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Date : 20201210


Dossier : IMM‑3670‑19

Référence : 2020 CF 1141

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 décembre 2020

En présence de la madame la juge Fuhrer

ENTRE :

MAHDI SULIMAN NOURELDIN ABDELRAHMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Abdelrahman est un citoyen du Soudan. Il a fui son pays en 2010 et il vit maintenant en Israël. Il a demandé un permis de séjour temporaire [PST] pour venir au Canada. Un agent des visas à l’ambassade du Canada à Tel Aviv a rejeté sa demande à deux reprises au motif qu’il est interdit de territoire. Par conséquent, M. Abdelrahman sollicite un autre contrôle judiciaire, cette fois de la plus récente décision sur sa demande de séjour temporaire, rejetée le 4 avril 2019 au titre du paragraphe 24(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], que voici :

Permis de séjour temporaire

Temporary resident permit

24 (1) Devient résident temporaire l’étranger, dont l’agent estime qu’il est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la présente loi, à qui il délivre, s’il estime que les circonstances le justifient, un permis de séjour temporaire — titre révocable en tout temps.

24 (1) A foreign national who, in the opinion of an officer, is inadmissible or does not meet the requirements of this Act becomes a temporary resident if an officer is of the opinion that it is justified in the circumstances and issues a temporary resident permit, which may be cancelled at any time.

[2] J’accueille la demande de contrôle judiciaire. Je juge que le dossier du tribunal est incomplet, qu’il manque d’explications, et qu’il ne permet d’aucune façon de mesurer l’importance des documents manquants. Par ailleurs, je conclus que les questions de l’agent à M. Abdelrahman durant l’entrevue quant à sa connaissance d’autres options en matière de réinstallation des réfugiés, étaient injustes. Dans l’ensemble, la deuxième décision relative à la demande de séjour temporaire de M. Abdelrahman est déraisonnable.

[3] Par conséquent, et plus précisément pour les motifs qui suivent, la décision du 4 avril 2019 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour réexamen et nouvelle décision.

II. Contexte factuel

[4] Le demandeur allègue avoir été torturé et persécuté au Soudan, aux mains de miliciens qui croyaient qu’il était un activiste politique opposé au gouvernement. Il a d’abord fui en Égypte, puis en Israël où il réside depuis 2010. M. Abdelrahman craint d’être torturé et persécuté davantage s’il est expulsé puis renvoyé au Soudan en tant que demandeur d’asile débouté. Il a demandé un PST en 2017, croyant qu’il serait interdit de territoire au Canada ou qu’il ne remplirait pas les exigences de la LIPR en matière de protection des réfugiés. C’est pourquoi il affirme que les obstacles auxquels il serait confronté s’il demandait le statut de réfugié, notamment l’absence d’un document prouvant son statut de réfugié du fait qu’il n’est pas inscrit auprès du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [HCNUR], justifient qu’on lui accorde un PST.

[5] Un agent des visas a rejeté la demande de PST du demandeur au motif que celle‑ci ressemblait davantage à une demande d’asile, et qu’il n’a vu aucune raison impérieuse de lui délivrer un PST. La juge en chef adjointe Gagné (tel est maintenant son titre) a conclu que les brefs motifs fournis par l’agent des visas pour rejeter la demande de PST du demandeur (reproduits dans sa décision) étaient insuffisants pour procéder à une analyse valable des questions soulevées par M. Abdelrahman dans sa première demande de contrôle judiciaire (Abdelrahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1085 [Abdelrahman 2018]). Par conséquent, elle a annulé la décision et l’a renvoyée pour nouvel examen. J’ajoute que dans sa décision, la juge en chef adjointe Gagné se penche sur le cadre d’analyse qui permet de déterminer s’il convient d’accorder un PST : Abdelrahman 2018, aux para 5-16.

[6] L’agent des visas a interrogé le demandeur à Tel-Aviv avant de rendre sa décision, le 4 avril 2019. M. Abdelrahman lui a expliqué sa situation personnelle, notamment les raisons pour lesquelles il a quitté le Soudan et ce qu’il faisait en Israël. Il lui a présenté son passeport original soudanais en mentionnant que les autorités israéliennes le lui avaient confisqué pendant une année et demie, alors qu’il était détenu par les autorités de l’immigration. Il n’a donc pas pu bénéficier de la protection d’Israël parce qu’il n’a pas pu obtenir le statut de réfugié. Selon ce qu’il a déclaré durant l’entrevue, les autorités israéliennes lui ont redonné son passeport lorsqu’il a été remis en liberté. Lorsqu’on lui a posé la question, il a répondu qu’il avait toujours été en mesure de renouveler son passeport.

