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Date : 20201127


Dossier : IMM-7094-19

Référence : 2020 CF 1098

Ottawa (Ontario), le 27 novembre 2020

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

LILIANA GOMEZ DOMINGUEZ

JOSÉ LUIS GOMEZ

JEFFREY MARTINEZ GOMEZ

ALBEIRO CAJIAO CARVAJAL

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs sont des citoyens colombiens qui allèguent avoir été menacés de mort par les Forces armées révolutionnaires de Colombie [FARC]. Ils sollicitent le contrôle judiciaire du refus de leur demande d’asile. Celle-ci a été refusée parce qu’ils bénéficieraient d’une possibilité de refuge interne [PRI] à Carthagène et que, à la suite des accords de paix de 2016, les FARC n’auraient plus la capacité de les y retrouver. À mon avis, cette décision est déraisonnable, puisqu’elle est fondée sur un examen superficiel de la preuve concernant la capacité actuelle des FARC ou de ses groupes dissidents et une mauvaise compréhension du fardeau de preuve qui incombait aux demandeurs.

[2]  De plus, j’estime que les décideurs auraient dû déterminer si les demandeurs, en particulier Mme Gomez, peuvent invoquer les « raisons impérieuses » mentionnées au paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et le statut de réfugié, LC 2001, c 27 [la Loi], pour refuser de retourner en Colombie.

I.  Contexte

[3]  La demanderesse principale, Mme Gomez, son conjoint, M. Cajiao, et son fils José Luis sont citoyens de la Colombie. Son fils Jeffrey est citoyen des États-Unis.

[4]  Mme Gomez est originaire de la région de Valle del Cauca, en Colombie. À partir de 2002, plusieurs membres de sa famille ont été torturés et assassinés par les FARC, apparemment parce que celles-ci croyaient qu’ils collaboraient avec des milices paramilitaires. Les FARC l’ont menacée personnellement, ainsi que son mari, et celui-ci a été assassiné en 2003. D’autres membres de la famille ont disparu. Pendant toutes ces années, Mme Gomez a vécu dans la clandestinité et déménageait souvent. De plus, Mme Gomez a vécu en Équateur pendant une brève période en 2010 et 2011, mais est retournée en Colombie par la suite.

[5]  De plus, à partir de 2012, les FARC ont extorqué de l’argent de l’entreprise ou travaillait M. Cajiao, le nouveau conjoint de Mme Gomez, et ont menacé celui-ci de mort.

[6]  En 2013, M. Cajiao s’est rendu aux États-Unis. Mme Gomez l’a suivi en 2014, puis José Luis en 2015.

[7]  En novembre 2016, le frère de Mme Gomez, qui était retourné dans la région de Valle del Cauca après avoir vécu ailleurs en Colombie pendant 15 ans, a été enlevé par des guérilleros et n’a pas été retrouvé.

[8]  Les demandeurs sont venus au Canada en 2017 et ont demandé l’asile.

[9]  La Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR] a rejeté leur demande. La SPR a jugé que le récit des demandeurs était crédible. Cependant, la SPR a statué que les demandeurs bénéficiaient d’une PRI à Carthagène, ville située dans le nord du pays, à 1000 km de la région de Valle del Cauca. Se fondant sur le fait que le frère de Mme Gomez avait vécu pendant 15 ans dans d’autres régions de Colombie avant d’être enlevé dans la région de Valle del Cauca, elle a conclu que les FARC n’avaient pas la motivation pour rechercher les membres de la famille à Carthagène. Elle a ajouté que l’absence des demandeurs de la Colombie depuis plus de cinq ans aurait aussi fait perdre aux FARC toute motivation à les rechercher. De plus, elle a conclu que les FARC n’étaient « pas très actives » dans la région de Carthagène. Par ailleurs, la SPR a sommairement rejeté l’argument fondé sur le paragraphe 108(4) de la Loi. Elle a conclu que cette disposition pouvait s’appliquer lorsque les circonstances dans le pays d’origine avaient changé, mais qu’aucun changement de ce type n’était survenu en Colombie, puisque les FARC y sont toujours actives.

