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Date : 20201211


Dossier : IMM‑5304‑19

Référence : 2020 CF 1148

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 décembre 2020

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

AHMED ABDALMOTLIB ABDALHAFIZ IBRAHIM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, Ahmed Abdalmotlib Abdalhafiz Ibrahim, sollicite l’annulation de la décision de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) qui a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle il n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  M. Ibrahim est un citoyen soudanais et membre de l’une des plus importantes tribus nubiennes du nord du Soudan—les Mahas. Il craint d’être persécuté en raison de son ethnicité et de son activisme politique et proteste contre le mauvais traitement des Nubiens par le gouvernement soudanais.

[3]  M. Ibrahim allègue qu’il a quitté le Soudan en mars 2012 pour aller travailler en Arabie saoudite comme serviteur d’un prince saoudien. En 2015, il a quitté ce pays pour se mettre au service d’un prince saoudien aux États‑Unis (les É.‑U.), et prétend avoir été violenté et maltraité par son employeur. Comme il ne pouvait pas retourner en Arabie saoudite et qu’il craignait d’être renvoyé au Soudan, il a présenté une demande d’asile aux États‑Unis en mai 2016. Cependant, craignant les politiques américaines visant les immigrants et les demandeurs d’asile, M. Ibrahim n’a pas attendu l’issue de sa demande d’asile américaine; il s’est plutôt rendu au Canada en mai 2017 où il a demandé l’asile.

[4]  La SPR a rejeté la demande d’asile de M. Ibrahim. La crédibilité était l’enjeu déterminant. La SPR a conclu qu’il n’avait pas pu justifier un certain nombre de contradictions et d’omissions graves dans son récit, et elle a conclu qu’il n’avait pas établi que les autorités soudanaises l’avaient pris pour cible en raison de son activisme politique.

[5]  En appel devant la SAR, M. Ibrahim a tenté d’introduire une nouvelle preuve et sollicité une audience. La SAR a admis certains éléments de preuve : une plainte présentée au Barreau du Québec (le Barreau) contre son ancien avocat, un affidavit daté du 12 juin 2018 qui explique les disparités dans ses documents et son témoignage, et le rapport d’un psychothérapeute. La SAR a toutefois refusé de tenir une audience.

[6]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, M. Ibrahim fait valoir que la nouvelle preuve admise en appel établissait que l’incompétence de son ancien avocat, les erreurs de traduction commises durant l’audience de la SPR et sa vulnérabilité due à une maladie mentale ont amené la SPR à douter à tort de sa crédibilité. Il fait valoir que le refus de la SAR de tenir une audience était déraisonnable et que sa décision devrait être infirmée pour ce motif. Aussi, il soutient que la nouvelle preuve démontrait qu’il aurait dû se voir accorder des mesures d’adaptation procédurale à l’audience de la SPR. Comme elle n’a pas accordé le poids qui convenait à la preuve nouvellement admise et qu’elle n’a pas évalué correctement comment cette preuve affectait les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité, M. Ibrahim soutient que la SAR a commis l’erreur de conclure qu’il n’avait pas été privé d’équité procédurale et de justice naturelle. Enfin, M. Ibrahim soutient aussi qu’eu égard à la nouvelle preuve, la décision de la SAR confirmant la conclusion de la SPR selon laquelle il n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger était déraisonnable.

[7]  M. Ibrahim n’ayant établi aucune erreur susceptible de contrôle commise par la SAR, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[8]  Les questions soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :

  1. La SAR a‑t‑elle eu tort de refuser de tenir une audience?

  2. La SAR a‑t‑elle eu tort de conclure que M. Ibrahim n’avait pas été privé d’équité procédurale ou de justice naturelle devant la SPR?

  3. La SAR a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle M. Ibrahim n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger?

[9]  Quant à la première question, M. Ibrahim soutient que le refus de la SAR de tenir une audience aux termes du paragraphe 110(6) de la LIPR doit être soumis à la norme de contrôle de la décision raisonnable, et je suis d’accord. Cette norme est présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives, y compris à l’interprétation par la SAR de sa loi constitutive : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au para 25; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 [Singh], aux para 23 et 29.

