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Date : 20050830

 

Dossier : T-486-04

 

Référence : 2005 CF 1185

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), ce 30e jour d’août 2005

 

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

ENTRE :

 

 

JOEL WAYNE GOODWIN, de Melbourne,
dans le comté de Yarmouth, province de la Nouvelle-Écosse,
et DEREK PATRICK D’ENTREMONT,
de Middle West Pubnico, dans ledit comté

 

demandeurs

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

pour le Ministre des Pêches et des Océans

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 


  • [1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision du ministre des Pêches et des Océans (le « ministre ») concernant la longueur des navires utilisés pour la pêche au homard durant la saison de pêche 2004-2005. Les demandeurs sont propriétaires de navires et des pêcheurs et détiennent des permis de pêche dans la zone de pêche du homard (« ZPH ») 34, au sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. Ils sollicitent un jugement déclaratoire en vertu du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch F-7 selon laquelle la décision excède les pouvoirs conférés au ministre en vertu de la Loi sur les pêches, L.R. 1985, ch. F-14.

  • [2] Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis convaincu que la demande est à la fois hors délai et sans fondement. Par conséquent, elle sera rejetée.

 

 

 

CONTEXTE

 

  • [3] La politique du ministère des Pêches et des Océans (« MPO ») de longue date interdisait que la longueur hors tout de la coque des homardiers dans la ZPH 34 dépasse 13,7 mètres ou 44 pieds et 11 pouces. Cette politique a été initialement mise en place pour empêcher les propriétaires de navires plus grands de bénéficier d’un avantage indu quant au nombre de pièges qu’ils pouvaient placer dès l’ouverture de la saison. La politique ne permettait aucun prolongement de quelque nature que ce soit et a été intégrée dans les conditions de permis émises en vertu des règlements liés à la pêche au homard avant 1983. Par la suite, la politique visant la longueur de la coque a été maintenue dans la Politique d’émission des permis pour la pêche commerciale dans l’Est du Canada (la « politique »), mais n’a pas été appliquée au moyen des conditions de permis.

  • [4] La politique visant la longueur de la coque semble avoir été prise en compte par certains pêcheurs qui avaient prolongé la poupe de leurs navires après qu’une mesure officielle de la longueur hors tout (LHT) de la coque eut été prise par un expert maritime certifié. Les rallonges immergées, décrites comme des « caissons arrières », agissaient comme prolongation physique de la coque ou étaient vissées à la coque et prolongeaient efficacement la longueur des navires. Elles étaient souvent utilisées pour le lest ou le stockage. Les rallonges de surface ou « plateformes du tableau arrière » s’apparentant à une bauquière sur la poupe ne modifiaient pas la LHT des coques dans l’eau. Cependant, elles étaient également interdites par la politique.

  • [5] Les demandeurs soutiennent que le MPO a toléré cette dérogation à la politique en ne l’appliquant pas et par conséquent, un certain nombre de navires ont été construits à la fois avec des rallonges immergées et des rallonges de surface et mis en service pour la pêche au homard et, dans certains cas, la pêche d’autres espèces. Le MPO a déclaré dans son témoignage qu’aucun navire de longueur excessive n’a été sciemment homologué en vue d’être utilisé dans la ZPH 34.

  • [6] Lorsqu’un navire était utilisé pour plus d’une pêche, la politique prévoyait que les règles plus restrictives s’appliqueraient, mais cela n’a pas été, semble-t-il, strictement respecté et a donné lieu à des erreurs d’interprétation quant aux exigences de la ZPH 34.

  • [7] L’absence d’application de la politique a soulevé les préoccupations des membres de la communauté des pêcheurs et a donné lieu à des discussions au sein du comité consultatif local en février et en mars 2002. Le comité consultatif de la ZPH 34 se compose de représentants élus de pêcheurs, de représentants du MPO et d’autres « parties prenantes ». Le comité avait pour fonction de faire des recommandations au MPO sur la gestion de la pêche dans la ZPH 34. En consultation avec les pêcheurs locaux, et à la suite d’une enquête auprès de l’industrie, il est apparu clair aux représentants du MPO que la plupart des pêcheurs avaient appuyé les restrictions existantes sur la longueur hors tout, tout en permettant d’ajouter une bauquière temporaire ou des rampes de prolongement pour permettre l’entreposage des engins pendant que les casiers étaient en cours de chargement.