[10]  Les demandeurs ont interjeté appel à la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la CISR. La SAR a rejeté leur appel. Elle a essentiellement endossé les conclusions de la SPR relativement à la PRI. Quant au paragraphe 108(4) de la Loi, la SAR a semblé reconnaître qu’il y avait eu un changement de circonstances en Colombie à la suite de l’accord de paix de 2016. Cependant, la SAR affirme que puisque les demandeurs disposaient d’une PRI, ils n’ont jamais satisfait à la définition de réfugié selon la Convention. Ils ne peuvent donc pas réclamer la protection de l’article 108(4).

[11]  Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

II.  Analyse

[12]  Notre Cour révise les décisions de la SAR en fonction de la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 101 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a affirmé qu’une décision peut être déraisonnable si elle est « indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision ».

A.  La possibilité de refuge interne

[13]  Les demandeurs soutiennent que la conclusion de la SAR concernant la PRI sont déraisonnables, puisqu’elles ne sont pas fondées sur une analyse exhaustive de la preuve. Je suis d’accord. En confirmant les conclusions de la SPR, la SAR ne s’est fondée que sur des preuves parcellaires et a négligé d’examiner la preuve qui démontre que les demandeurs pourraient être exposés à un risque partout en Colombie malgré la conclusion des accords de paix. Elle a aussi négligé de s’interroger sur le caractère sérieux du risque auquel les demandeurs seraient exposés en cas de retour en Colombie.

(1)  Principes juridiques

[14]  La protection accordée aux réfugiés est une protection subsidiaire, c’est-à-dire qu’elle ne s’applique que lorsqu’une personne ne peut trouver protection dans le pays dont elle possède la citoyenneté : Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la p 709. Par conséquent, une personne ne peut être considérée comme un réfugié si elle est en sécurité dans certaines régions de son pays d’origine. Cette situation est appelée possibilité de refuge interne ou PRI.

[15]  Les critères permettant d’établir l’existence d’une PRI sont bien connus. Ils ont été énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) [Rasaratnam]. On les résume habituellement par les deux propositions suivantes :

  1. « la Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge » (Rasaratnam, à la p 710);

  2. « la situation dans cette partie du pays doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, de s’y réfugier » (Rasaratnam, à la p 709).

[16]  Voir également Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA); Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CA).

[17]  La solution du présent cas requiert que l’on précise la nature du fardeau qui incombe au demandeur d’asile lorsque la question de la PRI est soulevée. Puisque le concept de PRI est une composante de la définition de réfugié, le fardeau est le même. Il ne faut pas confondre le concept de prépondérance des probabilités, qui est relatif à la preuve des faits, et celui de risque sérieux, qui est à la base de la définition de réfugié. Ces deux concepts se trouvent entremêlés dans l’énoncé de la première condition de preuve d’une PRI que l’on retrouve dans l’arrêt Rasaratnam. Dans l’arrêt Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 2 RCS 593, au paragraphe 120 [Chan], la Cour suprême du Canada différencie plus clairement les deux concepts et établit le seuil applicable à chacun d’eux :

Tant l’existence d’une crainte subjective que le fondement objectif de cette crainte doivent être établis selon la prépondérance des probabilités. Dans l’arrêt Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680, la Cour d’appel fédérale a statué que, dans le contexte spécifique de la détermination du statut de réfugié, le demandeur n’est pas tenu d’établir, pour satisfaire à l’élément objectif du critère, qu’il est plus probable qu’il sera persécuté que le contraire.  Il doit cependant établir qu’il existe plus qu’une «simple possibilité» qu’il soit persécuté.  On a décrit le critère applicable comme étant l’existence d’une «possibilité raisonnable» ou, plus justement à mon avis, d’une «possibilité sérieuse».