[10]  De même, la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique à la troisième question.

[11]  La deuxième question concerne la conclusion de la SAR selon laquelle M. Ibrahim n’a pas été privé d’équité procédurale ou de justice naturelle devant la SPR. M. Ibrahim fait valoir que cette question est soumise à la norme de la décision correcte. Même si je crois que c’est la norme de la décision raisonnable qui trouve à s’appliquer, ma conclusion à cet égard est sans rapport avec la norme de contrôle qu’il convient de retenir puisque j’estime que la conclusion de la SAR était à la fois raisonnable et correcte. Néanmoins, j’expliquerai pourquoi j’estime que cette deuxième question doit être soumise à la norme de la décision raisonnable.

[12]  M. Ibrahim n’allègue pas un manquement à la justice naturelle ou à l’équité procédurale par la SAR. Il soulevait plutôt dans son appel devant cette dernière des questions d’équité procédurale et de justice naturelle qui s’étaient posées devant la SPR, et c’est la conclusion que la SAR a tirée à l’égard de ces questions que M. Ibrahim demande à notre Cour de soumettre à un contrôle judiciaire.

[13]  Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond, elle doit partir de la présomption que la norme de contrôle applicable à l’égard de tous les aspects de cette décision est celle de la décision raisonnable : Vavilov, aux para 23 et 25. La présomption n’est réfutée que si le législateur prévoit l’application d’une norme différente (en prescrivant une norme dans la loi ou un droit d’appel de la décision du tribunal devant une cour de justice) ou lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte (c.‑à‑d. pour les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs) : Vavilov, aux para 33 et 53. Aucune de ces exceptions n’est applicable en l’espèce.

[14]  Avant l’arrêt Vavilov, notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont conclu dans un certain nombre de décisions que la norme de la décision raisonnable trouvait parfois à s’appliquer lorsque la SAR s’intéressait à des considérations d’équité procédurale ou de justice naturelle : Singh, aux para 23 et 29; Abuzeid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 34 [Abuzeid], au para 12; Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2018 CF 1103 [Brown]; Atim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 695, au para 31. Par exemple, dans Abuzeid, la juge Gleeson déclarait aux paragraphes 11 à 12 (renvois omis) :

Dans le présent dossier, la Cour est appelée à examiner une conclusion de la Section d’appel des réfugiés sur une question de compétence de l’avocat, et non à examiner de novo la demande initiale. Mme Abuzeid n’allègue pas que la Section d’appel des réfugiés a agi de manière inéquitable, ou qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale ou déni de justice naturelle dans l’instance devant la Section d’appel des réfugiés […]

[…] La Cour est appelée à réviser une décision de la Section d’appel des réfugiés, dans laquelle la Section d’appel des réfugiés, dans l’exercice de sa compétence et de son pouvoir, a conclu que « la preuve ne permet pas de conclure que le conseil a représenté l’appelante de façon incompétente dans le cadre de sa demande d’asile et que la demande d’asile a été rejetée pour cette raison ». À mon avis, il s’agissait d’une décision mixte de fait et de droit, qui devait être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable.

[15]  De même, dans Brown, le juge Norris a conclu que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’appliquait au refus par la SAR de rouvrir un appel fondé sur le non‑respect d’un principe de justice naturelle, ce qui soulève généralement une question mixte de fait et de droit laquelle commande la norme en question (Brown, aux para 24‑25).

[16]  D’autres décisions de notre Cour avant l’arrêt Vavilov ont appliqué la norme de la décision correcte au contrôle de décisions de la SAR rendues à l’égard de prétendus manquements à l’équité procédurale, lorsqu’elle a conclu par exemple que la conduite de la SPR ne suscitait pas une crainte raisonnable de partialité : Eshetie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1036, au para 23; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1061, au para 12.

