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Date : 20201209


Dossier : IMM‑6344‑19

Référence : 2020 CF 1132

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 9 décembre 2020

En présence de monsieur le juge A.D. Little

ENTRE :

DHUSHANDI GANDHI

(alias GANDHI, DHUSHANDH)

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Gandhi, est un citoyen sri-lankais qui est arrivé au Canada à bord du navire Sun Sea. Il a demandé l’asile au Canada, invoquant sa crainte des autorités du Sri Lanka et des Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (TLET).

[2] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile de M. Gandhi en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). M. Gandhi a alors présenté une demande d’examen des risques avant le renvoi (ERAR) en vertu de l’article 112 de la LIPR. Un agent principal (l’agent ou l’agent chargé de l’ERAR) a rejeté cette demande dans une décision datée du 3 septembre 2019.

[3] M. Gandhi sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de l’agent chargé de l’ERAR et demande à la Cour d’annuler cette décision et de renvoyer sa demande à un autre agent pour nouvel examen.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent était raisonnable. La demande est par conséquent rejetée.

I. Faits à l’origine de la demande

A. Genèse de l’instance

[5] M. Gandhi est un hindou et un Tamoul originaire de Kandy, au Sri Lanka. Il affirme qu’il s’est enfui du Sri Lanka parce qu’il estimait que sa vie était menacée par les forces de sécurité sri‑lankaises et par des groupes paramilitaires.

[6] Avec des centaines d’autres individus provenant du Sri Lanka, M. Gandhi est arrivé au Canada en août 2010 à bord du Sun Sea. Il a demandé l’asile au motif qu’il craignait d’être persécuté du fait de [traduction] « sa race, sa religion, des opinions politiques qu’on lui impute et de son appartenance à un groupe social, en l’occurrence les personnes qui sont présentement persécutées au Sri Lanka sans aucune protection de l’État ».

[7] En plus de demander l’asile, M. Gandhi a offert son aide à l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) et à la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) à titre d’interprète. M. Gandhi parle couramment l’anglais.

[8] La SPR a instruit sa demande d’asile le 30 août 2012. Dans une décision rendue le 7 janvier 2013, la SPR a conclu qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR. Le demandeur a saisi notre Cour d’une demande de contrôle judiciaire dont il a été débouté.

[9] M. Gandhi a alors déposé une demande d’ERAR le 27 juin 2016.

B. La demande d’ERAR

[10] Ainsi que le juge Diner l’explique dans le jugement Valencia Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1, l’examen des risques avant le renvoi, que l’on appelle communément ERAR, est la dernière évaluation officielle des risques dont font l’objet les personnes admissibles avant leur renvoi du Canada. Conformément aux obligations imposées au Canada par le droit international, le processus d’ERAR vise à s’assurer que ces personnes ne sont pas renvoyées dans un pays où leur vie serait en danger ou dans un endroit où elles risqueraient d’être persécutées, torturées ou de subir d’autres traitements ou peines cruels et inusités (Valencia Martinez, au para 1; Revell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262 (le juge de Montigny), au para 11).

[11] L’ERAR vise à déterminer si le degré de risque ou la nature du risque auxquels serait exposé le demandeur s’il est renvoyé dans son pays d’origine ont changé, à la suite de l’évolution de la situation du pays en cause ou de nouveaux éléments de preuve mis en lumière depuis la décision rendue par la SPR. L’ERAR reconnaît que le principe du non-refoulement reconnu en droit international — qui interdit de renvoyer des réfugiés vers un territoire où ils risquent d’être victimes de violations des droits de la personne — est prospectif et qu’en raison du délai qui s’écoule entre la décision et le renvoi, un deuxième examen de la situation dans le pays en cause peut, dans certains cas, s’avérer nécessaire pour déterminer si la situation a évolué ou si de nouveaux risques se sont manifestés (Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223 (le juge Rennie), aux para 4 et 116).

[12] La demande d’ERAR présentée par un demandeur d’asile débouté ne constitue ni un appel ni un réexamen de la décision par laquelle la SPR a rejeté sa demande d’asile. Néanmoins, une demande d’ERAR peut nécessiter l’examen de quelques‑uns ou de la totalité des mêmes points de fait ou de droit qu’une demande d’asile (Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 (la juge Sharlow), au para 12). En raison du risque de multiplication des éléments de preuve et des observations présentées par l’auteur d’une demande fondée sur les articles 96 et 97 de la LIPR ou d’une demande d’ERAR présentée en vertu de l’article 112, l’alinéa 113a) de la LIPR limite les nouvelles preuves qui peuvent être présentées à l’agent chargé de l’ERAR. Ces nouvelles preuves doivent être crédibles, pertinentes, nouvelles et substantielles au regard de la demande d’ERAR (Raza, aux para 12 à 15). En ce qui concerne le caractère substantiel de la nouvelle preuve, celle‑ci doit être d’une telle importance qu’elle aurait permis à la SRP de tirer une conclusion différente. L’agent chargé de l’ERAR doit faire preuve de déférence à l’égard de la décision défavorable rendue par la SPR et ne peut y déroger que s’il existe une situation différente ou un risque nouveau (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Singh, 2016 CAF 96, [2016] 4 RCF 230 (le juge de Montigny), au para 47).