[18]  Délimiter le champ d’application de chacun de ces concepts n’est pas une tâche facile : voir, par exemple, Alam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 4 aux paragraphes 5 à 8; Ramanathy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 511 aux paragraphes 15 à 17. Trop insister sur une preuve par prépondérance des probabilités peut avoir tendance à faire oublier qu’un demandeur d’asile n’a pas à démontrer qu’il est probable qu’il sera persécuté : Hilary Evans Cameron, Refugee Law’s Fact-Finding Crisis: Truth, Risk, and the Wrong Mistake, (Cambridge, UK: Cambridge University Press, 2018). Néanmoins, dans bon nombre de demandes d’asile, la principale question en litige est de savoir si les événements dont le demandeur allègue avoir été victime ont bel et bien eu lieu. Il n’y a pas de doute que de tels événements doivent être prouvés par prépondérance des probabilités. Par contre, lorsqu’il s’agit d’apprécier le risque qui résulte de ces faits, le critère est celui, moins exigeant, du risque sérieux.

[19]  Il n’est pas facile de formuler un critère qui permette de départager les deux concepts d’une manière qui puisse s’appliquer à l’ensemble des cas dont la CISR est saisie. Dans l’affaire Pacificador c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1050 au paragraphe 74, le juge Yves de Montigny, alors membre de notre Cour, a formulé une ligne directrice utile :

Il est de jurisprudence constante que la norme de preuve à laquelle le demandeur d’asile doit satisfaire pour démontrer que sa crainte de persécution a un fondement objectif est l’existence d’une possibilité sérieuse ou raisonnable que le demandeur d’asile soit persécuté dans l’avenir. Les faits qui fondent la demande doivent toutefois être établis selon la prépondérance des probabilités. En d’autres termes, on doit distinguer entre ce qui s’est produit dans le passé et qui doit être établi selon la norme civile de la prépondérance des probabilités et ce qu’il adviendra dans le futur, qui doit être établi selon la norme des possibilités raisonnables.

[20]  Cette distinction entre la prépondérance des probabilités et le risque sérieux fait partie des contraintes juridiques qui, selon l’arrêt Vavilov, pèsent sur les décideurs en matière d’immigration. Évidemment, les décideurs ne sont pas tenus d’élaborer sur la question dans chaque décision, surtout lorsque la question en litige porte sur l’établissement des faits particuliers au demandeur. Cependant, lorsque la situation l’exige, le décideur doit démontrer qu’il était conscient de la distinction et qu’il a appliqué la norme du risque sérieux à la question ultime, celle de la crainte fondée de persécution.

(2)  Application aux faits

[21]  La SAR a commis deux erreurs dans l’évaluation du premier critère permettant d’établir l’existence d’une PRI. Avant d’en faire la démonstration, je souligne que les faits relatifs aux menaces faites à l’égard de Mme Gomez et de M. Cajiao et à la campagne d’assassinats contre les membres de la famille de Mme Gomez ne sont pas remis en question. Il n’y a aucune question de crédibilité en l’espèce.

[22]  La première erreur consiste en une appréciation sélective de la preuve concernant la situation en Colombie depuis la signature des accords de paix : Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14, aux paragraphes 91 à 93 [Magonza]. Le dossier certifié du tribunal ne contient que deux pages extraites du cartable national de documentation concernant la Colombie (pp 166-167). Ces deux pages contiennent des renseignements généraux sur les accords de paix et sur la démobilisation des FARC. On y retrouve également une affirmation selon laquelle il existe en Colombie des groupes illégaux armés, mais qu’aucun de ceux-ci n’est actif sur l’ensemble du territoire.