[17]  La jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov doit être examinée à la lumière du cadre révisé quant à l’analyse de la norme de contrôle et à l’éclaircissement de l’application appropriée de la norme de la décision raisonnable : Vavilov, au paragraphe 143. La Cour qui cherche à arrêter la norme de contrôle applicable dans une affaire dont elle est saisie devrait d’abord s’en remettre aux motifs de l’arrêt Vavilov pour savoir comment s’applique ce cadre dans l’affaire en question : Vavilov, au para 143. Cette démarche m’amène à conclure que la deuxième question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire devrait être soumise à la norme de la décision raisonnable.

[18]  En ce qui concerne les directives formulées quant aux modalités du contrôle selon cette norme, l’arrêt Vavilov affirme que l’éventail des issues raisonnables variera selon le contexte. La méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable décrite dans l’arrêt Vavilov reconnaît que ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen : Vavilov, au para 90. De la même manière que le contexte pourrait n’autoriser qu’une seule interprétation raisonnable à l’égard d’une disposition législative (Vavilov, au para 124), il peut considérablement restreindre la portée d’une question d’équité procédurale et de justice naturelle tranchée par la SAR, n’autorisant peut‑être qu’une seule issue raisonnable. Cependant, il n’est pas nécessaire de se lancer dans une telle analyse, car même en présumant qu’il n’existe qu’une seule issue raisonnable à l’égard de la deuxième question, je ne vois aucune erreur dans la décision de la SAR ou dans les motifs qui l’appuient.

III.  Analyse

A.  Question 1 : La SAR a‑t‑elle eu tort de refuser de tenir une audience?

[19]  En appel devant la SAR, M. Ibrahim a voulu présenter une nouvelle preuve pour démontrer que les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité étaient lacunaires. La SAR a admis une plainte adressée au Barreau contre l’ancien avocat de M. Ibrahim, un affidavit daté du 12 juin 2018 qui explique certaines des omissions et contradictions relevées dans ses documents et son témoignage ainsi que le rapport d’un psychothérapeute.

[20]  M. Ibrahim a également sollicité une audience devant la SAR aux termes du paragraphe 110(6) de la LIPR. En général, la SAR procède sans tenir d’audience : paragraphe 110(3) de la LIPR. Cependant, aux termes du paragraphe 110(6), il lui est loisible de tenir une audience si la nouvelle preuve : a) soulève une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur; b) est essentielle pour la prise de la décision relative à la demande d’asile; et c) à supposer qu’elle soit admise, justifierait que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas (Singh, au para 71). La SAR a refusé de tenir une audience au motif que la nouvelle preuve, à supposer qu’elle soit admise, ne justifierait pas que la demande d’asile de M. Ibrahim soit accordée ou refusée.

[21]  M. Ibrahim fait valoir que cette conclusion était déraisonnable pour deux raisons.

[22]  Premièrement, il soutient que la SAR n’a fait que formuler une conclusion selon laquelle la nouvelle preuve ne justifiait pas d’accorder ou de refuser sa demande d’asile, sans effectuer la moindre analyse. À mon avis, cet argument est infondé. Même si la SAR n’a pas repris son analyse de la preuve nouvellement admise dans sa discussion sur la demande d’audience, l’analyse de la nouvelle preuve est convenablement expliquée dans ses motifs.

[23]  Deuxièmement, M. Ibrahim soutient que la SAR n’a pas adéquatement examiné la nouvelle preuve, n’a pas analysé l’incidence sur sa crédibilité, et a déraisonnablement accordé peu de poids aux documents nouvellement admis. Il affirme que la nouvelle preuve soulevait de graves questions quant aux conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité ‑ la question déterminante dont elle était saisie ‑ et qu’une évaluation adéquate aurait dû amener la SAR à conclure que la nouvelle preuve remplissait les exigences du paragraphe 110(6).