  • [8] Les préoccupations des responsables des pêcheurs et du MPO ont été communiquées aux échelons supérieurs de la hiérarchie ministérielle et, en juin 2003, le ministre a reçu une recommandation que la politique actuelle soit révisée de façon à permettre des rallonges temporaires d’un maximum de 1,5 mètre (5 pieds), tant qu’elles ne faisaient pas « partie intégrante de la coque ». Les navires qui n’étaient pas conformes à la politique devaient être modifiés avant le début de la saison 2004-2005 en novembre 2004. Le ministre a approuvé la recommandation le 18 juin 2003.

  • [9] Le 19 juin 2003, la politique révisée a été annoncée par voie de communiqué de presse. Une déclaration selon laquelle la politique serait appliquée par la modification des conditions de permis faisait partie de ce communiqué de presse. La violation d’une condition de permis est punissable sur déclaration sommaire de culpabilité et entraîne des amendes pouvant aller jusqu’à 100 000 $. Les nouvelles conditions de permis devaient entrer en vigueur pour la saison 2004-2005. Le communiqué de presse contenait les déclarations suivantes :
    [traduction]

 


 

 

 


 

 

La politique stipule que les pêcheurs doivent utiliser des navires de moins de 45 pieds ou 13,7 mètres de longueur dans les zones de pêche du homard. Au cours des dernières années, certains pêcheurs ont prolongé la poupe de leurs navires en y installant des rallonges de surface. Ces rallonges peuvent être autorisées sous réserve que la longueur maximum ajoutée ne dépasse pas 1,5 mètre (5 pieds) [...]

 

 

Un document détaillé expliquant comment les règles de remplacement des navires seront appliquées sera préparé afin de s’assurer qu’elles sont explicites et clairement comprises par tous les participants.

 

 

La politique sera appliquée par voie de modification des conditions du permis délivré aux pêcheurs de homard pour la saison de pêche au homard commençant à l’automne 2004 et se terminant au printemps 2005.

 

 

 

  • [10] Les demandeurs n’ont institué la présente instance que près de neuf mois plus tard, peu de temps après qu’une lettre datée du 2 mars 2004 (le « document détaillé ») eut été envoyée par le directeur de secteur par intérim du MPO à Yarmouth à la flottille de la ZPH 34 en réitérant le message concernant l’application des règles relatives à la longueur des navires par voie de modification des conditions de permis pour la saison dont l’ouverture était prévue le 28 novembre 2004, et la fermeture, le 31 mai 2005.

  • [11] La lettre du directeur de secteur se lit en partie comme suit :

 

[traduction] Par conséquent, soyez informé que, à compter de l’ouverture de la saison de pêche au homard dans la ZPH 34 prévue le 28 novembre 2004, les permis de pêche au homard dans la ZPH 34 seront assujettis à une nouvelle condition limitant la longueur des navires et des équipements supplémentaires ajoutés à la poupe. La condition devrait se lire comme suit :

 

 

[traduction] « En vertu du présent permis, pendant la pêche au homard dans la ZPH 34, le titulaire du permis est autorisé à n’utiliser qu’un navire d’une longueur hors tout maximale de 13,7 mètres (45 pieds). Aux fins de la présente condition de permis, par longueur hors tout, on entend la distance horizontale mesurée entre les lignes perpendiculaires tracées à partir des extrémités de l’extérieur de la coque principale du navire à l’exclusion de tout équipement de rallonge de la proue et/ou de la poupe ».

 

 

« Aux termes des présentes conditions de permis, le titulaire du permis est autorisé à utiliser une rallonge ou une rampe de prolongement fixe ou amovible, de surface, à la condition que la, longueur totale maximale de la rallonge ou de la rampe ne dépasse pas 1,5 mètre (5 pieds). La longueur de toute bauquière ou rampe de surface ne peut dépasser 1,5 mètre, quelle que soit la longueur du navire auquel cet équipement est fixé ».