[23]  C’est sur le fondement de ces renseignements que la SPR a conclu que « la FARC n’a pas la capacité de retrouver les demandeurs à Cartagena puisqu’elle n’est pas très active dans cette région ». La SPR cite également un article de journal présenté par les demandeurs, mais affirme que cet article appuie la thèse de l’absence de capacité des FARC. La SAR a intégralement endossé ces conclusions. Pourtant, les demandeurs avaient présenté trois articles provenant de sources réputées, qui démontrent que de nombreux militants des FARC poursuivent la lutte armée et que le succès des accords de paix est loin d’être assuré.

[24]  Étant donné le degré de gravité du risque invoqué par les demandeurs, la SPR et la SAR devaient effectuer un examen plus que superficiel de la preuve. Dans l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 133 à 135, la Cour suprême du Canada a affirmé que les décideurs administratifs ont une « responsabilité accrue » de justifier leurs décisions lorsque celles-ci ont des « conséquences [qui] menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu ». Les maigres éléments de preuve figurant au dossier certifié du tribunal ne permettent tout simplement pas de conclure à l’inexistence d’un risque sérieux que les demandeurs soient retrouvés par les FARC.

[25]  Je suis conforté dans mon analyse par plusieurs décisions de notre Cour, dans lesquelles mes collègues ont jugé déraisonnables des conclusions selon lesquelles une personne poursuivie par les FARC bénéficiait d’une PRI dans les régions de la Colombie qui ne sont pas contrôlées par les FARC ou qui ne le sont plus, en raison des accords de paix : Rodriguez Cabellos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 40, au paragraphe 27; Marino Ospina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 930, au paragraphe 33; Ruiz Triana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1431 [Ruiz Triana]; Losada Conde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 626. Dans cette dernière affaire, mon collègue le juge James Russell affirme, au paragraphe 81 :

La SPR paraît aussi lier les risques d’assassinat à des régions déterminées de la Colombie que les FARC contrôlent. Or, la preuve étaye plutôt l’idée qu’il n’est pas nécessaire de vivre dans l’une des régions particulières dominées par les FARC pour devenir leur victime. L’assassinat de Ramirez montre qu’on peut être tué par un agent qui n’est pas nécessairement un dissident des FARC. Il y a danger réel d’assassinat même en l’absence de contrôle territorial.

[26]  Étant donné la jurisprudence récente de notre Cour, il aurait été sage que la SAR entreprenne une évaluation plus exhaustive et plus équilibrée de l’information figurant au cartable national de documentation concernant la Colombie : Magonza, aux paragraphes 77 à 83. Comme mon collègue le juge Alan Diner le souligne dans l’affaire Ruiz Triana, au paragraphe 9 :

Pour que sa conclusion soit raisonnable, la Commission aurait dû consulter les sources crédibles qui indiquaient que des personnes et des groupes dissidents des FARC continuaient d’exercer leurs activités clandestines en Colombie.

[27]  La SAR a commis une deuxième erreur en appliquant la norme de la prépondérance des probabilités à l’ensemble des questions en litige. Ce faisant, elle a négligé d’appliquer la norme du risque sérieux à la question de la persécution à laquelle Mme Gomez serait exposée. Or, comme la Cour suprême du Canada l’a rappelé dans l’arrêt Chan, la norme du risque sérieux n’exige pas que la probabilité de réalisation du risque soit supérieure à 50 p. cent.

[28]  L’erreur commise par la SAR transparaît de l’extrait suivant des motifs de sa décision :

Après avoir examiné la preuve, je conclus que la SPR n’a pas eu tort de conclure que les membres dissidents des FARC n’ont pas la capacité ou la motivation nécessaires pour retrouver les appelants à Cartagena, selon la prépondérance des probabilités.

[29]  Or, même si elle peut dépendre de certains faits, une conclusion quant à la capacité ou à la motivation des agents de persécution relève essentiellement d’une évaluation de risque. Comme le juge de Montigny le soulignait dans l’affaire Pacificador, le décideur se tourne alors vers le futur. Les événements futurs ne sont pas des événements que l’on prouve, mais plutôt des événements que l’on craint. Cette crainte justifie l’asile même si la probabilité de réalisation de l’événement est inférieure à 50 p. cent.

