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Date : 20040817

Dossier : T-2095-03

Référence : 2004 CF 1137

Ottawa, Ontario, le 17 août 2004

EN PRÉSENCE DE L'HONORABLE JUGE BEAUDRY

ENTRE :

                                                       RAYNALD DESJARDINS

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                             

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision de Don Head, membre du troisième palier de la procédure de grief (tribunal) prévue par la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, c. 20 (Loi), datée du 10 octobre 2003, par laquelle le tribunal rejette les griefs du demandeur.


QUESTIONS EN LITIGE

[2]                Est-ce que la préclusion découlant d'une question déjà tranchée (issue estoppel) s'applique ici? Si oui, est-ce que la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire et refuser la préclusion?

[3]                La décision du tribunal était-elle manifestement déraisonnable concernant la demande de corrections des renseignements dans le dossier du demandeur?

FAITS

[4]                Le demandeur purge actuellement une peine d'emprisonnement de quinze ans qui a débuté le 24 octobre 1994. Il est incarcéré au Centre fédéral de formation (CFF). Pendant son incarcération, le demandeur bénéficiait des programmes de Permission de sortir sans escorte (PSSE) et de Placement extérieur (PE).

[5]                Le 25 septembre 2002, le demandeur bénéficiait d'une PSSE afin de pouvoir se rendre à un cours qui se donnait à l'extérieur du pénitencier. Dans le cadre de ce programme, le demandeur était autorisé à se rendre directement au lieu de formation situé au 6900, boulevard Décarie, et à revenir directement au pénitencier en utilisant le transport en commun de Montréal et de Laval. Cette PSSE était conditionnelle à ce que le demandeur ne fréquente aucun individu ayant un casier judiciaire ou lié de près ou de loin au milieu de la drogue et/ou du crime organisé.


[6]                Avant le 25 septembre 2002, Rénald Dubois, agent de renseignement de sécurité à l'établissement pénitentiaire Montée St-François, aurait reçu de l'information de la part d'une source d'information protégée selon laquelle le demandeur profitait du programme de PSSE pour se déplacer, après son cours, avec des criminels. M. Dubois en a avisé Pierre Nabelsi, agent de renseignement de sécurité du CFF, et une surveillance a été autorisée pour vérifier si le demandeur contrevenait aux conditions de sa PSSE. Cette surveillance a eu lieu le 25 septembre 2002.

[7]                C'est à cet endroit dans le récit que les faits allégués par les parties se contredisent. Le demandeur soutient qu'à la sortie de son cours le soir du 25 septembre 2002, il a enfreint les règles du programme de PSSE pour rencontrer son ex-conjointe afin qu'ils discutent de leurs enfants. Le défendeur affirme plutôt que le demandeur a rencontré un ex-détenu nommé Francesco Cotroni.

[8]                Ces deux histoires se contredisent entièrement. Ces prétentions opposées sont toutes deux appuyés par des éléments de preuve au dossier sous forme de rapports et d'affidavits. Dans une décision succincte, le tribunal a rejeté les griefs du demandeur qui cherchait à faire annuler la décision du deuxième palier quant à ses PSSE et à faire corriger des renseignements contenus dans son dossier.

[9]                Le tribunal a confirmé la décision du deuxième palier datée du 15 juillet 2003. Ce dernier a accordé davantage de crédibilité au récit de M. Dubois qu'à celui du demandeur. La page 2 de la décision du deuxième palier contient la conclusion suivante :

À la lumière des renseignements obtenus au cours de notre analyse, nous concluons que rien dans le rapport de dépistage de la firme « Richard Mason Enr. et autres » , ni dans les autres documents soumis à l'appui de votre thèse ne vient contredire les observations faites par M. Dubois, le 25 septembre 2002. De plus, aucun motif ne nous permet de douter de la crédibilité de M. Dubois, dont les observations ont été vérifiées positivement par l'expert de la GRC. Quant à votre version, certains faits nous portent à en douter. Par exemple, vous avez modifié votre version, lorsque vous avez plus amplement été questionné par les agents du SCC lors de la rencontre du 26 septembre 2002 et vous avez tardé à dévoiler votre arrêt au restaurant St-Hubert.

[10]            Le demandeur affirme que la décision du tribunal de refuser les griefs est manifestement déraisonnable. Selon le demandeur, il existe des éléments de preuve qui appuient de façon concluante sa thèse. Il argumente qu'il était manifestement déraisonnable d'écarter les témoignages indépendants qui soutenaient sa version et allègue des contradictions dans la version des agents de renseignement. Il ajoute qu'il n'était pas dans l'intérêt du tribunal de faire droit à ses griefs étant donné la poursuite qu'il a intentée en février 2003 contre le Service correctionnel du Canada (SCC). Finalement, il ajoute que tous ses efforts en vue d'avoir droit à la libération conditionnelle ont rencontré une résistance constante fondée sur des considérations autres que son dossier carcéral.