C. Nouveaux risques et nouveaux éléments de preuve invoqués par le demandeur dans sa demande d’ERAR

[13] Par lettre datée du 20 juillet 2016, l’avocat du demandeur a mentionné trois nouveaux risques qui s’étaient manifestés après le refus, en janvier 2013, de la demande d’asile du demandeur : (i) M. Gandhi craignait d’être agressé et tué par les familles et les proches d’autres passagers se trouvant à bord du Sun Sea qui l’accusaient de communiquer à la GRC et à l’ASFC des renseignements sur des passagers qui étaient membres des TLET; (ii) M. Gandhi craignait d’être agressé et tué par les familles et les proches des quatre personnes qui avaient été accusées en Colombie-Britannique d’avoir organisé l’entrée illégale de personnes à bord du Sun Sea. Il avait été assigné à témoigner comme témoin à charge au procès de ces individus en Colombie‑Britannique; (iii) M. Gandhi craignait que, s’il était renvoyé au Sri Lanka, il serait détenu et torturé par le gouvernement sri-lankais parce qu’il faisait partie des passagers du Sun Sea et qu’il serait accusé d’être lui-même un membre ou un partisan des TLET.

[14] Dans sa lettre du 20 juin 2016, l’avocat du demandeur mentionnait des éléments de preuve documentaires tendant à démontrer que les Tamouls sont exposés à des dangers réels s’ils retournent au Sri Lanka, comme en témoignaient notamment des rapports faisant état de passagers du Sun Sea qui avaient été détenus et torturés, de rapports signalant que des Tamouls faisant partie de la minorité au Sri Lanka étaient torturés par la police et l’armée et de rapports suivant lesquels des personnes accusées d’avoir des liens avec les TLET étaient détenues et torturées. L’avocat a affirmé que M. Gandhi ne recevrait aucune protection contre ces risques de la part de l’État sri-lankais.

[15] On trouve également au dossier l’affidavit souscrit par M. Gandhi le 18 juillet 2016 à l’appui de sa demande d’ERAR. Cet affidavit compte huit paragraphes. Dans son affidavit, M. Gandhi relate qu’il a été convoqué pour servir de témoin à charge dans le cadre d’un procès criminel à Vancouver visant d’autres passagers tamouls se trouvant à bord du Sun Sea accusés d’avoir organisé l’entrée illégale de personnes. Il avait reçu signification d’une sommation lui enjoignant de comparaître à un procès prévu pour septembre 2016. La preuve ne révèle cependant pas s’il a effectivement témoigné pour le ministère public.

[16] M. Gandhi explique également dans son affidavit qu’à la suite de la décision de la SPR :

  • il avait reçu [traduction] « des menaces et des avertissements qui lui étaient personnellement adressés de la part d’autres passagers » qui l’accusaient de communiquer à l’ASFC et à la GRC des renseignements sur des passagers se trouvant à bord du Sun Seaqui étaient membres des TLET. Son affidavit ne fournissait aucun autre détail sur ces « menaces et avertissements qui lui étaient personnellement adressés »;

  • en 2012, [traduction] « après la décision relative à ma demande d’asile », des gens qui se trouvaient au Sri Lanka ont parlé à deux reprises à sa mère au téléphone. Ils lui ont dit que s’il continuait à parler à la GRC et à l’ASFC des autres passagers se trouvant à bord du navire et s’il persistait à identifier des membres des LTTE, il serait tué. Environ une semaine plus tard, il a personnellement reçu un appel téléphonique d’une personne qui lui a adressé la même menace;

  • à trois reprises, en 2012, il a été suivi par une voiture alors qu’il revenait du travail. Il en a informé la GRC. Cet incident ne s’est plus reproduit après 2012.

[17] M. Gandhi a déclaré que, s’il retournait au Sri Lanka, il serait exposé à un grave danger de la part des gens accusés d’avoir organisé l’entrée illégale de personnes à bord du Sun Sea contre qui il témoignerait, ainsi que de la part d’autres Tamouls se trouvant à bord du Sun Sea qui croyaient qu’il les avait dénoncés aux autorités canadiennes en tant que membres des LTTE. Il a expliqué qu’au Canada, il pouvait compter sur la protection de la GRC, mais qu’au Sri Lanka, il ne bénéficierait d’aucune protection.

D. La décision de l’agent chargé de la demande d’ERAR

[18] L’agent chargé de l’ERAR a commencé sa décision du 3 septembre 2019 en analysant à fond la décision de la SPR. L’agent a relevé que, dans sa décision, la SPR avait mis en doute la crédibilité de M. Gandhi, en raison des contradictions flagrantes constatées entre le témoignage qu’il avait livré à l’audience et son témoignage écrit, de l’absence de fondement objectif à sa demande et de la possibilité pour le demandeur de présenter une demande sur place. L’agent a examiné à tour de rôle les conclusions tirées par la SPR sur chacune de ces questions.

[19] À la suite de cet examen, l’agent a affirmé qu’il avait pris connaissance des arguments du demandeur. Il a conclu que M. Gandhi avait présenté la même demande que celle qu’avait déjà examinée la SPR et il a estimé que M. Gandhi n’avait pas démontré qu’un nouveau risque s’était manifesté depuis que la SPR avait rejeté sa demande d’asile. L’agent a également conclu que M. Gandhi n’avait pas présenté d’éléments de preuve objectifs pour réfuter les conclusions de la SPR.

[20] L’agent a tiré les conclusions suivantes :

  • Menaces de la part d’autres passagers : M. Gandhi n’a pas fourni d’explications valables au sujet de la raison pour laquelle il n’avait pas dit à la SPR qu’il avait reçu des menaces et des avertissements qui lui étaient personnellement adressés de la part d’autres passagers qui croyaient qu’il avait transmis à l’ASFC et la GRC des renseignements sur ceux d’entre eux qui étaient membres des TLET.