[30]  En l’espèce, la preuve démontre que les FARC ont assassiné ou fait disparaître huit membres de la famille de Mme Gomez, que le dernier de ces assassinats est relativement récent et que Mme Gomez a déjà été menacée personnellement. Ces faits ne sont pas contestés. Ils sont donc prouvés par prépondérance des probabilités. Ils établissent que les FARC ont fait preuve, sur une longue période de temps, d’une motivation hors du commun à s’en prendre aux membres de la famille et de la capacité nécessaire pour mettre leurs plans à exécution. La SAR conclut pourtant que cette motivation et cette capacité seraient disparues en raison du morcellement des FARC à la suite des accords de paix et de l’absence prolongée de Mme Gomez et de M. Cajiao. Ces conclusions ne constituent pas des constatations de fait, mais plutôt une évaluation de risque.

[31]  En fait, la capacité et, surtout, la motivation des agents de persécution sont au cœur de l’évaluation de risque que la SAR doit effectuer afin d’accorder l’asile. Si l’analyse est segmentée et que ces éléments doivent être prouvés par prépondérance des probabilités, il ne reste pas grand-chose qui peut faire l’objet d’une évaluation selon le critère du risque sérieux. Au lieu de se demander si la motivation et la capacité des agents de persécution avaient été prouvées par prépondérance des probabilités, la SAR aurait dû procéder à une évaluation globale du risque auquel Mme Gomez serait exposée à son retour en Colombie et évaluer si ce risque est sérieux.

[32]  Pour illustrer cela, supposons un instant que la motivation des FARC à assassiner Mme Gomez soit évaluée à 25 p. cent. Cette motivation ne serait pas prouvée selon la prépondérance des probabilités. Néanmoins, on admettra aisément que le risque qui en découle est sérieux.

[33]  J’ajouterais que cette évaluation devrait tenir compte non seulement de la probabilité de réalisation du risque, mais aussi de sa gravité intrinsèque. Mme Gomez craint d’être la prochaine victime d’une campagne d’assassinats visant les membres de sa famille. On ne peut imaginer de risque plus grave. Il s’ensuit que la probabilité de réalisation nécessaire pour que ce risque soit considéré sérieux devrait être plus faible que pour des risques moins graves. Les remarques formulées par le juge en chef Robert Richards de la Cour d’appel de la Saskatchewan dans une affaire d’injonction peuvent être transposées à la question qui nous occupe : [traduction] « le véritable risque global d’un préjudice irréparable sera toujours fonction de deux facteurs : la probabilité que ce préjudice survienne, et son ampleur ou son importance s’il survient » : Mosaic Potash Esterhazy Limited Partnership c Potash Corporation of Saskatchewan Inc, 2011 SKCA 120, au paragraphe 59.

[34]  Par ailleurs, je peine à comprendre comment la SAR a pu se fonder sur l’absence de Mme Gomez et de M. Cajiao de la Colombie durant cinq ou six ans pour conclure que les FARC avaient perdu la motivation à s’en prendre à eux. Rappelons, à cet égard, que le frère de Mme Gomez a été enlevé en 2016, après une absence bien plus longue.

[35]  En somme, la décision de la SAR ne fait état d’aucune appréciation de la gravité du risque ni de sa probabilité de réalisation. La SAR n’a pas véritablement analysé la question centrale du caractère fondé de la crainte de persécution de Mme Gomez en fonction du seuil du risque sérieux établi par l’arrêt Chan. L’affaire doit donc être renvoyée pour nouvel examen.

B.  La disposition relative aux « raisons impérieuses »

[36]  À titre d’argument subsidiaire, les demandeurs soutiennent que le refus de la SAR d’appliquer le paragraphe 108(4) de la Loi était déraisonnable. Je suis d’accord. La SAR s’est méprise quant aux faits qui donnent ouverture à l’application de cette disposition.

