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Date : 20201215


Dossier : IMM-420-20

Référence : 2020 CF 1153

Ottawa (Ontario), le 15 décembre 2020

En présence de l’honorable madame la juge Roussel

ENTRE :

WEDNISE BRAVEUS

GREGORY PIERRE-CHARLES

GREGOIRE PIERRE-CHARLES

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  La demanderesse principale, Wednise Braveus, est citoyenne d’Haïti. Ses deux (2) fils mineurs, également demandeurs en l’instance, sont citoyens des États-Unis. Ensemble, ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR], datée du 23 décembre 2019. Dans sa décision, la SAR rejette leur appel et confirme la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] selon laquelle ils n’ont ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger selon les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2]  Dans le récit qui accompagne son formulaire de Fondement de la demande d’asile [FDA], la demanderesse allègue être en danger en Haïti en raison des opinions politiques de son conjoint. Plus particulièrement, elle affirme que le 26 septembre 2012, la maison qu’elle habite avec son conjoint et sa fille est incendiée par des bandits armés. Ces derniers veulent s’en prendre à son conjoint parce qu’il aurait parlé contre le parti au pouvoir et est membre du parti d’opposition. Un constat légal de l’incident est produit, mais aucune suite n’y est donnée. Le lendemain, la demanderesse, son conjoint et leur fille se réfugient à Port-au-Prince. Le conjoint de la demanderesse continue toutefois de recevoir des menaces. Le 13 novembre 2012, il est poursuivi par deux (2) bandits armés qui prennent la fuite suite à l’intervention de tiers. En janvier 2013, le conjoint de la demanderesse quitte Haïti pour le Brésil. N’ayant pas les moyens de quitter tous ensemble, la demanderesse et sa fille restent en Haïti.

[3]  Le 15 octobre 2015, des bandits entrent par effraction chez la demanderesse à Port-au-Prince. Ils lui demandent où est son conjoint et menacent de la tuer. La demanderesse et sa fille se cachent alors chez des proches.  Le 22 décembre 2015, la demanderesse quitte Haïti seule pour rejoindre son conjoint au Brésil.

[4]  Le 14 mai 2016, le conjoint de la demanderesse est battu en rentrant à la maison. La demanderesse et son conjoint décident donc de quitter le Brésil en direction des États-Unis. Au moment de traverser la frontière américaine en octobre 2016, le conjoint de la demanderesse est arrêté et détenu. Il est éventuellement déporté. La demanderesse réussit néanmoins à traverser la frontière puisqu’elle est enceinte à ce moment. Elle séjourne aux États-Unis pendant près de onze (11) mois, où elle donne naissance à des jumeaux, les demandeurs mineurs. Alors que la menace de déportation s’accentue avec l’arrivée du nouveau président, la demanderesse quitte les États-Unis pour le Canada accompagnée des demandeurs mineurs. Ils entrent au Canada le 8 septembre 2017.

[5]  Le 23 août 2019, la SPR rejette leur demande d’asile au motif que les allégations de la demanderesse ne sont pas crédibles. À cet égard, la SPR souligne plusieurs incohérences et omissions dans le récit de la demanderesse et estime que son défaut de présenter une demande d’asile lors de son séjour de près de onze (11) mois aux États-Unis est incompatible avec le risque allégué. Elle conclut aussi que la demanderesse dispose d’une possibilité de refuge interne ailleurs en Haïti et qu’elle n’a pas démontré une possibilité sérieuse de persécution en raison de son genre. Quant aux demandeurs mineurs, citoyens américains, la SPR conclut qu’il y a absence de preuve de crainte de persécution aux États-Unis.

[6]  Les demandeurs portent cette décision en appel devant la SAR. Comme la SPR, la SAR conclut que les allégations de la demanderesse ne sont pas crédibles. D’avis que cette conclusion est déterminante, elle considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner les arguments relatifs à la possibilité de refuge interne. La SAR confirme également que la demanderesse n’a pas démontré qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution en raison de son appartenance au groupe social des femmes, advenant son retour en Haïti.