  • Menaces adressées à sa mère et incident de 2012 au cours duquel il avait été suivi par une voiture : L’agent a fait observer que M. Gandhi avait déclaré que des menaces avaient été proférées à sa mère au Sri Lanka et qu’il avait été suivi par une voiture à Vancouver en 2012 et qu’il croyait que sa vie était sérieusement menacée par des individus accusés d’avoir organisé l’entrée illégale de personnes. L’agent a conclu que les déclarations de M. Gandhi étaient [traduction] « très générales et très vagues et manquaient de détails quant aux dates auxquelles les faits allégués étaient survenus ». L’agent a conclu que M. Gandhi n’avait fourni aucune explication quant à la raison pour laquelle il n’avait pas fait part de ses craintes à la SPR pour qu’elle les examine. L’agent a également conclu qu’il n’y avait pas [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve démontrant en quoi ces incidents — c’est-à-dire les menaces faites à sa mère et le fait qu’il s’était fait suivre par une voiture — étaient reliés au fait qu’il avait témoigné pour le compte du ministère public ». L’agent a conclu que ces faits ne constituaient pas de nouveaux éléments de preuve au sens de l’alinéa 113a) de la LIPR.

  • Assignation à témoigner : L’agent a admis que l’assignation que M. Gandhi avait reçue pour témoigner au procès tenu en Colombie-Britannique constituait une nouvelle preuve étant donné qu’elle était postérieure à la décision de la SPR. Il a toutefois accordé peu de poids à cet élément de preuve, étant donné qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve objectifs démontrant que M. Gandhi avait effectivement témoigné à l’audience ou qu’il avait reçu des menaces au Canada ou au Sri Lanka après avoir été appelé à témoigner. L’agent a conclu qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour conclure que la crainte du demandeur était suffisamment sérieuse pour être considérée comme un risque au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR.

  • Appartenance présumée aux TLET : L’agent a fait observer que la SPR avait estimé, selon la prépondérance des probabilités, que M. Gandhi ne risquait pas d’être perçu comme faisant partie des TLET du fait qu’il était un des passagers se trouvant à bord du Sun Sea. Des fonctionnaires sri-lankais ont reconnu que seulement quelques-uns, et non la totalité, des passagers du Sun Seaétaient présumés avoir des liens avec les TLET.

  • Articles publiés sur la situation dans le pays d’origine : L’agent a également fait observer que les articles soumis par M. Gandhi concernaient le sort réservé aux Tamouls au Sri Lanka. Même si ces articles étaient de nouveaux éléments de preuve postérieurs à l’audience de la SPR, l’agent leur a accordé peu de valeur, étant donné qu’ils renfermaient [traduction] « des renseignements généraux sur la situation qui existe au Sri Lanka et qu’il n’y a[vait] pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs permettant d’établir un lien entre ces renseignements et la situation personnelle du demandeur. Enfin, les articles en question ne réfut[ai]ent pas les nombreuses conclusions tirées par la SPR comme il a été expliqué en détail plus haut ».

[21] L’agent chargé de l’ERAR a conclu que le demandeur n’était exposé qu’à rien de plus qu’une simple possibilité de persécution au sens de l’article 96 de la LIPR. L’agent a également conclu que M. Gandhi ne serait probablement pas exposé à la torture ou à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités au sens de l’article 97 de la LIPR s’il devait retourner au Sri Lanka. La demande d’ERAR a par conséquent été rejetée.

II. Questions soulevées par le demandeur

[22] Le demandeur soulève deux questions dans la présente demande. La première est celle de savoir si l’agent a commis une erreur en ne convoquant pas d’audience et en ne donnant pas à M. Gandhi la possibilité de répondre aux doutes soulevés au sujet de sa crédibilité. La seconde est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable ou non. Le principal argument qu’invoque le demandeur est que, dans son analyse, l’agent chargé de l’ERAR n’a pas appliqué le bon critère en ce qui concerne l’article 96 de la LIPR ou qu’il n’a pas effectué l’analyse prévue à l’article 96.

III. La norme de contrôle

[23] Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle applicable à la première question. Suivant le demandeur, la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision correcte, étant donné que la décision de tenir ou non une audience concerne l’équité procédurale. En revanche, le défendeur a soutenu, lors de l’examen de la présente demande, que la décision était assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable parce qu’elle tranchait des questions mixtes de fait et de droit à l’égard desquels la Cour doit faire preuve de déférence.

[24] En ce qui concerne l’équité procédurale, peu importe que l’on considère qu’elle procède à un contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte ou qu’elle s’acquitte de son devoir de vérifier si la procédure qui a été suivie était équitable sur le plan procédural, notre Cour, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, ne dispose d’aucune marge d’appréciation et elle est tenue de faire preuve de déférence à l’égard de la décision faisant l’objet du contrôle (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF, notamment aux para 49 et 54; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817). Dans l’arrêt Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, le juge de Montigny a réaffirmé que la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte, citant à l’appui de nombreux arrêts (au para 35). Pour reprendre son expression : [traduction] « [c]e qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non ».

[25] Notre Cour a toutefois jugé que la décision de l’agent de tenir une audience emporte application de la norme de contrôle de la décision raisonnable, en raison des questions en jeu (y compris l’application de dispositions législatives, ainsi qu’il est indiqué ci-dessous) (voir Hare c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 763, aux para 11 et 12, et les décisions citées par la juge Strickland).