(1)  Principes juridiques

[37]  L’article 108 de la Loi porte sur les situations de perte de l’asile. Le paragraphe 4 de cet article fait exception à la perte de l’asile dans les cas de « raisons impérieuses ». Ces dispositions se lisent comme suit :

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

[…]

[…]

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

[…]

[…]

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

[38]  On pourrait imaginer qu’en raison de la structure des dispositions en cause, l’exception relative aux « raisons impérieuses » ne s’applique qu’à des personnes à qui l’on a reconnu le statut de réfugié, mais qu’on cherche ensuite à priver de leur statut en raison d’un changement survenu dans leur pays d’origine à la suite de la reconnaissance de ce statut. Or, depuis l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Obstoj, [1992] 2 CF 739 (CA), il est établi que cette exception peut s’appliquer également lors de la détermination initiale du statut de réfugié, lorsqu’un changement de circonstances a eu lieu avant cette détermination.

[39]  L’arrêt Obstoj portait sur l’ancienne Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2. La Loi actuelle est structurée de manière quelque peu différente. Cependant, l’interprétation donnée dans l’arrêt Obstoj est toujours d’actualité. Voir, à titre d’exemples, les décisions Kotorri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1195; Shpati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 237 au paragraphe 6; Villegas Echeverri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 390 [Villegas Echeverri]; Lici c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1451 aux paragraphes 15 à 18; Moya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 315, [2016] 4 RCF 113; Velez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 290 [Velez]; Ravichandran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 811.

[40]  Ainsi, lorsqu’un demandeur invoque l’exception relative aux « raisons impérieuses », la SPR et la SAR devraient se poser les questions suivantes :

  1. Est-ce que le demandeur, à un moment donné dans le passé, a satisfait à la définition de réfugié ou à celle de personne à protéger, prévues aux articles 96 et 97 de la Loi?

  2. Y a-t-il eu un changement de circonstances dans le pays d’origine, qui fait que le demandeur ne satisfait plus à la définition de réfugié?

  3. Si la réponse aux deux questions précédentes est positive, est-ce que le demandeur a des « raisons impérieuses » de ne pas vouloir retourner dans son pays?

(2)  Application aux faits

[41]  Le raisonnement de la SAR quant à la question des « raisons impérieuses » semble s’être arrêté à la première de ces trois étapes. En effet, la SAR a déclaré :

… la SPR a rejeté la demande d’asile des appelants parce qu’elle a conclu que ces derniers disposaient d’une PRI en Colombie. Autrement dit, comme ils disposent d’une PRI, les appelants n’ont pas prouvé qu’ils auraient satisfait à la définition de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger, une condition préalable d’entrée en jeu de l'exception prévue au paragraphe 108(4) de la LIPR.

[42]  Or, la conclusion de la SPR relative à la PRI porte sur le présent et non sur le passé. Elle dépend entièrement de la preuve concernant les territoires contrôlés par les FARC, ou les groupes dissidents des FARC, après les accords de paix en 2016. On ne peut donc rien en déduire concernant la situation de Mme Gomez avant la conclusion des accords de paix. Il était donc déraisonnable que la SAR interrompe son analyse à ce stade.

[43]  Par ailleurs, la SAR semble admettre la présence du deuxième élément nécessaire à l’application de la disposition concernant les « raisons impérieuses », lorsqu’elle écrit : « [i]l est vrai que la situation a changé en Colombie depuis le processus de paix entamé avec les FARC en 2016 […] ».

