulèvent des circonstances exceptionnelles.

[35] En ce qui concerne l’évaluation des éléments de preuve, la position du demandeur repose principalement sur l’explication du DHeckman concernant sa fragilité, décrite comme modérément grave. Le DHeckman fait référence à un [traduction] « score CHESS » de 4, qui révèle un état de santé très instable. Le médecin note que, chez les bénéficiaires de soins à domicile ayant un profil de santé similaire, un tel score est associé à un risque de 50 p. cent d’événement néfaste pour la santé dans les trois mois.

[36] Le DHeckman explique également que la fragilité est associée à un risque accru d’effets néfastes sur la santé, en particulier lorsqu’une personne fait face à un [traduction] « facteur de stress », comme une maladie concomitante, les effets secondaires d’un traitement ou un danger environnemental. Autrement dit, l’interaction d’un facteur de stress avec la fragilité peut augmenter le risque d’événement indésirable pour la santé. Appliquant ce risque au demandeur, le DHeckman est de l’avis suivant :

[TRADUCTION]

Le stress lié à l’audience imminente vécu simultanément par M. Oberlander peut être considéré comme un « facteur de stress ». À l’heure actuelle, nous constatons que cela contribue à l’augmentation de sa pression artérielle et à l’instabilité croissante de son état de santé, comme le montre son score CHESS (baisse de la cognition et des fonctions, diminution de la consommation alimentaire, perte de poids, sarcopénie). Dans le cas de M. Oberlander, les conséquences les plus probables à court et à moyen terme sur sa santé seraient une blessure résultant d’une chute (pouvant inclure une fracture) ou un accident cardiovasculaire (accident ischémique transitoire, accident vasculaire cérébral ou accident cardiaque). Compte tenu de la fragilité modérément sévère actuellement de M. Oberlander, ces accidents entraîneraient très probablement une perte accélérée des fonctions physiques et cognitives, voire la mort. S’il survit, il pourrait finalement devoir être placé dans un foyer de soins de longue durée. Plus longtemps il sera exposé au stress lié aux procédures judiciaires, plus sa santé deviendra instable et plus il sera susceptible de subir un incident indésirable pour sa santé.

[37] Le défendeur soutient que ces éléments de preuve ne montrent pas que la participation à l’audience causerait un préjudice au demandeur. Le défendeur note que l’alinéa 173b) de la LIPR impose à la SI l’obligation d’entendre sans délai toute affaire dont elle est saisie. Il est soutenu que, conformément à cette obligation et au principe de la prématurité, le demandeur dispose d’un recours adéquat, puisqu’il est en mesure de contester la décision finale de la SI, si elle lui est au bout du compte défavorable, et de faire valoir ses arguments concernant la décision relative à la compétence à ce moment‑là. Le défendeur soutient que les éléments de preuve du DHeckman selon lesquels l’audience à venir est un facteur de stress n’atteignent pas le seuil élevé nécessaire pour établir l’existence de circonstances exceptionnelles qui justifieraient de déroger au principe de la prématurité.

[38] J’accepte le témoignage du DHeckman selon lequel l’imminence de l’audience à venir peut être considérée comme un facteur de stress et que l’interaction d’un facteur de stress avec la fragilité peut augmenter le risque d’événement néfaste pour la santé. J’accepte également la position du demandeur selon laquelle on ne peut pas s’attendre à ce que le Dr Heckman se prononce avec certitude sur une issue future défavorable. Cependant, son opinion ne soulève que la possibilité d’une telle issue. Alors que le DHeckman décrit les conséquences les plus probables à court et moyen terme sur la santé comme une blessure résultant d’une chute ou un accident cardiovasculaire, je ne considère pas cela comme un avis selon lequel ces événements sont probables. Il explique plutôt que, si le demandeur subit un événement indésirable, il est très probable que cet événement appartienne à l’une de ces catégories.

[39] De plus, le DHeckman conclut son rapport en affirmant que, à son avis, plus le demandeur est exposé au stress lié à une procédure judiciaire, plus sa santé deviendra instable et plus il sera susceptible d’être victime d’un événement ayant des conséquences néfastes pour la santé. Cet avis soulève la possibilité qu’il soit dans l’intérêt de la santé du demandeur de procéder à l’audience de la SI le plus rapidement possible en faisant en sorte que ses arguments concernant la décision relative à la compétence soient traités en même temps que toute contestation de la décision finale de la SI, si elle lui est défavorable. Comme le défendeur l’affirme, l’issue de l’enquête est actuellement inconnue, tout comme l’issue des arguments du demandeur contestant la décision relative à la compétence. En fonction de ces issues, la fin de la procédure judiciaire pourrait potentiellement être atteinte plus rapidement, précisément en évitant la multiplicité des procédures que le principe de la prématurité cherche à empêcher.

[40] Compte tenu de l’obligation légale de la SI de tenir une audience sans délai et du seuil élevé à atteindre pour surmonter le principe de la prématurité, et en appliquant un seuil élevé à l’examen du bien‑fondé de la position du demandeur sur la question de la prématurité, je conclus que le demandeur n’a pas soulevé une question sérieuse selon laquelle l’affaire en l’espèce présente des circonstances exceptionnelles justifiant un contrôle judiciaire de la décision interlocutoire relative à la compétence.

[41] Comme le défaut de soustraire l’affaire à l’application du principe de la prématurité serait déterminant quant à l’issue de la demande de contrôle judiciaire et que le demandeur n’a pas établi l’existence d’une question sérieuse à cet égard, il est inutile que je cherche à établir si le demandeur a soulevé une question sérieuse (par rapport au seuil moins élevé de la question futile ou vexatoire) concernant ses arguments sur le bien‑fondé de la décision relative à la compétence. Il n’est pas non plus nécessaire d’examiner les voles du préjudice irréparable ou de la prépondérance des inconvénients. Comme le critère relatif au sursis est conjonctif, le fait de ne pas satisfaire au volet de la question sérieuse du critère signifie que la requête en sursis présentée en l’espèce doit être rejetée.


ORDONNANCE dans le dossier IMM‑5658‑20

LA COUR ORDONNE que la requête en sursis du demandeur est rejetée.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5658‑20

INTITULÉ :

HELMUT OBERLANDER c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

REQUÊTE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 2 FÉVRIER 2021

À TORONTO

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 5 FÉVRIER 2021

OBSERVATIONS DE VIVE VOIX ET ÉCRITES :

Ronald Poulton

Barbara Jackman

pour le demandeur

Angela Marinos

Daniel Engel

Meva Motwani

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office

Toronto (Ontario)

Jackman & Associates

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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