[7] Après avoir été remis en liberté, M. Abdelrahman a présenté une demande d’asile en Israël. Il a affirmé qu’il était sans nouvelles de sa demande. En outre, il a précisé qu’il s’était inscrit auprès du HCNUR en 2011 par la poste, mais que lorsqu’il s’est présenté au bureau du HCNUR beaucoup plus tard, soit en 2016, on lui a dit qu’il n’y avait aucun dossier à son nom. Il a alors cessé de faire un suivi auprès du HCNUR parce qu’il avait eu l’impression, par l’attitude de son interlocuteur, qu’il était inutile de présenter une nouvelle demande.

[8] Concernant le niveau de scolarité de M. Abdelrahman, l’agent des visas a pris note de l’affirmation selon laquelle il avait une septième année, ce qui correspond à son exposé écrit au dossier. Autrement dit, l’agent des visas n’a soulevé aucune préoccupation en matière de crédibilité. Il incombait à l’agent et au défendeur de formuler de telles préoccupations dans des termes clairs et non équivoques : Hilo c Canada, [1991] ACF n228 (CAF).

[9] Par ailleurs, M. Abdelrahman a été longuement interrogé sur la nature de sa demande et sur sa connaissance de la manière de présenter une demande de réinstallation au Canada à titre de réfugié bénéficiant d’un parrainage privé.

[10] Selon les notes du Système mondial de gestion des cas [SMGC], l’agent des visas a conclu ceci :

[TRADUCTION]

Le DP a demandé un PST au motif qu’il avait besoin de protection et qu’il ne pouvait présenter une demande pour venir au Canada sous aucune autre catégorie. Même si je suis d’avis qu’il a des raisons impérieuses de craindre de retourner au Soudan et de trouver une solution durable, je ne suis pas convaincu qu’il n’a pas d’autre option que le PST. En particulier, je ne suis pas convaincu qu’il ne puisse pas présenter une demande de réinstallation à titre de réfugié parrainé par le secteur privé. Selon ce qu’il a déclaré à l’entrevue, le DP n’est pas au courant des exigences ni du processus de demande à titre de RPSP [réfugié parrainé par le secteur privé] et n’a fait aucun effort sérieux pour se renseigner. Par ailleurs, le DP décrit sa situation en Israël comme stable : il peut renouveler son visa, il travaille et il n’a pas eu de problèmes avec les autorités israéliennes depuis 2015. Demande refusée.

[11] Dans une lettre du 4 avril 2019 adressée à M. Abdelrahman, la section de l’immigration de l’ambassade du Canada a déclaré notamment ce qui suit :

[TRADUCTION]

Un permis de séjour temporaire a pour objet de permettre l’entrée au Canada en dépit d’une interdiction de territoire, et il ne peut être délivré que dans des circonstances exceptionnelles et pour des motifs impérieux. Après un examen attentif effectué avec compassion et après avoir soupesé tous les facteurs, j’ai conclu qu’il n’y avait pas de motifs suffisants justifiant la délivrance d’un permis dans votre cas.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[12] Le demandeur soulève les questions suivantes :

  1. L’agent a-t-il fait entrave à son pouvoir discrétionnaire ou refusé d’exercer sa compétence en citant mal la loi et en excluant une analyse approfondie?

  2. L’agent a-t-il omis de tenir compte de la preuve lorsqu’il a qualifié la situation du demandeur de stable?

[13] Le défendeur fait valoir que la question est plutôt de savoir si l’évaluation de la demande de PST par l’agent est raisonnable. Je suis d’accord. Une analyse de la décision et des motifs de l’agent des visas est donc requise, qui englobe les questions soulevées par le demandeur. En outre, le demandeur a soulevé la question du dossier certifié du tribunal incomplet à l’audience. Je remarque que dans l’avis de demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, le demandeur allègue qu’il y a eu manquement à la justice naturelle (qui englobe l’obligation d’équité procédurale), entre autres motifs.

[14] La norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 10. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles » applicables dans les circonstances : Vavilov, au para 85. Pour éviter l’intervention de la cour, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. La cour doit également s'abstenir d'apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur; toutefois, une décision peut être déraisonnable si le décideur s'est « fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n'en a pas tenu compte » : Vavilov, aux para 125-126. Il incombe à la partie qui conteste la décision d'en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[15] Les manquements à l’équité procédurale dans le contexte administratif sont considérés comme étant assujettis à la norme de la décision correcte ou à un « exercice de révision […] [TRADUCTION] “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte”, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n'est appliquée » : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54. L'obligation d'équité procédurale en droit administratif « est “éminemment variable”, intrinsèquement souple et tributaire du contexte »; elle doit être déterminée eu égard à l'ensemble des circonstances, notamment les facteurs énoncés dans l'arrêt Baker : Vavilov, précité, au para 77. En somme, la cour de révision doit surtout se demander si le processus était équitable.