[26] Il n’est pas nécessaire que je décide s’il y a lieu de faire preuve de déférence en l’espèce parce que, comme je vais l’expliquer plus loin, je ne relève aucune erreur dans la décision de l’agent de ne pas convoquer l’audience dans le cas qui nous occupe.

[27] En ce qui concerne la seconde question en litige dans la présente demande, les parties affirment toutes les deux que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je suis du même avis. La Cour suprême du Canada a confirmé et expliqué en quoi consistait la norme de la décision raisonnable dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision administrative, la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable. La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable vaut pour tous les aspects de la décision (Vavilov, aux para 16, 23 et 25). Cette présomption peut être réfutée si le législateur a indiqué son intention en ce sens ou si le principe de la primauté du droit commande l’application d’une norme différente (Vavilov, aux para 17, 23 et 69). La présomption n’est pas réfutée en ce qui concerne la seconde question litige en l’espèce.

[28] C’est au demandeur qu’incombe le fardeau de démontrer que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est déraisonnable (Vavilov, aux para 75 et 100).

[29] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment le raisonnement qu’il a suivi et le résultat de la décision (Vavilov, aux para 83 et 86; Delta Air Lines Inc. v. Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6, au para 12).

[30] Il faut d’abord et avant tout examiner les motifs de la décision (Vavilov, au para 84). La cour de révision doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle et en corrélation avec le dossier qui était soumis au décideur (Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, au para 31; Vavilov, aux para 91 à 96, 97 et 103).

[31] Lorsqu’elle procède à un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, la cour se demande si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (Vavilov, au para 99). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel » qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni être des « erreurs mineures ». Le problème doit être suffisamment capital ou important pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[32] La cour de révision ne se demande pas comment elle aurait elle-même tranché une question suivant la preuve et elle s’abstient d’apprécier à nouveau la preuve sur le fond (Vavilov, aux para 75, 83, 125 et 126; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 aux para 59, 61 et 64).

[33] Gardant ces principes à l’esprit, je vais maintenant examiner les questions soulevées par M. Gandhi dans la présente demande.

IV. Analyse

A. La tenue d’une audience était-elle requise, compte tenu des conclusions de l’agent?

[34] S’agissant des demandes d’examen avant le renvoi, l’alinéa 113b) of the LIPR dispose : « une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires ». Les facteurs réglementaires sont énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR), qui dispose :

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci‑après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

[35] Ces dispositions prévoient qu’un agent d’immigration peut tenir une audience s’il estime qu’une audience est requise lorsqu’une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur est soulevée (Jystina c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 912 (le juge Diner), au para 28).

[36] Le demandeur a présenté deux arguments à l’appui de sa position suivant laquelle une audience était requise. Il affirme tout d’abord que, dans sa décision, l’agent chargé de l’ERAR a tiré une [traduction] « conclusion déguisée sur la crédibilité ». Le demandeur affirme que l’agent ne l’a pas cru lorsqu’il a affirmé qu’il avait témoigné pour le compte du ministère public contre des individus accusés d’avoir organisé l’entrée illégale de personnes se trouvant à bord du Sun Sea et que sa vie était gravement menacée en raison de ce témoignage. En second lieu, le demandeur affirme que l’agent n’a implicitement pas prêté foi à son témoignage au sujet des menaces qui avaient été faites à sa mère et à son allégation suivant laquelle une semaine après l’appel reçu par sa mère, il avait lui-même reçu un appel téléphonique d’un individu qui lui avait dit qu’il le tuerait s’il continuait à parler à la GRC et à l’ASFC.

[37] Le défendeur n’est pas de cet avis. Il affirme que le problème ne réside pas dans la crédibilité du demandeur, mais dans l’insuffisance des éléments de preuve qu’il a présentés. L’agent a conclu qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve pour savoir si le demandeur avait effectivement témoigné devant le tribunal, étant donné que le fait d’être assigné à témoigner ne signifie pas nécessairement que l’intéressé a bel et bien témoigné. Le défendeur a qualifié l’argument du demandeur de recherche excessive d’erreurs dans la décision de l’agent, ce qui n’est pas permis dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Vavilov, au para 102; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 RCS 458 au para. 54). Le défendeur soutient également que l’agent a effectivement jugé que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que l’assignation à témoigner avait mis sa vie en péril.

[38] Je suis d’accord pour l’essentiel avec ce qu’avance le défendeur. Selon moi, les diverses conclusions tirées par l’agent ne portaient pas sur l’évaluation de la crédibilité du témoignage donné par M. Gandhi au sujet des nouveaux risques qu’il alléguait. L’agent s’intéressait plutôt à deux autres questions, en l’occurrence, celle de savoir si les éléments de preuve constituaient de nouveaux éléments de preuve admissibles en vertu de l’alinéa 113a) de la LIPR — une conclusion que le demandeur n’a pas contestée dans le cadre de la présente demande — et celle de savoir si la preuve présentée était suffisante pour prouver les dires du demandeur.