[7]  Devant cette Cour, les demandeurs reprochent à la SAR d’avoir fait un examen inadéquat des conclusions de crédibilité tirées par la SPR et d’avoir omis de prendre en compte les caractéristiques particulières de la demanderesse dans son analyse du risque de persécution fondée sur son appartenance au groupe social des femmes, advenant son retour en Haïti.

II.  Analyse

[8]  La norme de contrôle applicable aux décisions de la SAR portant sur la crédibilité et l’évaluation de la preuve est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 143 [Vavilov]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (QL) au para 4 (CAF); Noël c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 281 au para 16).

[9]  Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, le point de départ est la retenue judiciaire et le respect du rôle distinct des décideurs administratifs (Vavilov au para 75). La Cour s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov au para 83). Elle doit se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov au para 99). Il faut accorder une attention particulière aux motifs écrits du décideur et les interpréter de façon globale et contextuelle (Vavilov au para 97). La Cour ne se demande pas « quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’“éventail” des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution “correcte” au problème » (Vavilov au para 83). Il ne s’agit pas non plus d’une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov au para 102). Enfin, il « incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov au para 100).

[10]  Les demandeurs soutiennent d’une part que la SAR n’a pas respecté le principe établi par la Cour d’appel fédérale dans Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF) [Maldonado] selon lequel le témoignage sous serment d’un demandeur d’asile est présumé vrai, à moins qu’il n’existe des raisons valables permettant de douter de sa véracité. Ils font valoir qu’il était déraisonnable pour la SAR de rejeter les explications de la demanderesse quant à son défaut de faire une demande d’asile aux États-Unis et de lui reprocher de ne pas pouvoir indiquer le nombre d’individus qui étaient entrés chez elle le 15 octobre 2015.

[11]  La Cour estime l’argument des demandeurs mal fondé.

[12]  La présomption découlant de l’affaire Maldonado n’est pas absolue. S’il existe une raison valable de douter du témoignage d’un demandeur d’asile, le tribunal peut déroger à la présomption de véracité.

[13]  En l’espèce, la SAR juge les allégations de la demanderesse non crédibles en raison des omissions, incohérences et invraisemblances découlant de son témoignage sur des éléments centraux de son récit. Les préoccupations de la SAR sont clairement énoncées dans sa décision.

[14]  Premièrement, la SAR juge invraisemblable que la demanderesse ne se souvienne plus du nom de la personne chez qui elle allègue avoir habité à Port-au-Prince pendant plus de deux (2) ans suite au départ de son conjoint pour le Brésil alors qu’elle a été en mesure de fournir son adresse de façon précise ainsi que des dates à l’égard de différents évènements. Deuxièmement, la SAR juge incohérente l’omission de mentionner l’adresse de cet ami dans son formulaire IMM 5669. Notant qu’il n’y a aucune mention qu’une traduction était requise, la SAR souligne que la demanderesse a fourni ses différentes adresses au Brésil, aux États-Unis et au Canada et qu’elle a également indiqué avoir été en transit durant une période de trois (3) mois en 2016. La SAR juge que l’endroit où la demanderesse s’est réfugiée après les menaces et l’incendie de la résidence familiale est directement lié aux mesures qu’elle a prises pour se protéger et ne constitue pas un élément périphérique. Troisièmement, la SAR juge insatisfaisantes les explications de la demanderesse selon lesquelles elle n’a pas demandé l’asile aux États-Unis puisqu’elle n’avait pas les moyens ou le temps de s’en occuper en raison de sa grossesse et qu’elle ne savait pas que des services d’aide juridique étaient offerts aux États-Unis. Compte tenu de la date de naissance des demandeurs mineurs, de la période de temps où ils ont séjourné à l’hôpital et de la date d’entrée des demandeurs au Canada, la SAR estime que la demanderesse aurait eu le temps de soumettre une demande d’asile après son accouchement. Elle souligne également que la demanderesse avait de la famille aux États-Unis et qu’elle a admis n’avoir entrepris aucune démarche pour régulariser sa situation. Quatrièmement, la SAR juge que la description de l’incident du 15 octobre 2015 manque de cohérence et que la demanderesse n’a pas établi que l’incident soit effectivement survenu. À cet égard, la SAR souligne que la demanderesse a été incapable, lors de l’audience, d’indiquer le nombre de bandits qui étaient entrés « chez elle », et ce même approximativement.