IV. Analyse

[16] J’estime en l’espèce que l’insuffisance du dossier, conjuguée à l’iniquité de l’entrevue et au caractère déraisonnable de la décision, justifie le renvoi de l’affaire pour réexamen. J’aurais pu accueillir la demande de contrôle judiciaire pour n’importe lequel de ces motifs, mais puisque l’affaire a déjà été renvoyée pour nouvelle décision, je crois qu’il est justifié que la Cour donne des directives supplémentaires.

A. (i) Dossier du tribunal incomplet

[17] Tout d’abord, concernant le dossier certifié du tribunal, je remarque qu’il manquait 50 pages à la première version produite par l’ambassade du Canada. La version corrigée, quant à elle, ne contenait pas trois pièces jointes à un courriel de l’ancien représentant du demandeur daté du 13 novembre 2018. Par suite du dépôt de la deuxième version du dossier devant le Tribunal, et après que les deux parties ont soumis leurs arguments respectifs, l’agent des visas ayant rendu la décision du 4 avril 2019 a souscrit un affidavit, 11 mois après la décision.

[18] L’agent des visas a confirmé qu’il avait consulté les pièces en ligne au lieu de les imprimer, d’où leur omission du dossier corrigé. De plus, lorsque l’omission a été portée à l’attention de l’agent, celui-ci a tenté en vain de retrouver le courriel; il n’a donc pas pu produire une copie des trois articles de presse en question. Par ailleurs, l’affidavit ne fait pas état des deux formulaires qui étaient également joints au courriel. L’agent a confirmé qu’il avait consulté les articles en ligne et que leur contenu était similaire aux articles de presse préalablement soumis par le demandeur; ceux-ci portaient sur les demandeurs d’asile soudanais en Israël, en particulier les risques liés à leur retour au Soudan. Il a par ailleurs affirmé que leur contenu a été pris en compte.

[19] Là où j’éprouve une difficulté concernant cet élément de preuve est que la copie du courriel du 13 novembre 2018 qui figure au dossier montre que toutes les pièces jointes étaient en format pdf. Or, il ne semble y avoir aucun lien vers les articles dans le corps du courriel. L’affidavit ne décrit pas comment l’agent a accédé aux articles en ligne, ni si ce qui a été consulté en ligne était identique aux pièces jointes dans le courriel. Il n’y a par ailleurs aucune explication des motifs liés à leur consultation en ligne, alors que l’agent les avait en main, sauf peut-être pour confirmer leur existence ou leur véracité, mais l’affidavit est muet sur cette question.

[20] Quoi qu’il en soit, les articles ne figurent pas dans le dossier du demandeur; par conséquent, ils n’ont pas été présentés à la Cour et ne peuvent pas être examinés. Il s’agit du troisième scénario décrit dans la décision Togtokh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 581 au para 16, citée dans Rasasoori c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 207 au para 13. Par conséquent, la question est de savoir si les articles manquants étaient essentiels à la conclusion faisant l’objet du contrôle. Sans les articles en question, il est difficile de s’en assurer. Cela dit, puisque l’agent était [TRADUCTION] « d’avis que [M. Abdelrahman] a des raisons impérieuses de craindre de retourner au Soudan et de trouver une solution durable », les titres des articles manquants témoignent de leur importance, voire de leur caractère essentiel, pour ce qui est d’évaluer le caractère raisonnable de la décision du 4 avril 2019 : « 10 key questions about Israel’s African asylum seeker controversy _ The Times of Israel.pdf »; « More than 200 people’ died in South Darfur camp _ Radio Dabanga.pdf »; « man dies during interrogation at sudan security office after deportation.pdf ».

[21] Plus fondamentalement, l’affidavit semble être orienté de manière à étayer la position du défendeur selon laquelle l’absence de référence, par le décideur, à la preuve documentaire générale sur les conditions des demandeurs d’asile africains en Israël ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle. De plus, il semble être une réponse à la position du demandeur selon laquelle, dans le contexte d’une demande de visa temporaire, les notes de l’agent doivent préciser que les éléments de preuve ont été soupesés : Henry c Canada, 2017 CF 1039 au para 30. Une telle pondération n’est pas évidente dans les notes du SMGC. La conclusion de stabilité en Israël semble reposer seulement sur les déclarations du demandeur à l’entrevue selon lesquelles il n’a pas de difficulté à renouveler son passeport, qu’il occupe un emploi de préposé à l’entretien (ainsi qu’un emploi précédent dans la construction) et qu’il n’a pas été emprisonné ni n’a eu de démêlés avec les autorités depuis sa dernière mise en liberté en 2015. Il n’y a pas de reconnaissance ni de prise en considération des documents soumis, y compris ceux manquants, sur les conditions dans le pays en ce qui a trait à la situation précaire des demandeurs d’asile soudanais en Israël, ou encore au faible nombre d’entre eux ayant obtenu le statut de réfugié.