[39] En ce qui concerne la question de la suffisance, il n’était pas nécessaire, pour en arriver à ses conclusions, que l’agent n’ajoute pas foi aux faits allégués. Les seuls éléments de preuve dont il disposait étaient la conviction de M. Gandhi, énoncée sans plus d’explications dans son affidavit du 18 juin 2016, qu’il serait exposé à un grave danger de la part des individus accusés d’avoir organisé l’entrée illégale de personnes au Canada s’il devait retourner au Sri Lanka. L’agent a estimé que la preuve était insuffisante parce qu’elle ne renfermait pas à tout le moins des explications minimales de la part de M. Gandhi, ou d’autres éléments de preuve, permettant d’établir un lien entre les faits allégués et expliquant pourquoi ces faits avaient exposé le demandeur à de nouveaux risques lorsqu’il avait été appelé à témoigner en 2016. Les conclusions de l’agent sont étayées par le dossier.

[40] Je reconnais que, sur cette question, M. Gandhi a produit un affidavit dans lequel il affirmait sa conviction qu’il courait un grave danger. Dans cette mesure, on ne peut exclure la possibilité que l’agent a tenu compte de la crédibilité du demandeur pour tirer une conclusion sur cette question. Comme l’agent le savait, la SPR avait déjà exprimé de sérieuses réserves au sujet de la crédibilité du témoignage du demandeur. La SPR avait effectivement conclu que le demandeur n’était pas [traduction] « un témoin fiable » et elle a tiré une série de conclusions négatives au sujet de sa crédibilité (voir la décision du 22 janvier 2013 de la SPR, aux para 20, 24, 29, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38 et 40).

[41] Toutefois, le simple fait qu’il est possible que l’agent ait tenu compte de la crédibilité ne confère pas le droit de réclamer la tenue d’une audience. Le premier facteur énoncé à l’article 167 du RIPR est la question de savoir s’il existe des éléments de preuve sur les éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la LIPR et si ces éléments soulèvent une « question importante » en ce qui concerne la crédibilité du demandeur (art 167a) du RIPR). Le demandeur qui affirme que sa vie ou sa sécurité sont gravement menacées doit invoquer à l’appui des éléments de preuve factuels; la conclusion suivant laquelle la preuve n’est pas suffisante pour appuyer la conviction déclarée du demandeur n’emporte pas en soi droit à une audience (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 (le juge Gascon), notamment aux para 40 et 45; Mosavat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 647 (la juge Snider), au para 18; Herman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 629 (le juge Crampton), au para 17). En d’autres termes, la simple possibilité que l’agent ait pu tenir compte de la crédibilité de M. Gandhi ne transforme pas la crédibilité en une question sérieuse ni ne constitue une conclusion déguisée sur la crédibilité au sens où l’entend la jurisprudence de notre Cour. La question à se poser est celle de savoir si, compte tenu des éléments de preuve présentés au sujet des nouveaux risques, la décision de l’agent comportait effectivement une conclusion sur la crédibilité et, dans l’affirmative, si cette conclusion était suffisamment importante pour obliger l’agent à tenir une audience. Dans le cas qui nous occupe, la décision de l’agent concernait essentiellement l’insuffisance de la preuve, et le dossier étaye la conclusion qu’il a tirée. Toute allusion à l’existence d’un problème de crédibilité est théorique et ne constitue pas une question sérieuse en l’espèce.

[42] L’agent a également conclu que rien ne permettait de penser que M. Gandhi avait effectivement témoigné. Cette conclusion est exacte au vu du dossier. Je tiens à signaler que M. Gandhi a soumis, à l’appui de la présente demande, un affidavit dans lequel il confirme avoir témoigné. Toutefois, même dans le cadre de la présente demande, il n’a pas donné de précisions sur la teneur de son témoignage. Il n’a pas non plus établi de lien entre son témoignage et la crainte qu’il affirmait éprouver dans sa demande d’ERAR, et il n’a pas expliqué davantage la raison pour laquelle la teneur de son témoignage pourrait inciter les accusés à s’en prendre à lui s’il retournait au Sri Lanka.

[43] J’estime, dans l’ensemble, que l’agent n’avait pas, dans ces conditions, l’obligation de tenir une audience pour assurer au demandeur l’équité procédurale. La procédure suivie était équitable sur le plan procédural pour M. Gandhi.

B La décision de l’agent était-elle raisonnable?

(1) Articles sur la situation au pays d’origine et article 96 de la LIPR

[44] Dans ses observations écrites, le demandeur a insisté sur le paragraphe suivant de la décision de l’agent, et notamment sur le passage souligné :

[traduction]

L’avocat a également produit des articles concernant le sort réservé aux Tamouls au Sri Lanka, qui demeure problématique même si la guerre civile a pris fin il y a six ans. Bien que ces articles soient de nouveaux éléments de preuve puisqu’ils sont postérieurs à l’audience de la SPR, je leur accorde peu de poids, car il s’agit de renseignements généraux sur la situation qui existe au Sri Lanka et qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs établissant un lien entre cette situation et la situation personnelle du demandeur. Enfin, ces articles ne réfutent pas bon nombre des conclusions tirées par la SPR, comme nous le précisons plus loin.

[Non souligné dans l’original.]

[45] Cet extrait des motifs de l’agent chargé de l’ERAR était l’avant-dernier des 31 paragraphes que comptait sa décision. Voici le dernier paragraphe de cette décision :

[traduction]

Vu ce qui précède, je conclus que le demandeur ne serait exposé qu’à rien de plus qu’une simple possibilité de persécution au sens de l’article 96 de la LIPR. Je conclus par ailleurs que le demandeur ne serait probablement pas exposé à la torture ou à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités au sens de l’article 97 de la LIPR s’il devait retourner au Sri Lanka.