[11]            Dans un premier temps, le défendeur plaide que la préclusion d'une question déjà tranchée (issue estoppel) s'applique ici. Deuxièmement, il soumet que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire et mettre de côté la préclusion. Troisièmement, il maintient que si la Cour refusait d'appliquer le principe de la préclusion, la décision portant essentiellement que sur une question de faits, le tribunal avait le pouvoir de conclure que la version des agents de renseignement était plus crédible que celle du demandeur. De plus, selon la Loi, le directeur d'un établissement pénitencier possède la discrétion de décider si un détenu devrait bénéficier d'une programme de PE ou de PSSE, selon les conditions qu'il juge raisonnable.

[12]            Toujours selon le défendeur, tous les renseignements pertinents se trouvaient devant les autorités décisionnelles en cause et rien ne permet d'affirmer que le tribunal ne les a pas considérés. Rien dans la preuve ne permet de contredire le fait que M. Dubois aurait vu le demandeur avec M. Cotroni. Il était donc raisonnable pour le tribunal de conclure que la version de M. Dubois était la plus crédible, surtout considérant que celui-ci ne possède aucun intérêt personnel en l'instance.

[13]            Le défendeur ajoute que cette Cour doit faire preuve de déférence à l'égard des décisions discrétionnaires de l'autorité décisionnelle administrative.

[14]            Le défendeur soumet finalement que le mémoire du demandeur est muet quant aux raisons pour lesquelles la décision de ne pas corriger les renseignements dans le dossier du demandeur est manifestement déraisonnable.


ANALYSE

Remarque préliminaire

[15]            Le défendeur précise que, selon le paragraphe 303(2) des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, seul le Procureur général du Canada peut être désigné à titre de défendeur dans cette instance. L'intitulé de la cause devrait donc être modifié en ce sens.

Est-ce que la préclusion d'une question déjà tranchée (issue estoppel) s'applique ici?

[16]            Le défendeur dépose l'ordonnance du juge Noël datée du 29 avril 2004 entre les mêmes parties. Il s'agit de la demande de contrôle judiciaire du demandeur contestant une décision rendue le 23 juin 2003 de la division d'appel de la Commission des libérations conditionnelles. Cette décision confirmait la décision de la Commission du 15 janvier 2003 qui niait au demandeur la libération complète, ainsi qu'une libération de jour. La Commission avait conclut qu'elle avait des motifs raisonnables de croire que si le demandeur était libéré, il serait susceptible de commettre un crime impliquant de la violence avant l'expiration de sa sentence le 23 octobre 2009.


[17]            Se fondant sur les arrêts Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] R.C.S. 460; Québec (Commission des normes du travail) c. Liberty Mutual Insurance Co., [1990] A.Q. no 918 (C.A.Q.); Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.), section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77; Dumont Vins & Spiritueux Inc. c. Celliers du Monde Inc., [1992] 2 C.F. 634 (C.A.F.), le défendeur invite la Cour à appliquer le principe de la préclusion et demande le rejet du contrôle judiciaire.

[18]            Dans la cause Danyluk, précité, la Cour suprême a dégagé plusieurs règles concernant le concept de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée (issue estoppel). Au paragraphe 18, le juge Binnie s'exprime ainsi:

Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu'elles mettent tout en oeuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n'a droit qu'à une seule tentative. L'appelante a décidé de se prévaloir du recours prévu par la LNE. Elle a perdu. Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. Une personne ne devrait être tracassée qu'une seule fois à l'égard d'une même cause d'action. Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités. (Je souligne)

[19]            Au paragraphe 24 de cette même cause, on a déterminé que la question qui est censée donner naissance à la préclusion doit avoir été fondamentale à la décision à laquelle on en est arrivé dans l'affaire antérieure.

[20]            Au paragraphe 25, et en se référant au juge Dickson dans l'arrêt Angle c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), [1975] 2 R.C.S. 248, la Cour suprême énonce les conditions d'application de la préclusion :


(1) que la même question ait été décidée;

(2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la [préclusion] soit finale; et

(3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l'affaire où la [préclusion] est soulevée, ou leurs ayants droit.

[21]            La condition requérant que la même question ait déjà été tranchée :

Au paragraphe 54 dans la cause Danyluk, précité, il est indiqué :

[...] L'application de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée signifie simplement que, dans le cas où le tribunal judiciaire ou administratif compétent a conclu, sur le fondement d'éléments de preuve ou d'admissions, à l'existence (ou à l'inexistence) d'un fait pertinent -- par exemple un contrat de travail valable -- , cette même question ne peut être débattue à nouveau dans le cadre d'une instance ultérieure opposant les mêmes parties. [...]