[22] Par ailleurs, il n’est pas évident de savoir sur quel fondement l’agent des visas a été convaincu que le demandeur avait [TRADUCTION] « des raisons impérieuses de craindre de retourner au Soudan et de trouver une solution durable ». Je conviens également avec le demandeur que l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 ne permet pas aux tribunaux de reprendre une décision antérieure; les points peuvent être reliés seulement quand les lignes et la direction qu’elles prennent sont claires : Komolafe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 431 au para 11; Vavilov, précité, au para 97.

[23] En fin de compte, comme il est mentionné dans la décision Parveen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 168 FTR 103, 1999 CanLII 7833 (CF) au para 9 : « c’est le défendeur qui est maître du dossier présenté à la Cour; un dossier incomplet pourrait, dans certaines circonstances, constituer un motif suffisant en soi d’annulation d’une décision faisant l’objet d’une demande de contrôle judiciaire ». J’estime que ces circonstances sont présentes ici. Lorsque le dossier est renvoyé en vue d’un nouvel examen, le demandeur a l’occasion de soumettre à nouveau les mêmes articles ou de présenter des articles similaires. Puisque M. Abdelrahman est représenté par un autre avocat, on ne sait pas si ce dernier a en sa possession des copies des mêmes articles ou s’il est en mesure de les produire.

B. (ii) Entrevue inéquitable

[24] Un interprète de l’arabe vers l’anglais était présent à l’entrevue de M. Abdelrahman, et le dossier indique que les interlocuteurs n’avaient pas de difficulté à se comprendre. Toutefois, je trouve incompréhensible, et par conséquent inéquitable sur le plan procédural, qu’on puisse s’attendre d’une personne ayant seulement une septième année et [traduction] « ne parlant ni ne lisant l’anglais » qu’elle comprenne les complexités du système canadien de protection des réfugiés. L’interrogatoire suivant en témoigne [les questions de l’agent des visas sont en caractères gras] :

[TRADUCTION] « Savez-vous quel genre de demande vous avez présentée chez nous, cette demande-ci? Tout ce que je sais, c’est que j’ai un parrain au Canada et qu’il a rempli cette demande. Qui vous a aidé à produire cette demande de PST? Un ami soudanais m’a aidé à remplir ma demande […] Cette demande vous a-t-elle coûté quelque chose? Non, je n’ai jamais rien déboursé, [mon ami] m’a simplement aidé à remplir les formulaires. Comment avez-vous fait pour présenter une telle demande au Canada? Ce n’est pas le genre de demande qu’un réfugié présenterait normalement au Canada. Il y a un avocat au Canada, mes amis sont entrés en contact avec lui. Mon ami au Canada m’a dit qu’il essaierait de m’aider, et qu’il paierait l’avocat. […] Savez-vous comment présenter une demande de réinstallation des réfugiés au Canada autrement qu’en présentant une demande de permis? Que voulez-vous dire… Je ne comprends pas. Est-ce que vous et vos amis au Canada avez déjà essayé de présenter une demande de réfugié parrainé par le secteur privé? Que voulez-vous dire? J’ai une demande, là. Avez-vous déjà tenté, avec vos amis, de présenter une demande de réinstallation en tant que réfugié parrainé par le secteur privé? Non, c’est ma première demande. J’ai d’abord envoyé des formulaires à [un ami] en vue de présenter une demande au Canada. Puis [mon ami] m’a dit qu’ils ne seraient pas acceptés. Alors j’ai envoyé d’autres formulaires. Et maintenant, voici ma demande. »

[25] Les réponses de M. Abdelrahman montrent clairement qu’il ne comprenait pas les questions qui lui étaient posées.

C. (iii) Deuxième décision déraisonnable

[26] Selon moi, ce genre d’interrogatoire a donné lieu en partie à l’inintelligibilité de la décision rendue par l’agent des visas. Par exemple, l’agent explique dans les motifs qui sont reproduits ci-dessus au paragraphe 10 : [traduction] « Le DP a demandé un PST au motif qu’il avait besoin de protection et qu’il ne pouvait présenter une demande pour venir au Canada sous aucune autre catégorie ». Or, M. Abdelrahman n’a pas compris qu’il y avait d’autres motifs, et il a poursuivi en disant que son ami l’avait aidé à remplir les formulaires.