[46] Le demandeur affirme que l’agent n’a pas appliqué le bon critère pour examiner sa demande d’ERAR. En exigeant des éléments de preuve sur la [traduction] « situation personnelle » du demandeur, l’agent a nécessairement limité son analyse à l’article 97. Le demandeur signale plusieurs différences entre l’analyse juridique prévue à l’article 96 de la LIPR et celle qu’implique l’article 97, en insistant sur le fait que l’article 96 vise les risques généralisés, tandis que l’article 96 exige que le risque soit personnalisé (voir Alcantara Moradel c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 404 (le juge LeBlanc) aux para 22, 23 et 24).

[47] Le demandeur a également cité les quatre articles ou rapports joints à sa demande d’ERAR. Il soutient qu’en tant que Tamoul revenant au Sri Lanka de l’étranger, son profil de risque correspondrait à celui de personnes se trouvant dans la même situation que lui, selon les articles en question. Il affirme que l’agent n’a pas bien analysé les éléments de preuve relatifs à la situation qui existe au Sri Lanka et il conclut que sa situation personnelle l’exposerait à un risque d’être persécuté. Selon le demandeur, l’agent n’a pas analysé sa demande en fonction de l’article 96 ou a commis une erreur de droit en appliquant de façon déraisonnable une norme beaucoup plus exigeante que celle prévue à l’article 96 de la LIPR, en exigeant des éléments de preuve démontrant l’existence d’un risque personnalisé.

[48] Le demandeur reproche à l’agent d’avoir dit qu’il n’y avait « pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs » dans le passage souligné précité, et il affirme qu’il s’agit d’une formule passe-partout qui ne précise pas ce qui manque et qui fait en sorte que le demandeur se perd en conjectures sur la façon dont l’agent est arrivé à cette conclusion, citant à l’appui le jugement Velazquez Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1009 aux paragraphes 18 et 19. Le demandeur a étoffé cet argument en faisant valoir que la décision de l’agent n’était pas assez motivée pour qu’on puisse en comprendre la justification; suivant le demandeur, il est impossible de suivre le fil du raisonnement de l’agent puisqu’il n’y a aucun fil à suivre.

[49] Le défendeur affirme que la Cour doit considérer les motifs de l’agent dans leur ensemble et ajoute que l’insuffisance de la preuve — l’absence de nouveaux risques auxquels le demandeur serait exposé depuis la décision de la SPR — était la véritable question en litige dans le cadre de la demande d’ERAR.

[50] Pour les motifs qui suivent, je souscris à l’analyse que le défendeur fait de la décision de l’agent chargé de l’ERAR et de la preuve présentée en l’espèce. Je conclus donc que la décision de l’agent était raisonnable. À mon avis, la décision de l’agent possède les caractéristiques exigées pour qu’une décision administrative soit jugée raisonnable selon l’arrêt Vavilov, en l’occurrence la justification, la transparence et l’intelligibilité.

[51] Tout d’abord, la Cour doit interpréter les motifs de la décision de l’agent chargé de l’ERAR non seulement de façon globale et contextuelle, mais aussi à la lumière du dossier (Vavilov, aux para 91 à 96). En l’espèce, le dossier renfermait non seulement les quatre articles sur la situation au pays produits pas l’avocat du demandeur, mais également la lettre d’accompagnement du 20 juillet 2016 que l’avocat du demandeur avait jointe à ces articles (avec d’autres documents à l’appui). Dans sa lettre du 20 juillet 2016, l’avocat défendait la thèse du demandeur quant à l’existence des trois nouveaux risques invoqués à l’appui de sa demande d’ERAR. Le dossier comprenait l’affidavit très succinct du demandeur et la décision détaillée rendue le 30 août 2012 par la SPR que l’agent cite abondamment.

[52] Deuxièmement, l’agent a fondé sa décision sur les conclusions détaillées tirées par la SPR au sujet des risques auxquels serait exposé le demandeur à son retour au Sri Lanka au sens des articles 96 et 97 de la LIPR. Comme il a été mentionné plus haut, l’ERAR vise à déterminer le degré de risque ou la nature des nouveaux risques survenus depuis la décision rendue par la SPR ou à déterminer si un changement s’est produit dans la situation du pays en cause depuis cette décision (Kreishan, aux paragraphes 19 et 116; LIPR art 113a)).

[53] Troisièmement, dans sa lettre du 20 juillet 2016, l’avocat qui représentait alors le demandeur déclarait que ce dernier craignait que [traduction] « s’il est renvoyé au Sri Lanka, il sera détenu et torturé par le gouvernement sri-lankais parce qu’il faisait partie des passagers du Sun Sea et qu’il serait donc accusé d’être un membre ou un partisan des TLET ». La lettre citait des éléments de preuve tirés des quatre articles annexés et suivant lesquels les Tamouls étaient exposés à des risques crédibles à leur retour au Sri Lanka. La lettre mentionnait expressément les éléments suivants :

  • des rapports selon lesquels des passagers du Sun Searenvoyés au Sri Lanka avaient été détenus et torturés;

  • un rapport signalant que des Tamouls faisant partie de la minorité au Sri Lanka avaient été torturés par la police et l’armée et suivant lequel plus du tiers des personnes ainsi torturées était des gens qui étaient rentrés au Sri Lanka depuis la Grande-Bretagne après la guerre civile;

  • un rapport citant des sources suivant lesquelles la détention et la torture de Tamouls revenant au Sri Lanka demeuraient [traduction] « une question très préoccupante ». Dans sa lettre, l’avocat faisait valoir que le rapport démontrait que, si M. Gandhi retournait au Sri Lanka :

[traduction]

il serait fort probablement détenu et torturé par la police et par l’armée parce qu’il était l’un des passagers du Sun Sea et qu’il serait accusé d’entretenir des liens avec les TLET. Il ne recevrait aucune protection de l’État contre les risques graves et crédibles auxquels il serait exposé de la part des familles et des proches des autres passagers du Sun Sea parce qu’il avait servi d’interprète à la suite de l’arrivée du navire à Vancouver, et qu’il avait comparu à titre de témoin à charge au procès de quatre passagers du Sun Sea accusés d’avoir organisé l’entrée illégale de personnes au Canada.