 

 

« Aux fins de la présente condition de permis, tout équipement de rallonge doit être mesuré pendant son déploiement ou son prolongement de la manière dont il a été destiné à être utilisé ». [Non souligné dans l’original]

 

 

 


  • [12] Il ne semble pas y avoir de différend entre les parties quant à la l’interprétation par le MPO des caissons arrières immergés comme faisant partie de la « coque principale du navire » et ces caissons arrières seraient pris en compte dans le calcul de la longueur hors tout. Par conséquent, les navires des demandeurs, à moins d’être modifiés par la suppression des caissons arrières, entraînant ainsi des frais considérables et des désagréments aux propriétaires, contreviendraient à la politique et aux conditions de permis proposées. Comme l’a reconnu l’avocat des demandeurs au cours des plaidoiries, l’affaire porte en dernier ressort sur « les frais reliés à la conformité ». Les demandeurs ont comme objectifs, soit de faire bénéficier leurs navires de droits acquis et par conséquent, d’être exemptés de l’application de la politique, soit d’être indemnisés pour les frais engagés pour modifier leurs navires. Mais ni l’un ni l’autre de ces objectifs n’est directement en litige en l’espèce.

  • [13] Le 22 octobre 2004, l’application de la nouvelle politique au moyen des conditions de permis a été suspendue en attendant l’issue du présent litige.

 

 

QUESTIONS EN LITIGE

 

  • [14] Le défendeur a soulevé deux questions préliminaires :

1.  la recevabilité de certains éléments de preuve par affidavit;

2.  le délai de présentation de la demande

 

  • [15] Les demandeurs contestent la décision pour les motifs suivants :

1.  l’absence de compétence pour restreindre la longueur des navires par voie de modification des conditions de permis;

2.  l’effet rétroactif de la décision sur les droits acquis ou les attentes légitimes;

3.  l’absence de conformité des conditions de permis actuelles avec la décision du ministre du 18 juin.

 


NORME DE CONTRÔLE

 

  • [16] Les demandeurs soutiennent qu’en ce qui concerne la question de la compétence du ministre pour modifier la politique, la norme de contrôle devrait être celle de la décision correcte. Le défendeur soutient que la nature discrétionnaire de la décision du ministre signifie que la norme de contrôle de la décision devrait être celle de la décision manifestement déraisonnable : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] R.C.S. 3, au paragraphe 29; Tucker c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), (2001), 288 N.R. 10, au paragraphe 2 (C.A.F.).

  • [17] Les défendeurs soutiennent de surcroît que la décision relevant de la discrétion ministérielle, le principe énoncé dans Maple Lodge Farms c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, à la page 3, devrait s’appliquer : une décision stratégique rendue par un ministre ne devrait pas être susceptible de contrôle à moins qu’elle soit entachée de mauvaise foi, qu’elle aille à l’encontre des principes de justice naturelle, et que les demandeurs puissent démontrer qu’elle se fonde sur des considérations étrangères.

  • [18] En ce qui concerne la question de compétence soulevée par les demandeurs, comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Davies c. Canada (Procureur général) (2005), 330 N.R. 283 (C.A.F.), une question qui « touche la compétence » sentend simplement dune disposition à l’égard de laquelle la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte, en fonction du résultat de lanalyse pragmatique et fonctionnelle. Il ne suffit donc plus de dire qu’une question de compétence doit être revue selon la norme de la décision correcte, sans que soit effectuée une analyse plus poussée.

  • [19] La « question de compétence » en litige est essentiellement celle de savoir s’il était loisible au ministre de décider de prendre la décision en cause en vertu du paragraphe 22(1) du Règlement de pêche (dispositions générales), et plus généralement en vertu du paragraphe 7(1) de la Loi sur les pêches, qui dispose :

 

 


 

 

 

 

 

7. (1) En l’absence d’exclusivité du droit de pêche conférée par la loi, le ministre peut, à discrétion, octroyer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d’exploitation de pêcheries – ou en permettre l’octroi ­­, indépendamment du lieu de l’exploitation ou de l’activité de pêche.

 

7. (1) Subject to subsection (2), the Minister may, in his absolute discretion, wherever the exclusive right of fishing does not already exist by law, issue or authorize to be issued leases and licences for fisheries or fishing, wherever situated or carried on.

 

  • [20] La décision de délivrer ou non des permis et de leur imposer des restrictions doit être prise en vertu de la Loi sur les pêches et constitue une question de droit (même si, bien entendu, elle ne peut pas être prise dans une situation de vide juridique en l’absence de certains faits faisant naître la question). Une grande retenue n’est pas requise en l’espèce.

