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Date : 20050929

Dossier : IMM-10400-04

Référence : 2005 CF 1339

Toronto (Ontario), le 29 septembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE CAMPBELL

ENTRE :

                                                                             

RAUL EZETA RUIZ

ANA MARIA BADA MANCILLA

JORGE ALBERTO SILVERA BADA

RENZO MAURICIO SILVERA BADA

DAPHNE CLAUDIA EZETA BADA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d'une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), en date du 29 novembre 2004, par laquelle elle leur a refusé la qualité de réfugiés et la qualité de personnes à protéger, expressions définies dans les articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la Loi).

[2]                Les demandeurs, mari et femme, leur fille ainsi que les deux fils de l'épouse sont de nationalité péruvienne. Le demandeur principal, Raul Ezeta Ruiz, affirme avoir une crainte fondée de persécution en raison de ses opinions politiques et de son appartenance au Syndicat des travailleurs péruviens (le Syndicat). Il affirme que, en raison de son rôle au sein du Syndicat, la police péruvienne l'a arrêté, détenu et torturé. Son épouse et ses enfants ont fondé leurs revendications sur les mêmes faits que ceux allégués par le demandeur principal.

[3]                À l'appui de son éventuelle demande de protection, le demandeur principal a présenté à la SPR son propre témoignage quant aux sévices que lui aurait fait subir la police péruvienne, ainsi que des pièces justificatives convaincantes, notamment des photographies de cicatrices sur le corps qui ont été prises par un agent d'immigration au point d'entrée, et également le rapport d'un dentiste faisant état de lésions aux dents et à la bouche.

[4]                Le demandeur principal a également produit en preuve le rapport d'un psychiatre qui renferme le témoignage par ouï-dire de l'épouse du demandeur principal, lequel témoignage est susceptible d'être recevable, concernant le viol qu'elle a subi aux mains d'agents de l'État péruvien. Le rapport comprend également un avis d'expert selon lequel, cinq mois avant l'audience tenue devant la SPR, l'épouse du demandeur principal souffrait d'un état de stress post-traumatique, en conséquence de l'épreuve dont elle a fait mention. On peut lire ce qui suit dans le rapport :


[traduction]

En juillet 2000, alors que son mari était allé se renseigner sur le résultat de l'élection dans la salle de réunion du syndicat local, deux hommes en civil, portant des armes, sont entrés de force chez elle, l'ont poussée dans une chambre et l'ont jetée sur le sol. Ils lui ont dit que son mari était de nouveau détenu et qu'on le tuerait. Ils l'ont battue, lui ont tiré les cheveux et ont pointé sur elle un fusil tandis qu'ils conféraient avec quelqu'un par radio. Les deux hommes l'ont ensuite caressée et violée. Avant de partir, ils lui ont dit que l'on tuerait son mari si elle informait quiconque de ce qui venait de lui arriver.

[...]

Par suite des expériences extrêmement traumatisantes décrites plus haut, Mme Ezeta a subi de graves séquelles physiques et émotionnelles. Elle vit dans la crainte constante d'être persécutée à nouveau et elle est obsédée par la sécurité de ses enfants, affirmant que son objectif principal dans la vie est de s'occuper d'eux.

Elle présente des symptômes d'anxiété et de dépression ainsi que de très graves troubles du sommeil. Elle se sent angoissée, agitée et triste, et elle est aux prises avec de fréquentes crises de larmes. Durant la nuit, elle prend peur et a du mal à s'endormir. Lorsqu'elle dort, elle fait d'épouvantables cauchemars en rapport avec la persécution et elle se réveille en général en entendant les pas de quelqu'un montant les escaliers, si bien que, chaque fois, elle ferme à clé la chambre de ses enfants afin de les protéger.

Elle craint de quitter seule son domicile et elle ne peut faire confiance aux gens. Elle est donc socialement très isolée. Elle éprouve également un sentiment de colère et de frustration envers son mari, à qui elle impute la situation dans laquelle ils se trouvent, mais elle regrette rapidement ce sentiment et devient encore plus triste et plus anxieuse.

[...]

Elle nie songer au suicide, mais elle a affirmé qu'elle préférerait mourir plutôt que de retourner au Pérou, où elle a le sentiment que toute sa famille pourrait être éliminée.