[24]  Je ne puis accepter que la SAR ait commis une erreur dans son analyse de la nouvelle preuve, pour les motifs évoqués ci‑après à l’égard de la deuxième question. De plus, je ne suis pas convaincue que la nouvelle preuve aurait justifié d’accorder la demande d’asile de M. Ibrahim. La SPR a conclu qu’il n’était pas crédible en raison de graves omissions dans ses documents, et de comptes rendus contradictoires de ses activités politiques et de sa persécution au Soudan. Durant l’audience de la SPR, M. Ibrahim a rapporté des événements qui ne figuraient ni dans sa demande d’asile américaine ni dans le formulaire de demande d’asile qu’il a rempli à son entrée au Canada ni dans l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) qui a été modifié à deux reprises dans les semaines ayant précédé l’audience. La SPR lui a donné la possibilité d’expliquer les omissions, et n’a pas accepté ses explications déraisonnables, estimant que son témoignage était laborieux, qu’il manquait de spontanéité, et qu’il était marqué par de graves contradictions allant au cœur de sa demande d’asile. Ces contradictions concernaient notamment le moment où M. Ibrahim et les membres de sa famille ont été arrêtés pour activisme politique, la durée de leur détention, la date à laquelle M. Ibrahim a été expulsé de l’école en représailles de son activisme, la raison pour laquelle il a quitté le Soudan pour l’Arabie saoudite et la question de savoir s’il était retourné au Soudan après avoir déménagé en Arabie saoudite. La SPR a demandé à M. Ibrahim d’expliquer les contractions, mais n’a pas été satisfaite par les explications. Elle a donc conclu qu’il n’avait pas pu justifier un certain nombre de contradictions et omissions graves dans son récit, et qu’il n’avait pas établi que les autorités soudanaises l’avaient pris pour cible en raison de son activisme politique ou que ses droits fondamentaux avaient été violés.

[25]  La SAR a effectué sa propre analyse indépendante du dossier d’appel, écouté l’enregistrement du témoignage de M. Ibrahim à l’audience, et conclu qu’il était « absolument impossible de juger que le témoignage de l’appelant rendu devant la SPR a été cohérent et plausible ». Ayant examiné le dossier, je suis d’avis que la SAR n’a pas eu tort de tirer cette conclusion. Comme je le déclarais plus tôt, la SAR ne peut tenir d’audience que si les trois conditions prévues au paragraphe 110(6) sont remplies. La preuve nouvellement admise en appel ne comblait pas les lacunes relevées dans le témoignage de M. Ibrahim et dans la preuve documentaire soumise à la SPR, et il était loisible à la SAR de conclure que cette nouvelle preuve ne justifierait pas d’accorder ou de rejeter la demande d’asile : Singh, au para 71. Par conséquent, la SAR n’a pas eu tort de refuser de tenir une audience.

B.  Question 2 : La SAR a‑t‑elle eu tort de conclure que M. Ibrahim n’avait pas été privé d’équité procédurale ou de justice naturelle devant la SPR?

(1)  Incompétence alléguée de l’avocat

[26]  M. Ibrahim fait valoir qu’il a été privé d’équité procédurale devant la SPR, car son droit d’être entendu a été compromis par l’incompétence de son ancien avocat. Il affirme que la SAR n’a pas dûment considéré ou analysé les critiques adressées à ce dernier et qu’elle a donc eu tort de conclure qu’il n’avait pas été privé d’équité procédurale devant la SPR.

[27]  D’après M. Ibrahim, sa plainte déposée devant le Barreau et son affidavit du 12 juin 2018 démontrent que les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité découlaient de la représentation incompétente de son ancien avocat. Par exemple, il avait indiqué à ce dernier que les documents relatifs à sa demande d’asile américaine contenaient des erreurs, mais l’avocat lui a répondu qu’il devait présenter la même demande dans les deux pays. M. Ibrahim avait également soulevé des problèmes de traduction durant une pause à l’audience, mais l’avocat n’a rien fait parce qu’il était [traduction] « trop tard », l’audience ayant débuté deux heures plus tôt. En raison de ces problèmes, M. Ibrahim soutient que la SPR a conclu erronément qu’il manquait de crédibilité.

[28]  M. Ibrahim soutient également que la SAR n’a pas convenablement examiné les allégations d’incompétence décrites dans son affidavit du 12 juin 2018, lesquelles ne figuraient pas dans sa plainte initiale adressée au Barreau. M. Ibrahim soutient que ces allégations additionnelles étaient [traduction] « irréfutées » étant donné que la réponse déposée par son avocat auprès de la SAR en 2019 reprenait largement celle du 25 mai 2018 déposée à l’égard de la plainte présentée par M. Ibrahim devant le Barreau, et qu’elle ne pouvait donc pas avoir abordé les allégations contenues dans son affidavit subséquent du 12 juin 2018.