  • [21] En vertu de la Loi, le ministre a l’obligation de gérer, conserver et développer les pêches au nom des Canadiens et dans l’intérêt public : Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12, au paragraphe 37. Il s’agit également d’une juste interprétation de l’application de la Loi dans son ensemble. Les paragraphes 7(1) et 22(1), en vertu desquels cette décision a été prise, ont pour but de fournir les outils nécessaires à la gestion, la conservation et le développement de l’industrie canadienne de la pêche.

  • [22] Bien que les décisions prises en vertu des paragraphes 7(1) et 22(1) soient généralement de nature polycentrique, la question de savoir si une décision peut être prise tient compte seulement de la légitimité et non de l’opportunité de rendre une décision. Les intérêts opposés et les prétentions contraires des diverses parties concernées n’ont aucune place dans ce genre de décision, de sorte que la retenue qui pourrait être par ailleurs accordée sera minimale.

  • [23] On peut supposer que le ministre a une bonne connaissance pratique de la Loi et de son application et possède une connaissance supérieure à celle de notre Cour en ce qui concerne les questions régies par la Loi et le Règlement. On peut aussi supposer qu’il est bien informé des mesures dont il dispose en vertu de la Loi et du Règlement, mais on ne peut pas présumer qu’il compte une expertise juridique supérieure à celle d’un tribunal. Encore là, il faut faire montre de peu de retenue.

  • [24] Compte tenu de l’application de l’analyse pragmatique et fonctionnelle à la question limitée de savoir si le ministre avait compétence en vertu de la Loi pour s’engager dans un processus décisionnel, je conclus que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte.

  • [25] Il nous reste à déterminer la norme de contrôle appropriée pour la décision contestée en soi. La décision en l’espèce est discrétionnaire et polycentrique, et en grande partie de nature politique. L’expertise dont disposent le ministre et les fonctionnaires du ministère pour déterminer les questions de réglementation en matière de pêche est supérieure à celle de la Cour et commande un degré élevé de retenue. Je conviens avec le défendeur que dans la mesure où la question en litige consiste en une conclusion de fait, la norme de contrôle devrait être celle de la décision manifestement déraisonnable.

 

 

 

 

 


 

ARGUMENTS ET ANALYSE

 

Questions préliminaires

 

1.   Recevabilité des affidavits

 

  • [26] Le défendeur soutient que certaines parties des affidavits des demandeurs doivent être radiées parce qu’elles ne se limitent pas aux faits connus par les déposants, et contiennent des faits qui n’ont rien à voir avec les motifs de la demande. Le défendeur se plaint également qu’elles contiennent des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés au décideur et que cette preuve ne se limite pas à la preuve relative à la compétence du ministre.

  • [27] Les paragraphes contestés décrivent les pratiques de longue date applicables aux navires, soulèvent la question de savoir pourquoi certains navires sont construits en vue d’un double usage (différentes pêches), discutent des coûts et des inconvénients liés à la suppression des caissons arrières et expliquent pourquoi, de l’avis des déposants, les navires sont plus sécuritaires. La preuve décrit également, du point de vue des déposants, la façon dont le MPO n’a pas tenu compte par le passé de la violation de la politique.

  • [28] Beaucoup de ces éléments de preuve, tels que le double usage auquel certains navires ont été construits et les coûts pour enlever le caisson, ne sont pas pertinents pour les questions soulevées dans la présente instance et sont donc irrecevables. La controverse entourant la question de savoir si les navires sont plus sécuritaires en mer est intéressante, mais sans importance à mon avis. La connaissance qu’a eue le MPO des pratiques constituant une violation se rapporte aux arguments des demandeurs au sujet des attentes légitimes, mais le manquement à l’équité procédurale n’a pas été établi en l’espèce. Étant donné la conclusion à laquelle je suis arrivé sur la décision définitive quant à la présente demande, je n’estime pas nécessaire de radier les paragraphes contestés, car aucun poids ne leur a été accordé pour rendre cette décision.

 

 


 

2.  Le délai de présentation de la demande

 

  • [29] La demande telle qu’elle a été déposée et signifiée en mars 2004 porte sur le contrôle judiciaire d’une décision de juin 2003 de réviser la politique sur la longueur des navires et de l’appliquer par voie de modification des conditions de permis. Le défendeur fait valoir que la demande est hors délai : Durant c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), (2002), 218 F.T.R. 143, au paragraphe 23 (C.F. 1re inst.). Elle aurait dû être présentée dans les 30 jours de la décision du ministre. Aucune requête en prorogation du délai n’a été présentée : Loi sur les Cours fédérales, paragraphe 18.1(2). Les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils avaient eu l’intention constante de présenter la demande dans les délais. Pour ce motif seulement, ils ne pourraient avoir gain de cause dans une requête pour prorogation de délai pour leur demande : Canada (Procureur général) c. Hennelly (1999), 244 N.R. 399 (C.A.F.).