[44]  Enfin, à première vue, et sans prétendre comparer précisément le degré d’horreur de chaque cas, la situation de Mme Gomez est susceptible de donner lieu à des « raisons impérieuses ». Dans l’affaire Villegas Echeverri, une affaire qui présente d’importantes ressemblances avec le présent cas, mon collègue le juge Paul Crampton (avant d’être nommé juge en chef) a affirmé, au paragraphe 49, que les frères de la demanderesse « avaient été victimes de persécutions dont l’intensité était, prima facie, « épouvantable » ou « atroce », puisqu’ils avaient été assassinés par les FARC ». Voir également l’affaire Velez, au paragraphe 34, pour un autre cas où des membres de la famille du demandeur ont été assassinés par les FARC, et la décision Umwizerwa c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 564, rendue dans un contexte quelque peu différent.

[45]  Il est donc nécessaire que la SAR se penche à nouveau sur l’application du paragraphe 108(4) de la Loi au cas de Mme Gomez.

III.  Conclusion

[46]  Pour ces motifs, la décision de la SAR est déraisonnable et la demande de contrôle judiciaire de Mme Gomez et celle de son fils José Luis doit être accueillie.

[47]  Quant à M. Cajiao, même si les faits qui sous-tendent sa demande d’asile sont différents, la SAR a rejeté sa demande en se fondant sur les mêmes motifs que pour Mme Gomez, à savoir l’existence d’une PRI et l’impossibilité de se prévaloir de la disposition relative aux « raisons impérieuses ». Puisque ces motifs sont déraisonnables, la demande de contrôle judiciaire de M. Cajiao doit également être accueillie.

[48]  Jeffrey, cependant, est citoyen des États-Unis. La SAR a rejeté sa demande d’asile au motif qu’il n’avait aucune crainte de persécution dans ce pays. Cette conclusion est tout à fait raisonnable et n’est d’ailleurs pas remise en question.

[49]  Les demandeurs me prient également de déclarer qu’ « il n’y a pas une possibilité de fuite interne pour quelqu’un qui est menacé par le FARC en Colombie et qu’il n’y a pas de protection de l’État efficace et effectif en Colombie [sic] ». Ce n’est pas le rôle de notre Cour d’émettre des déclarations dont la portée excède le cas dont elle est saisie. Dans la mesure où les demandeurs souhaitent que je donne une directive que la SAR sera tenue d’appliquer lorsqu’elle examinera l’affaire à nouveau, j’estime que cela n’est pas nécessaire. Lorsqu’une cour de révision annule une décision administrative, la réparation habituelle est de renvoyer l’affaire : Vavilov, au paragraphe 141; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Yansané, 2017 CAF 48 aux paragraphes 17 et 18 [Yansané]. Rien ne justifie de déroger à cette pratique en l’espèce. Néanmoins, « il va de soi qu’un tribunal administratif auquel on renvoie un dossier doit toujours tenir compte de la décision et des conclusions de la cour de révision, à moins que de nouveaux faits ne puissent justifier une analyse différente » : Yansané, au paragraphe 25.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7094-19

LA COUR STATUE que :

1.  L’intitulé est modifié pour que le nom de l’intimé se lise « Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ».

2.  La demande de contrôle judiciaire est accueillie quant aux demandeurs Liliana Gomez Dominguez, José Luis Dominguez et Albeiro Cajiao Carvajal.

3.  La décision rendue par la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 16 octobre 2019 est annulée à l’égard de ces trois demandeurs.

4.  L’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’une nouvelle décision soit rendue à l’égard de ces trois demandeurs.

5.  La demande de contrôle judiciaire est rejetée quant au demandeur Jeffrey Martinez Gomez.

6.  Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-7094-19

INTITULÉ :

LILIANA GOMEZ DOMINGUEZ, JOSÉ LUIS GOMEZ, JEFFREY MARTINEZ GOMEZ, ALBEIRO CAJIAO CARVAJAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (oNTARIO) ET Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 novembre 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 27 novembre 2020

COMPARUTIONS :

Stewart Istvanffy

Pour les demandeurs

 

Isabelle Brochu

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Istvanffy

Avocat

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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