[29]  Pour établir un manquement à l’équité procédurale découlant d’une représentation incompétente, le demandeur doit remplir les exigences du critère suivant en trois volets (Yang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1189, au para 16; Abuzeid, au para 21) :

  1. les actes ou omissions allégués du représentant relèvent de l’incompétence;

  2. il y a eu déni de justice dans le sens où, n’eût été la conduite alléguée, il existe une probabilité raisonnable que l’issue de l’audience initiale ait été différente;

  3. le représentant a été avisé et a bénéficié d’une occasion raisonnable de répondre.

[30]  Le critère à remplir pour établir l’incompétence d’un conseil est strict. La partie qui allègue l’incompétence doit établir qu’elle a subi un préjudice important découlant des actions ou omissions du conseil incompétent et qu’il est raisonnablement probable que, n’eût été les erreurs commises par le conseil par manque de professionnalisme, l’issue de l’instance aurait été différente : Jeffrey c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 605, au para 9.

[31]  Je ne suis pas convaincue que la SAR ait commis l’erreur de ne pas avoir adéquatement examiné ou analysé les allégations visant l’ancien avocat de M. Ibrahim, y compris celles ayant été inexactement décrites comme étant [traduction] « irréfutées ». La SAR a examiné les allégations exposées en détail dans la plainte du Barreau et dans l’affidavit du 12 juin 2018. Elle a également examiné la réponse de l’ancien avocat, et le rejet par le Barreau de la plainte de M. Ibrahim. La SAR a même accepté et examiné la réplique tardive de M. Ibrahim, qui reprochait à son ancien avocat de ne pas avoir répondu aux allégations contenues dans son affidavit du 12 juin 2018 ‑ un argument que M. Ibrahim reprend devant notre Cour. Ayant examiné la preuve documentaire, la SAR a noté en particulier que l’ancien avocat niait catégoriquement toutes les allégations qui lui étaient reprochées, et a conclu que sa réponse réfutait plusieurs reproches contenus dans la plainte de M. Ibrahim, dans son affidavit du 12 juin 2018 et dans son mémoire présenté à la SAR.

[32]  Bien que les motifs de la SAR n’abordent pas précisément le conseil prétendument erroné de l’ancien avocat quant à la présentation du même exposé circonstancié dans les demandes d’asile canadienne et américaine, rien ne justifie de conclure que cette allégation a été ignorée, la SAR ayant adéquatement examiné la preuve figurant dans le dossier soumis à la SPR et déposée en appel. Selon ce qu’indique vaguement l’affidavit du 12 juin 2018 de M. Ibrahim, ce dernier a expliqué à son ancien avocat que la demande d’asile américaine contenait des erreurs, mais il s’est fait dire qu’il ne pouvait changer l’exposé circonstancié. L’affidavit de M. Ibrahim ne précise pas les erreurs qu’il a portées à l’attention de l’avocat ni à quel moment il l’a fait. Devant notre Cour, il offre pour la première fois des détails et des explications supplémentaires, en ce qui touche par exemple l’erreur liée à la période de détention de 17 jours décrite dans la demande d’asile américaine et dans son formulaire FDA initial; cependant, cela équivaut à une tentative de compléter le dossier, et il serait inapproprié d’en tenir compte dans un contrôle judiciaire. De toute façon, M. Ibrahim a modifié l’exposé circonstancié de son FDA pour faire passer la période de détention de 17 à 7 jours avant l’audience de la SPR, et la durée de la détention n’était pas la seule disparité relevée entre ses formulaires FDA initial et modifié et sa demande d’asile américaine. M. Ibrahim n’a pas établi que les disparités découlaient de l’incompétence de son ancien avocat.