  • [30] Le principal argument des demandeurs sur cette question est qu’aucune prorogation de délai n’était nécessaire puisque la décision du ministre n’était pas complète ou n’avait pas été totalement communiquée aux demandeurs jusqu’à ce que les conditions de permis proposées soient divulguées aux pêcheurs. À titre subsidiaire, les demandeurs ont demandé à la Cour, pendant l’audience, d’envisager d’accorder une prorogation du délai.

  • [31] Dans sa plaidoirie, l’avocat des demandeurs a déclaré que ce que ses clients contestaient n’était pas en fait la décision sur les lignes directrices, mais plutôt la décision prise par le directeur de secteur d’imposer des conditions de permis. Jusqu’à ce que les conditions de permis soient portées à la connaissance des pêcheurs, ceux-ci n’étaient pas en mesure de s’opposer à la façon dont la politique pouvait avoir une incidence sur eux. Mais ce n’est pas la demande dont la Cour est saisie.

  • [32] Le fait qu’il était évident dès l’annonce du mois de juin 2003 que le changement de politique serait assuré par des modifications apportées aux conditions de permis réfute l’argument des demandeurs. Et il ressort également de la preuve que les demandeurs étaient bien conscients de l’intention du MPO d’interdire les caissons arrières immergés et de la controverse que leur utilisation avait suscitée au sein de la communauté des pêcheurs de la ZPH 34.

  • [33] L’observation des demandeurs selon laquelle ils étaient justifiés d’attendre le « document détaillé » ne tient pas compte du fait qu’ils n’ont rien fait pour modifier leur demande afin de refléter les conditions des permis tels qu’ils ont été délivrés. Il semble qu’ils aient déposé leur demande alors qu’ils savaient que la lettre du directeur de secteur avait été envoyée, et qu’ils n’ont pas attendu de la recevoir. Quoi qu’il en soit, attendre cette information avant de déposer une demande de contrôle judiciaire équivaut à attendre les motifs invoqués à l’appui d’une décision. Cette attente ne constituerait pas en soi un motif suffisant pour avoir fait défaut de présenter une demande en temps opportun : Westinghouse Canada Inc. c. Tribunal canadien du commerce extérieur (1989), 104 N.R. 191, au paragraphe 6 (C.A.F.); Skycharter Ltd. c. Canada (Ministre des transports) (1997), 125 F.T.R 307 (C.F. 1re inst.).

  • [34] Il faut d’abord s’assurer, lorsqu’une demande est hors délai, que justice soit faite entre les parties : Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1985] 2 C.F. 263. La demande dans la présente instance a été préparée bien avant son dépôt. Les demandeurs ont attendu pour la déposer et la signifier au défendeur jusqu’à ce qu’ils connaissent les conditions des permis qui ont été énoncées par le directeur de secteur au moyen d’une lettre.

  • [35] Les demandeurs avaient le loisir de déposer leur demande dans un délai de trente jours à partir de la décision de juin 2003, de demander une prorogation de délai pour contester cette décision ou de solliciter séparément le contrôle judiciaire de la décision du 2 mars d’émettre les conditions de permis. La décision des demandeurs de n’accomplir aucune de ces tâches porte, à mon avis, un coup fatal à la présente demande.

  • [36] Je note que, compte tenu du temps nécessaire pour mettre une demande de contrôle judiciaire en état et pour l’instruire, l’avantage pratique que comportait le délai pour les demandeurs était que l’application de la politique a été suspendue pour la saison 2004-2005.

  • [37] Je suis également convaincu que la demande doit être rejetée parce qu’elle n’est pas fondée.

 


 

 

 


 

 

 

 

 

Questions de fond

 


1.  Compétence

 

  • [38] Les demandeurs soutiennent que le pouvoir du ministre d’imposer des conditions sur les permis de pêche est prévu à l’article 43 de la Loi sur les pêches et au paragraphe 22(1) du Règlement de pêche (dispositions générales) et, plus précisément, à l’alinéa 22(1)g) :

 

 

 

 

22. (1)Pour une gestion et une surveillance judicieuses des pêches et pour la conservation et la protection du poisson, le ministre peut indiquer sur un permis toute condition compatible avec le présent règlement et avec les règlements énumérés au paragraphe 3(4), notamment une ou plusieurs des conditions concernant ce qui suit : [...]