[27] L’agent des visas énonce par ailleurs dans les motifs que [traduction] « [s]elon ce qu’il a déclaré à l’entrevue, le DP n’est pas au courant des exigences ni du processus de demande à titre de RPSP [réfugié parrainé par le secteur privé] et n’a fait aucun effort sérieux pour se renseigner ». Toutefois, M. Abdelrahman n’a pas saisi la distinction entre les différentes demandes, et qu’il devait en remplir une plutôt qu’une autre. Dans son esprit, il suivait le processus requis avec l’aide de son ami. Même lorsque l’agent lui a expliqué le processus de RPSP durant l’entrevue, c’est sans surprise qu’il a répondu qu’il n’était pas au courant. À mon avis, il est inconcevable qu’on puisse s’attendre de M. Abdelrahman qu’il fasse « des efforts sérieux » pour se renseigner à propos d’une demande qu’il ne comprend pas ou qu’il comprend mal, ou qu’il en saisisse les distinctions durant l’entrevue, et ce, même si elles lui ont été expliquées.

[28] Par ailleurs, j’estime que l’agent des visas a commis une erreur semblable à celle décrite par la juge en chef adjointe Gagné dans la décision Abdelrahman 2018, aux paragraphes 17-18. Il est difficile de savoir si l’agent des visas a rejeté la demande de M. Abdelrahman parce que les motifs de la demande de PST n’étaient pas suffisamment convaincants ou parce que M. Abdelrahman aurait dû présenter une demande de réinstallation à titre de réfugié parrainé par le secteur privé. Selon moi, l’entrevue de M. Abdelrahman met indûment l’accent sur ce dernier élément au détriment du premier. Comme il est indiqué ci-dessus au paragraphe 21, malgré la mention selon laquelle l’agent a [traduction] « soupesé tous les facteurs », dans la lettre de décision du 4 avril 2019, les raisons invoquées, y compris dans les notes du SMGC, ne montrent pas qu’une telle mise en balance a eu lieu : Vavilov, précité, au para 128.

[29] Plus fondamentalement, j’estime qu’il n’y a pas d’analyse approfondie quant à savoir si le PST aurait dû être accordé. L’agent des visas s’est dit convaincu que M. Abdelrahman avait des raisons impérieuses de craindre de retourner au Soudan et de trouver une solution durable. Le fait que M. Abdelrahman avait peut-être d’autres options que le PRT ne contredit ni n’affaiblit en rien ce constat. Ni celui que la situation actuelle du demandeur en Israël est stable alors qu’il n’y a aucune mise en contexte ou mise en balance de la preuve documentaire à l’effet contraire fournie par le demandeur. Durant l’audience, le défendeur a fait valoir que le décideur ne pouvait pas se fier simplement à la documentation et qu’il devait examiner la situation du demandeur. J’estime que l’inverse s’applique, de même qu’à l’égard de la mise en balance; or, cela n’a pas eu lieu ou au mieux, cela a eu lieu de manière sélective quant à la situation du demandeur en Israël. Je conviens avec le demandeur qu’il est possible d’inférer l’existence de conditions défavorables dans le pays à partir de la preuve relative au préjudice que d’autres personnes ayant le même profil que le demandeur ont subi : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 56.

V. Conclusion

[30] Je conclus que la décision rendue par l’agent des visas le 4 avril 2019 ainsi que les motifs invoqués par celui-ci n’atteignent pas le niveau de justification, d’intelligibilité et de transparence exigé dans l’arrêt Vavilov. Par conséquent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire; la décision est donc annulée, et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent des visas pour réexamen et nouvelle décision.

[31] Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale aux fins de certification, et je conclus que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3670-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision du 4 avril 2019 est annulée et la présente affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour réexamen et nouvelle décision;

  3. L’affaire étant renvoyée pour nouvel examen, le demandeur aura l’occasion de présenter les mêmes articles ou des articles semblables à ceux joints au courriel du 13 novembre 2018 par l’ancien représentant du demandeur;

  4. Il n’y a aucune question à certifier;

  5. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3670-19

 

INTITULÉ :

MAHDI SULIMAN NOURELDIN ABDELRAHMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 JUIN 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 DÉCEMBRE 2020

 

COMPARUTIONS :

Mitchell Goldberg

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Suzanne Trudel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mitchell Goldberg

Goldberg Berger

Avocats

Ottawa(Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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