[33]  Quant au défaut allégué de son ancien avocat d’aborder les problèmes de traduction, la SAR a écouté l’enregistrement de l’audience de la SPR, et raisonnablement conclu que l’ancien avocat était intervenu plusieurs fois pour aider M. Ibrahim à donner des réponses plus satisfaisantes aux questions de la SPR et pour l’empêcher de saper sa propre crédibilité. De plus, la SAR a conclu que les erreurs de traduction alléguées n’étaient pas étayées par la preuve. La SAR a rejeté l’argument de M. Ibrahim selon lequel il n’avait pas pu établir des erreurs de traduction parce que son témoignage était inaudible, et conclu qu’il aurait pu relever de telles erreurs à partir de l’enregistrement. La SAR n’a pas eu tort de conclure que la preuve n’établissait pas que des problèmes de traduction étaient survenus durant l’audience de la SPR.

[34]  En résumé, après avoir lu les documents et effectué sa propre analyse, la SAR a conclu que M. Ibrahim n’avait pas établi que son ancien avocat avait agi avec incompétence. J’ai également examiné les arguments soumis par M. Ibrahim en l’espèce et j’ai examiné le dossier. À mon avis, la conclusion de la SAR était correcte. M. Ibrahim n’a pas démontré que son ancien avocat a agi avec incompétence, et il n’a pas satisfait à la première partie du critère en trois volets.

(2)  Rapport du psychothérapeute

[35]  M. Ibrahim soutient que la SAR a conclu incorrectement que son comportement durant l’audience ne laissait guère penser qu’il devrait être qualifié de personne vulnérable, et qu’elle a eu tort de ne pas examiner en quoi sa vulnérabilité compromettait sa capacité à expliquer adéquatement ses expériences. M. Ibrahim soutient que l’issue devant la SPR aurait probablement été différente si des mesures d’adaptation appropriées lui avaient été consenties.

[36]  D’après M. Ibrahim, la SAR n’a pas convenablement examiné le rapport du psychothérapeute démontrant que ses problèmes de santé mentale étaient la cause première de sa confusion et de son incapacité à se souvenir des dates, des noms et des lieux, lesquelles ont amené la SPR à tirer des conclusions défavorables en matière de crédibilité, et que des mesures d’adaptation procédurale auraient probablement donné un autre résultat. M. Ibrahim laisse entendre qu’il a pu relater les événements de persécution avec cohérence dans l’environnement moins stressant du cabinet de son psychothérapeute, avec l’aide d’un interprète compétent et d’une manière qui corroborait son compte rendu de persécutions antérieures et démontrait sa crédibilité.

[37]  Je ne suis pas convaincue que la SAR ait commis une erreur lorsqu’elle a examiné le rapport du psychothérapeute. Elle a conclu à juste titre que M. Ibrahim n’avait pas présenté de rapport psychologique à l’appui de sa demande devant la SPR, et dans le rapport subséquent qui lui a été fourni, le psychothérapeute n’affirmait pas que M. Ibrahim aurait dû se voir accorder des mesures d’adaptation procédurale à l’audience de la SPR. Il ressort de l’examen du rapport que la recommandation du psychothérapeute quant aux mesures d’adaptation concernait l’audience éventuelle devant la SAR, et non celle devant la SPR. Le psychothérapeute n’avait d’ailleurs aucune raison d’estimer que des problèmes de santé mentale étaient à l’origine de la confusion de M. Ibrahim et le rendaient incapable de se souvenir des dates, des noms et des lieux devant la SPR ou que des mesures d’adaptation procédurale auraient probablement eu une incidence sur l’issue. Le rapport ne mentionne pas que le psychothérapeute a lu la transcription ou écouté l’enregistrement audio de l’audience devant la SPR. Par ailleurs, le rapport ne fournit aucun avis qui aurait aidé la SAR à examiner les procédures suivies par la SPR, comme des renseignements sur le type de mesures d’adaptation qui auraient aidé M. Ibrahim ou en quoi de telles mesures lui auraient été alors bénéfiques.