 

22. (1) For the proper management and control of fisheries and the conservation and protection of fish, the Minister may specify in a licence any condition that is not inconsistent with these Regulations or any of the Regulations listed in subsection 3(4) and in particular, but not restricting the generality of the foregoing, may specify conditions respecting any of the following matters: [...]

 

 

 

 

 

g) le bateau qui peut être utilisé et les personnes qui peuvent l’exploiter;

 

(g) the vessel that is permitted to be used and the persons who are permitted to operate it

 

 

 

  • [39] Les demandeurs font valoir en premier lieu, que la justification pour imposer des conditions doit respecter le libellé général du paragraphe 22(1) : « pour une gestion et une surveillance judicieuse des pêches et pour la conservation et la protection du poisson ». Ces formules introductives, disent-ils, doivent être lues conjointement et il faut produire des éléments de preuve pour démontrer que la décision était fondée sur ces préoccupations s’il est prétendu que le ministre avait compétence pour rendre la décision. De plus, l’alinéa 22(1)g), soutiennent-ils, s’applique au navire expressément désigné dans le permis plutôt qu’à un ensemble quelconque de caractéristiques. Les conditions du ministre doivent respecter la portée autorisée par le Règlement : R. c. Savory (1992), 108 N.S.R. (2d) 76 (C.A.).

  • [40] Les demandeurs soutiennent que le fait que la restriction n’existe pas dans d’autres régions consacrées à la pêche du homard montre qu’il ne peut pas être une mesure de conservation. La conservation est contrôlée par le nombre de casiers autorisés, et il n’y a pas de lien entre la conservation et la taille d’un navire. Alors que le communiqué de presse annonçant la décision du ministre indique que « permettre d’augmenter la taille des navires dans les ZPH 33 et 34 ne ferait qu’accroître l’effort de pêche sur une ressource déjà soumise à une forte pression de la pêche, contribuer à la surcapitalisation, et placer un fardeau supplémentaire sur les ports communautaires (espace de mouillage) », une note d’information du MPO en date du 26 mars 2003 admet qu’un lien entre la taille du navire et la conservation n’a pu être démontré à l’époque. Les demandeurs affirment qu’il n’y a aucune preuve qu’une pression est exercée sur l’espace de mouillage par les bateaux plus longs.

  • [41] Le défendeur caractérise la décision de juin 2003 de changement de politique qui s’apparente à un acte discrétionnaire de nature législative et non pas à un acte de nature administrative, puisqu’elle visait de façon égale tous les membres du groupe et non une personne en particulier. Les demandeurs cherchent à entraver l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre en raison de l’avantage qu’ils retirent d’une précédente interprétation laxiste de la politique. Le ministre peut élaborer des politiques, changer la politique actuelle, et dans certains cas, s’écarter de la politique : Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), [2000] 2 R.C.S. 919, aux paragraphes 59 à 66; Maple Lodge Farms Ltd., précité, à la page 3.

  • [42] Je n’accepte pas l’interprétation des demandeurs du paragraphe 22(1) comme exigeant une lecture combinée des formules introductives. Une loi qui délègue la gestion des ressources naturelles devrait recevoir une interprétation large et téléologique : Maple Lodge Farms, précité, à la page 4. Notre Cour a jugé que la conservation et la protection du poisson ne sont pas les seuls fondements sur lesquels le ministre peut gérer les pêcheries : Association des Senneurs du Golf Inc. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans) (1999), 175 F.T.R. 25, au paragraphe 25, conf. par (2001), 288 N.R. 1 (C.A.F.).

  • [43] L’arrêt Maple Lodge Farms a établi que les décisions sur les lignes directrices discrétionnaires ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire, sauf en ce qui a trait aux trois exceptions suivantes : lorsqu’il y a mauvaise foi de la part du décideur politique, en cas de non-respect des principes de justice naturelle (s’il y a lieu) et en cas de prise en compte de considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi. Dans le contexte de la réglementation de la pêche, le critère de l’arrêt Maple Lodge Farms a été appliqué dans Carpenter Fishing Corp. c. Canada, [1998] 2 C.F. 548 (C.A.).