[54] Comme on peut le constater, les articles soumis avec la lettre de l’avocat visaient à confirmer l’existence des trois nouveaux risques expressément allégués dans la lettre, en l’occurrence le fait que le demandeur serait attaqué et tué par les familles et les proches des autres passagers se trouvant à bord du Sun Sea, qu’il serait attaqué et tué par des gens associés aux individus ayant organisé l’entrée illégale de personnes et, troisièmement, qu’il serait détenu et torturé par le gouvernement sri‑lankais parce qu’il était au nombre des passagers se trouvant à bord du Sun Sea et qu’il serait perçu comme un membre ou un partisan des TLET.

[55] Le demandeur a par conséquent particularisé l’argument central qu’il invoquait au soutien de sa demande d’ERAR. Il ne prétendait pas qu’il serait exposé à un risque généralisé en tant que Tamoul rentrant au Sri Lanka depuis l’étranger. Sa thèse était, comme la lettre du 20 juillet 2016 le conclut elle-même, qu’il serait exposé [traduction] « un grave danger s’il retournait au Sri Lanka, pour les motifs susmentionnés ».

[56] Quatrièmement, avant d’examiner les quatre articles renfermant des éléments de preuve au sujet de la situation au pays, l’agent chargé de la demande d’ERAR avait déjà abondamment cité les conclusions de la SPR et tiré de nombreuses conclusions sur les arguments du demandeur et le bref affidavit souscrit par ce dernier à l’appui de sa demande d’ERAR.

[57] Les conclusions de l’agent concernaient à la fois les risques généralisés et les risques propres au demandeur. L’agent avait déjà conclu, de façon générale, que M. Gandhi reprenait les mêmes arguments que ceux que la SPR avait déjà examinés, qu’il n’avait fait état d’aucun nouveau risque survenu depuis que la SPR avait rejeté sa demande d’asile et qu’il n’avait fourni aucun élément de preuve objectif pour réfuter les conclusions de la SPR. L’agent avait déjà relevé les conclusions suivantes de la SPR :

  • la SPR a estimé, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile n’était pas identifié comme étant un membre ou un sympathisant des TLET et qu’il ne le serait pas;

  • la SPR a estimé que le demandeur n’avait pas le profil d’une personne soupçonnée d’entretenir des liens avec les TLET;

  • la SPR a fait observer que le demandeur était un Tamoul originaire de Kandy, une ville située dans la région centrale du Sri Lanka. Il avait fait ses études à Kandy et avait travaillé à Colombo. La SPR en a conclu qu’il ne serait pas identifié aux Tamouls du nord ou de l’est, qui sont souvent perçus comme entretenant des liens avec les TLET et qui ont souvent des démêlés avec les autorités sri‑lankaises;

  • la SPR a estimé que, même s’il subsistait encore des problèmes depuis la fin de la guerre, la situation au Sri Lanka était relativement sécuritaire pour les personnes qui, comme le demandeur d’asile, n’avaient aucun lien avec les TLET;

  • la SPR a conclu que le demandeur ne serait pas perçu comme entretenant des liens avec les TLET et qu’il ne serait pas pourchassé par les autorités ou par d’autres personnes pour quelque raison que ce soit;

  • la SPR a conclu que les autorités sri-lankaises n’avaient pas appris l’identité du demandeur de représentants du Canada ou de médias canadiens ni été informées par eux qu’il avait voyagé à bord du Sun Sea;

  • la SPR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour conclure qu’il y avait plus qu’une simple possibilité que le demandeur soit persécuté en raison de son voyage à bord du Sun Seaet elle a estimé qu’il ne risquait pas d’être considéré comme faisant partie des TLET du fait qu’il était au nombre des passagers du Sun Sea.

[58] Avant d’examiner les quatre articles, l’agent a également rejeté les arguments plus spécifiques portant sur les risques possibles auxquelles le demandeur serait exposé du fait des menaces reçues de la part d’autres passagers, des menaces faites à la mère de M. Gandhi que le demandeur attribuait aux individus qui étaient présumés avoir organisé l’entrée illégale de personnes, de sa participation au procès comme témoin à charge contre les accusés et du risque d’être identifié comme un des passagers du Sun Sea et d’être par conséquent considéré par les représentants du gouvernement du Sri Lanka comme étant un membre des TLET.

[59] C’est dans le contexte de tous ces aspects que notre Cour doit apprécier les arguments formulés par le demandeur au sujet du caractère raisonnable de l’analyse faite par l’agent des quatre articles en question.

[60] Le raisonnement suivi par l’agent au sujet des articles était bref et précis. Toutefois, compte tenu du contexte général dans lequel il devait rendre sa décision sur la demande d’ERAR, des conclusions tirées par l’agent chargé de l’ERAR au sujet des arguments du demandeur et des conclusions de la SPR, je ne puis souscrire à l’argument du demandeur suivant lequel l’agent n’a pas tenu compte de l’article 96 de la LIPR ou lui a imposé un fardeau de preuve injustifié.