En appliquant ces principes à la cause qui nous occupe et en me référant à la décision du juge Noël, je constate que la rencontre du demandeur avec M. Francesco Cotroni, a été discutée de façon détaillée aux paragraphes 6, 18, 19, 20, 22, 25, 33 et 35 de ses motifs. Cette rencontre du 25 septembre 2002, avait fait l'objet de débats devant la Commission nationale des libérations conditionnelles et devant la division d'appel. Le demandeur a pu faire valoir son point de vue, soumettre des documents et témoigner. Mais ces décideurs ne l'ont pas cru. Je constate donc que cette rencontre était un élément pertinent et essentiel dans les motifs rendus par ces mêmes instances.

[22]            La condition requérant que la décision judiciaire qui entraînerait l'application de la           préclusion ait un caractère définitif :

Je suis satisfait que cette condition est rencontrée ici. En effet, le demandeur s'est prévalu de son droit de faire casser la décision de la division d'appel de la Commission des libérations conditionnelles devant notre Cour. Il n'a pas réussi et ce jugement est maintenant final.

[23]            La condition requérant que les parties à la décision judiciaire invoquée soient les mêmes que les parties aux procédures au cours desquelles la préclusion est plaidée :

Il ne fait aucun doute que les parties sont les mêmes dans les deux instances, sauf qu'ici le demandeur s'attaque à une décision négative différente. J'en arrive donc à la conclusion que les critères d'application de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée sont rencontrés en l'espèce.

Est-ce que la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire et refuser la préclusion ?


[24]            La Cour doit maintenant se poser la question suivante : en l'espèce, est-ce que l'application de cette doctrine créerait une injustice? La réponse à cette question est négative. La Cour peut, en exerçant son pouvoir discrétionnaire, refuser l'application de la préclusion. Après avoir examiné les facteurs pertinents à l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire aux paragraphes 67 à 80 de l'arrêt Danyluk, précité, aucun n'y trouve application. La Cour considère que le demandeur a eu toutes les possibilités de se défendre, de faire valoir son point de vue concernant cette rencontre du 25 septembre 2002. La Cour considère aussi que le litige en l'espèce a essentiellement pour but de ré-ouvrir une question qui a déjà été tranchée (Syndicat canadien de la fonction publique, précité). Je n'ai donc pas l'intention d'utiliser mon pouvoir discrétionnaire pour refuser l'application de la préclusion.

La décision de ne pas corriger les renseignements au dossier du demandeur était-elle manifestement déraisonnable?

[25]            La décision au troisième palier reprend une lettre du 20 février 2003 dans laquelle la directrice du Centre fédéral de formation explique le refus de corrections des renseignements de la façon suivante :

Vous demandez que des corrections soient apportées au dossier de M. Desjardins relativement à deux aspects : soient l'incident du 25 septembre 2002 etles allégations quant au comportement de M. Desjardins de 1993 à 1995.

À cet effet, nous estimons qu'il n'y a pas lieu de modifier les rapports existants au dossier de votre client concernant ces deux périodes compte tenu que les informations officielles dont disposent le Service correctionnel du Canada demeurent crédibles à notre point de vue.

(dossier du demandeur, onglet 4)

Le demandeur demande à la Cour d'annuler cette décision.

[26]            Pour en arriver à cette conclusion, il faut que la Cour conclue qu'elle est manifestement déraisonnable. Je n'ai aucune raison de mettre de côté cette décision car il s'agit essentiellement d'une question de faits et elle découle d'un pouvoir discrétionnaire octroyé aux autorités du SCC.

[27]            Le mémoire du demandeur n'invoque aucune raison pour soutenir sa prétention que les renseignements contenus à son dossier concernant des incidents entre 1993 et 1995 sont inexacts. Quant à la mention de la rencontre du 25 septembre 2002, j'ai déjà conclu que la doctrine de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée (issue estoppel) s'appliquait.

[28]            Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Le demandeur devra payer au défendeur la somme de 1 500 $ à titre de frais, y incluant les déboursés, au plus tard le 30 septembre 2004.

              "Michel Beaudry"             

Juge


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                     

DOSSIER :                                         T-2095-03

INTITULÉ :                                        RAYNALD DESJARDINS

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Montréal, Québec

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 9 juin 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE BEAUDRY


DATE DES MOTIFS :                       Le 17 août 2004

COMPARUTIONS :

Julius H. Grey                                        POUR LE DEMANDEUR

Michelle Lavergne

Dominique Guimond                              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grey Casgrain

Montréal (Québec)                                POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)                                POUR LE DÉFENDEUR


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