  • [44] Aucune de ces trois exceptions reconnues par le critère établi par l’arrêt Maple Lodge Farms ne s’applique, à mon avis, à la décision en cause.

  • [45] Lorsqu’on prétend à de la mauvaise foi, les conséquences sont si graves que les allégations doivent être faites de manière explicite et non équivoque. Cela n’a pas été le cas en l’espèce et il semble clair que le ministre, en décidant d’effectuer le changement de politique, répondait aux préoccupations exprimées initialement par l’industrie elle-même.

  • [46] La modification de la politique sur la longueur des navires s’apparentait davantage à un acte de nature législative qu’à une décision administrative. Des considérations de justice naturelle minimales s’appliquent à ce type de décisions. À la lumière des faits de la présente affaire, rien ne permet de conclure que les demandeurs se sont vu refuser l’équité procédurale. Une large consultation a été organisée avec les intervenants de l’industrie de la pêche, y compris un sondage démocratique, avant que la politique ne soit approuvée. Je suis convaincu qu’il y avait au moins autant de protections procédurales que ne l’exigeait la décision Durant, précitée, aux paragraphes 30, 31 et 34.

  • [47] Enfin, la décision ne semble pas avoir été rendue entièrement ou principalement selon des considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi. Les documents présentés au ministre avec la recommandation examinaient l’historique de la question et établissaient plusieurs solutions à envisager. Aucun des facteurs présentés ne semble avoir été inapproprié ou étranger à l’objet de la loi.

  • [48] Des restrictions quant à la longueur des navires ont déjà été confirmées par notre Cour : Munroe c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans) (1996), 6 F.T.R. 149 (C.F. 1re inst.). Il en est de même pour des restrictions de permis sur les moyens employés pour attraper des poissons : MacKinnon c. Canada (ministère des Pêches et des Océans) (1986) 6 F.T.R. 203, aux paragraphes 50 et 53 (C.F. 1re inst.). Des avis publics modifiant la période de fermeture de la pêche commerciale du saumon ont été confirmés à titre d’actes de nature législative exerçant une fonction de réglementation : Gulf Trollers Association c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1987] 2 C.F. 93, aux paragraphes 1 et 7 (C.A.).

  • [49] La contestation par les demandeurs de la compétence du ministre de prendre la décision sur les lignes directrices en juin 2003 est, en réalité, une attaque déguisée contre la sagesse de la politique. À mon avis, il ne revient pas à la Cour de douter de cette politique ou de remettre en question les motifs du ministre. Je suis convaincu qu’il avait compétence pour prendre la décision et la demande doit être également rejetée pour ce motif.

 

 

 


 

 

 

 


 

 

 

 


 

 

2. Rétroactivité

 

  • [50] Cette question n’a pas été soulevée dans l’avis de demande, mais a été présentée pour la première fois dans les observations écrites. Les demandeurs soutiennent que les propriétaires de navires non conformes ont acquis des droits d’utilisation des navires qu’ils ont construits ou modifiés et mis en service pour la pêche au homard dans la ZPH 34 au cours de la période où la politique sur la longueur des navires n’a pas été appliquée. La décision d’appliquer la politique par voie de modification des conditions de permis s’apparente à une modification législative qui a un effet rétroactif. Cette politique rend illégale l’utilisation des navires non conformes pour la pêche et impose des pénalités importantes en cas de violation des nouvelles conditions.

  • [51] Par analogie à la jurisprudence concernant les lois interprétées de manière à avoir une application rétrospective, les demandeurs soutiennent que les changements de politique touchant les droits acquis doivent clairement, de façon expresse ou implicite, dénoter une intention de modifier ces droits : Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu National, [1977] 1 R.C.S. 271. En l’espèce, disent-ils, il n’y a rien dans la décision de juin 2003 qui exprime clairement cette intention.

  • [52] La doctrine relative aux attentes légitimes a été mentionnée dans l’avis de demande des demandeurs, mais ils n’ont jamais insisté sur celle-ci lors des plaidoyers. Il a été reconnu que les demandeurs n’ont pas été privés de l’équité procédurale, prenant la forme d’une démarche visant à leur donner l’occasion d’être consultés ou de donner leurs opinions au décideur avant la prise de décision : Assoc. des résidents du vieux St-Boniface Inc. Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170.