[61] L’agent a admis que les articles étaient de nouveaux éléments de preuve, mais a conclu qu’ils renfermaient des renseignements généraux sur la situation qui existe au Sri Lanka et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs permettant d’établir un lien entre ces éléments et la « situation personnelle » du demandeur. Notre Cour a jugé qu’il incombait au demandeur d’établir un lien entre les éléments de preuve documentaires généraux et sa situation personnelle (voir, par ex., Shina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 940 au para 18; Sharawi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 74 au para 29; Balogh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 426 au para 19).

[62] Le fait que l’agent a mentionné la « situation personnelle » du demandeur ne permet pas de conclure qu’il n’a pas tenu compte des risques généralisés allégués par le demandeur. L’agent a conclu que les quatre articles ne réfutaient pas les conclusions de la SPR que l’agent avait déjà citées abondamment dans ses motifs (et que nous avons reproduites au paragraphe [57]). Dans ses conclusions, la SPR a examiné tant les risques généralisés que les risques spécifiques auxquels le demandeur serait exposé s’il retournait au Sri Lanka. L’agent a également tiré des conclusions explicites au sujet de l’article 96 et du paragraphe 97(1) dans le paragraphe suivant.

[63] Par conséquent, compte tenu du dossier et de la norme de contrôle énoncé dans l’arrêt Vavilov, je ne puis conclure que le fil du raisonnement suivi par l’agent ou l’issue de la demande d’ERAR étaient déraisonnables parce que l’agent n’aurait pas procédé à l’analyse qui s’impose en vertu de l’article 96 de la LIPR.

(2) Recours à des formules répétitives au sujet de l’insuffisance de la preuve

[64] Comme le demandeur l’a fait observer, l’agent reprend les mêmes expressions ou des formules analogues à plusieurs endroits dans sa décision, telles que [traduction] « très générales et très vagues […] sans le moindre détail », « très vagues, générales et manquaient de détails », « éléments de preuve objectifs insuffisants » « éléments de preuve insuffisants ». Notre Cour a reconnu que le recours systématique à des « formules passe-partout » ne permet pas au demandeur de bien saisir le raisonnement du décideur et risque d’obscurcir le véritable raisonnement de ce dernier, ce qui peut empêcher le demandeur de comprendre comment le décideur est arrivé à sa décision (Velazquez Sanchez, au para 19.

[65] À mon avis, selon le dossier de la présente affaire, les épithètes que l’agent a accolées à la preuve étaient justifiées. Notamment, l’affidavit du demandeur lui-même était peu étoffé. Même si, dans sa décision, l’agent devrait expliquer pourquoi il estime que les éléments de preuve sont insuffisants ou incomplets sur une question et qu’il ne devrait pas recourir à des formules toutes faites ou à des affirmations péremptoires, le recours à de telles expressions pour qualifier l’insuffisance de la preuve sur plusieurs des questions en litige en l’espèce ne constituait pas une erreur justifiant l’infirmation de sa décision.

(3) Arguments supplémentaires formulés à l’audience

[66] À l’audience au cours de laquelle la présente demande a été examinée, le demandeur a formulé d’autres arguments sur les motifs énoncés expressément dans sa demande d’ERAR. Si j’ai bien compris, le demandeur affirme que les individus qui se trouvaient à bord du Sun Sea et qui ont été accusés d’avoir organisé illégalement l’entrée de personnes au Canada le connaissent en raison de sa participation à leur procès, ce qui l’expose à un risque personnel, comme son avocat l’a expliqué dans sa lettre du 20 juillet 2016. Le demandeur affirme que, dans ces conditions, il est sans importance qu’il n’y ait pas d’éléments de preuve démontrant qu’il a effectivement témoigné contre les accusés en question. En outre, le demandeur affirme que l’agent n’a pas expliqué en quoi le fait que le demandeur n’avait pas présenté d’éléments de preuve démontrant qu’il avait témoigné au procès était important, dès lors que l’existence de l’assignation à comparaître était suffisante en soi pour exposer le demandeur à un risque.

[67] À mon avis, le demandeur invite essentiellement la Cour, par les arguments en question, à évaluer de nouveau la preuve et les arguments et à tirer ses propres conclusions sur les questions en litige. Ce n’est cependant pas un rôle que notre Cour peut jouer lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125; Khosa, aux para 59, 61 et 64).

V. Dispositif

[68] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Ni l’une ni l’autre partie n’a proposé de question à certifier et je suis d’accord avec elles pour dire qu’il n’y en a pas. Il n’y a pas lieu d’adjuger des dépens en l’espèce.


JUGEMENT dans e dossier IMM‑6344‑19

LA COUR STATUE que :

  1. la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. il n’y a pas de question à certifier en vertu de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés;

  3. aucuns dépens ne sont adjugés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6344‑19

 

INTITULÉ :

DHUSHANDI GANDHI (ALIAS GANDHI, DHUSHANDH) c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 août 2020

 

Motifs du jugement et jugement :

Le juge A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 décembre 2020

 

COMPARUTIONS :

Jennifer D. Luu

 

Pour le demandeur

 

Prathima Prashad

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jennifer D. Luu

Mamann, Sandahik & Kingwell, s.r.l.

 

Pour le demandeur

 

Prathima Prashad

Procureur général du Canada

 

Pour le défendeur

 

 

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