[38]  Le récit raconté au psychothérapeute ne démontre pas que M. Ibrahim a pu corroborer de manière crédible son compte rendu de persécution dans un environnement moins stressant. En fait, le récit fourni au psychothérapeute introduit davantage de contradictions. M. Ibrahim soutient que le rapport explique pourquoi il est retourné au Soudan en 2014 malgré le fait qu’il avait quitté ce pays en 2012 en raison de graves menaces à sa vie ‑ la raison étant liée à la maladie mortelle de son père. Cependant, M. Ibrahim n’a mentionné cette maladie dans aucun document ou témoignage précédent. Par ailleurs, il a déclaré au psychothérapeute que son père est tombé malade [traduction] « en septembre 2014 », et qu’en apprenant qu’il était atteint d’une maladie mortelle et qu’il risquait de ne plus le revoir, il s’est rendu au Soudan puis qu’il a été [traduction] « subséquemment » arrêté pendant sept jours en raison de sa participation à des manifestations de jeunes contre le gouvernement organisées dans son quartier. Cependant, les exposés circonstanciés, initial et modifié, contenus dans le FDA de M. Ibrahim indiquent qu’il est retourné au Soudan le 1er août 2014, et qu’il y a été arrêté le 1er septembre suivant. Les deux événements sont remis en question si, comme il l’a apparemment déclaré à son psychothérapeute, son père est tombé malade [traduction] « en septembre 2014 » et qu’il est retourné au Soudan après avoir appris la nouvelle.

[39]  Par conséquent, je ne relève aucune erreur dans la conclusion de la SAR portant que M. Ibrahim n’a pas établi que la décision de la SPR aurait été différente si des mesures d’adaptation procédurale avaient été formellement adoptées.

[40]  Enfin, la SAR n’a pas eu tort de conclure que l’audience a été menée avec beaucoup de sensibilité malgré l’absence de mesures d’adaptation procédurale formelles. La SAR a noté que M. Ibrahim n’a pas précisé quelles mesures de ce type auraient dû être adoptées par la SPR. En l’absence de la moindre directive, la SAR a néanmoins écouté l’enregistrement de l’audience, considéré les Directives no 8 du président : Procédures concernant les personnes vulnérables qui comparaissent devant la CISR [Directives concernant les personnes vulnérables] et déterminé que le commissaire de la SPR et l’ancien avocat de M. Ibrahim s’étaient montrés respectueux et délicats. La SAR a conclu que les questions posées à M. Ibrahim tenaient compte de ses difficultés à présenter son témoignage, et a fourni des exemples illustrant les directives fournies par le commissaire de la SPR et l’ancien avocat pour aider M. Ibrahim à expliquer les disparités et les problèmes dans la preuve concernant : ses associations et les organisations dont il était membre, la persécution de son père au Soudan, les motifs pour lesquels il est retourné au Soudan en 2014 alors qu’il possédait un permis de résidence en Arabie saoudite, les différences entre les exposés circonstanciés contenus dans la demande d’asile américaine et la demande d’asile canadienne, et le défaut de M. Ibrahim de mentionner les menaces proférées contre sa famille depuis son départ du Soudan.

[41]  À mon avis, la SAR a correctement conclu que M. Ibrahim n’avait pas été privé d’équité procédurale ou de justice naturelle devant la SPR.

C.  Question 3 : La SAR a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle M. Ibrahim n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger?

[42]  M. Ibrahim fait valoir que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle il n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, malgré l’admission de la nouvelle preuve. Pour tous les motifs susmentionnés, M. Ibrahim n’a pas démontré que la décision de la SAR de rejeter l’appel et de confirmer la conclusion de la SPR était déraisonnable. S’appuyant sur son analyse indépendante du dossier, la SAR n’a pas eu tort de conclure qu’il était « absolument impossible de juger que le témoignage de l’appelant rendu devant la SPR a été cohérent et plausible ».

IV.  Conclusion

[43]  Je conclus que M. Ibrahim n’a pas établi la moindre erreur susceptible de contrôle commise par la SAR. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[44]  Aucune partie n’a soulevé de question à certifier, et aucune ne se pose.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5304‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5304‑19

 

INTITULÉ :

AHMED ABDALMOTLIB ABDALHAFIZ IBRAHIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE – TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 juillet 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 décembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Jacqueline Ozor

 

pour le demandeur

 

Nadine Silverman

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Ville Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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