  • [53] Comme l’a fait valoir le défendeur, décrire une décision sur les lignes directrices comme s’apparentant à un acte de nature législative n’introduit pas nécessairement des principes fondamentaux d’interprétation législative à l’analyse de la validité de cette décision. Cependant, même en supposant que la présomption à l’encontre de l’effet rétroactif s’applique aux décisions sur les lignes directrices, les droits acquis ne sont pas garantis dans le contexte des permis de pêche, puisqu’un nouveau permis doit être obtenu chaque année : Tucker c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans) (2000), 197 F.T.R. 66, au paragraphe 18 (C.F.); Munroe, précité.

  • [54] Par définition, de nouvelles conditions de permis sont susceptibles d’influencer la manière dont les gens qui obtiennent ces permis peuvent exercer leurs privilèges en vertu de ces permis. Mais tant que les modifications sont effectuées pour des raisons valables, il n’est pas loisible aux membres de l’industrie – qui sont assujettis à la réglementation du ministre en raison de la nature de leurs moyens de subsistance – d’insister pour que toutes les conditions précédentes ou les exceptions aux conditions bénéficient de droits acquis. Agir de la sorte entraverait effectivement l’action du ministre. Les demandeurs ne peuvent obtenir gain de cause sur ce point.

 

 


 

 

 

 

3.  Défaut de conformité avec une décision précédente

 


  • [55] Les demandeurs se plaignent que les conditions de permis telles qu’ont été communiquées dans la lettre du 2 mars 2004 ne sont pas conformes à la recommandation que le ministre a signée, pas plus qu’elles ne sont conformes à la recommandation du comité consultatif de la ZPH 34. Ni le ministre ni le comité consultatif n’ont mentionné que les rallonges autorisées n’incluraient pas les prolongements des caissons immergés, mais les conditions de permis ne les autorisent pas.

  • [56] Étant donné que les conditions de permis ne sont pas conformes à la décision du ministre, les demandeurs soutiennent qu’elles ne devraient pas être applicables. Il n’était pas loisible aux sous-délégués du ministre de modifier unilatéralement sa décision.

  • [57] Le défendeur soutient que la preuve démontre que le sondage réalisé auprès des pêcheurs démontrait un appui aux exceptions pour les rallonges de surface. Le comité consultatif a accepté les résultats du sondage, tout comme le ministre, lorsqu’il a accepté la deuxième solution qui lui avait été présentée. Le ministre a choisi de ne pas autoriser les rallonges qui ne font pas partie intégrante de la coque. Le défendeur fait valoir que ceci fait manifestement référence aux caissons immergés. Le communiqué de presse du 19 juin 2003 mentionnait une exception introduite pour les rallonges de surface seulement.

  • [58] Selon moi, la condition de permis proposée est conforme à la décision du ministre. La décision avait comme intention de limiter la longueur hors tout des navires de pêche dans la ZPH 34. La décision selon laquelle les caissons arrières immergés devaient faire partie intégrante de la coque avait pour effet d’accroître la longueur hors tout des navires au-delà de la limite permise. Une exception pour les rallonges de surface a été autorisée. Ces rallonges n’avaient eu aucun effet sur la longueur hors tout de la coque.

  • [59] Par conséquent, la présente demande est rejetée avec dépens attribués au défendeur.

 

 

 

 


 

  ORDONNANCE

 

LA COUR rejette la présente demande avec dépens payables au défendeur.

 

 « Richard G. Mosley »

  Juge


  COUR FÉDÉRALE

 

  AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :  T-486-04

 

INTITULÉ :  JOEL WAYNE GOODWIN, de Melbourne,

dans le comté de Yarmouth, province de la Nouvelle-Écosse,

et

DEREK PATRICK D’ENTREMONT, de Middle

West Pubnico, dans ledit comté

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  HALIFAX (NOUVELLE­ÉCOSSE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  LE 3 MAI 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :  LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS:  LE 30 AOÛT 2005

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

William Moreira  POUR LES DEMANDEURS

Andrea Baldwin

Louis D’Entremont

 

Reinhold Endres, c.r.  POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

WILLIAM MOREIRA  POUR LES DEMANDEURS

ANDREA BALDWIN

Stewart McKelvey Stirling Sales

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

LOUIS D’ENTREMONT

D’Entremont & Boudrea

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

JOHN H. SIMS, c.r.  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


Halifax (Nouvelle-Écosse)

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