[15]  La SAR a évalué les conclusions de crédibilité tirées par la SPR et, après avoir fait une analyse indépendante de tous les éléments de preuve, incluant l’enregistrement de l’audience devant la SPR, elle conclut que les allégations de la demanderesse ne sont pas crédibles. Les omissions, incohérences et invraisemblances entre le récit de la demanderesse accompagnant son formulaire de FDA et son témoignage étaient suffisantes pour soulever des doutes dans l’esprit de la SPR et de la SAR quant à la véracité des allégations de la demanderesse. Les demandeurs n’ont pas convaincu la Cour que les conclusions de la SAR sur ce premier point sont déraisonnables.

[16]  Les demandeurs soutiennent d’autre part que la SAR a omis de considérer l’appartenance de la demanderesse au groupe social des femmes. Ils allèguent notamment que la SAR n’a pas tenu compte des caractéristiques particulières de la demanderesse, comme le préconisent les Directives no 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugiés craignant d’être persécutés en raison de leur sexe et la jurisprudence (Josile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 39; Frejuste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 586). La demanderesse allègue que si elle doit retourner en Haïti, elle se retrouvera seule, en tant que mère monoparentale, et ne bénéficiera d’aucun soutien familial. Elle ajoute que son conjoint, qui n’est plus en Haïti, n’a aucune intention d’y retourner et que ses parents n’ont pas les moyens pour les soutenir, elle et ses enfants mineurs.

[17]  La Cour ne peut souscrire à cet argument puisque les motifs de la SAR démontrent clairement qu’elle a pris en compte toutes les caractéristiques propres à la demanderesse ayant été portées à son attention. La SAR reconnait que la situation en Haïti est particulièrement difficile pour les femmes qui sont sans-abri, qui habitent dans des camps pour personnes déplacées ou dans des quartiers pauvres près des centres urbains. Elle fait remarquer cependant que la famille de la demanderesse a une maison où il y a deux (2) présences masculines. De plus, elle ajoute que la demanderesse a vécu en Haïti sans son conjoint de janvier 2013 à décembre 2015 et qu’à l’exception de l’évènement du 15 octobre 2015, que la SAR n’estime pas crédible, la demanderesse n’a indiqué aucune crainte pendant cette période lors de l’audience. Sur ce point, la SPR avait noté que la mère, les trois (3) sœurs et deux (2) frères de la demanderesse vivaient en Haïti et que la demanderesse était une jeune femme débrouillarde ayant toujours travaillé comme marchande en Haïti.

[18]  La SAR se dit également d’accord avec la SPR qui avait conclu que rien dans la preuve ne démontrait que la demanderesse ne pourrait aller vivre auprès des siens et qu’il serait déraisonnable de le faire. À défaut d’allégation et de preuve démontrant que la demanderesse ne pourrait compter sur l’appui de sa famille en Haïti, la SAR pouvait raisonnablement conclure que la demanderesse n’avait pas le profil des femmes vulnérables à risque de persécution en raison de leur genre.

[19]  Il importe de rappeler que les conclusions relatives à la crédibilité d’un demandeur d’asile et à l’évaluation de la preuve commandent un degré élevé de retenue de la part de cette Cour. Bien que les demandeurs ne soient pas d’accord avec les conclusions de la SAR et celles de la SPR, il ne revient pas à cette Cour de réévaluer et de soupeser la preuve de nouveau pour en arriver à une conclusion qui leur serait favorable (Vavilov au para 125; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59).

[20]  Pour conclure, la Cour estime que lorsque les motifs de la SAR sont interprétés de manière globale et contextuelle, ils possèdent les caractéristiques d’une décision raisonnable (Vavilov aux para 97, 99).

[21]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-420-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-420-20

INTITULÉ :

WEDNISE BRAVEUS ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE MONTRÉAL (QUÉBEC) ET OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 DÉCEMBRE 2020

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 15 décembre 2020

COMPARUTIONS :

Evangelina Anastasia Lagios

Pour leS demandeurS

Émile Tremblay

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barraza & Associés, Avocats (s.e.n.c.r.l.)

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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