(Dossier du Tribunal, page 381.)


On pourrait prétendre que le rapport renferme une preuve susceptible de confirmer la crainte de persécution que le demandeur principal affirme ressentir. Plus exactement, les déclarations de l'épouse du demandeur principal qui sont relatées dans le rapport du psychiatre et qui concernent le viol peuvent être acceptées comme véridiques par la SPR en vertu du paragraphe 182(1) de la Loi. L'évaluation psychiatrique figurant dans le rapport peut elle également être acceptée comme une confirmation des déclarations.

[5]                Le demandeur principal a également produit le témoignage objectif d'un tiers à propos de passages à tabac et de tortures administrés par les forces policières au Pérou, témoignage qui tend à confirmer la véracité du récit de ses expériences ainsi que sa crainte d'être persécuté et d'être exposé à la torture s'il devait retourner au Pérou.

[6]                Le point soulevé dans la présente procédure de contrôle judiciaire est celui de savoir si l'approche adoptée par la SPR pour analyser la preuve est fondamentalement erronée. À mon avis, pour les motifs qui suivent, je suis d'avis que tel est le cas.

[7]                Dans sa décision, la SPR tire d'abord une conclusion négative fortement contestée quant à la crédibilité du demandeur, et cela en s'en tenant à certains aspects du témoignage du demandeur principal, puis, se fondant sur cette conclusion négative quant à la crédibilité, elle repousse d'autres preuves documentaires très convaincantes produites par le demandeur principal. L'analyse faite par la SPR est la suivante :

Tous ces éléments donnent à croire que les difficultés que le demandeur d'asile principal a subies dans son pays ne sont pas crédibles. Le tribunal n'y a pas cru. Comme il ne croit pas aux difficultés que le demandeur d'asile prétend avoir subies, le tribunal ne croit pas non plus aux difficultés alléguées par sa femme et ses enfants, car ces derniers fondent leur demande d'asile sur les mêmes faits que ceux allégués par le demandeur d'asile principal.


N'ajoutant pas foi aux faits allégués par les demandeurs d'asile, le tribunal n'accorde aucun poids aux documents qui suivent, et d'abord et avant tout, au rapport psychiatrique pièce C-6. Toutes les constatations et les conclusions de la psychiatre reposent sur une [Traduction] « séance d'une heure » . Mme Ezeta n'a été soumise à aucun examen, et il n'y a eu aucune autre entrevue que celle qui a eu lieu durant cette séance d'une heure. La psychiatre a exposé les faits que la demandeure d'asile lui a relatés, notamment [Traduction] « l'anxiété, la dépression et des troubles du sommeil très graves. Elle se sent anxieuse, inquiète, triste et pleure fréquemment [¼]. Elle craint de quitter la maison seule et n'arrive pas à faire confiance aux gens et est, par conséquent, très isolée socialement [¼]. » La demandeure d'asile peut certes avoir ces symptômes, mais ils n'ont rien à voir avec les difficultés mentionnées dans l'exposé circonstancié de son mari, car le tribunal n'y croit pas. Quant au document déposé comme pièce C-8, il fait état des problèmes dentaires du demandeur d'asile principal. Encore une fois, aussi regrettables que puissent être les problèmes dentaires du demandeur d'asile principal, le tribunal est d'avis que ces problèmes n'ont rien à voir avec les difficultés que celui-ci a mentionnées dans son exposé circonstancié ainsi que son témoignage car le tribunal n'ajoute pas foi à ces difficultés. La lettre versée comme pièce C-9 vient d'un membre de la famille, comme le mentionne le demandeur d'asile principal dans son exposé circonstancié. Comme il s'agit d'une personne intéressée et que le tribunal ne croit pas aux difficultés du demandeur d'asile, le tribunal n'accorde aucun poids à la pièce C-9. Le tribunal a déjà discuté de la pièce C-10 dans une décision antérieure; il n'y accorde aucun poids.

Le tribunal ne croit pas que le demandeur d'asile principal ait été le secrétaire du Syndicat des travailleurs du Pérou. Il n'accorde aucun poids à la pièce C-11. Ce document n'a pas l'air officiel.

Quant au document marqué « pièce C-12 » , il n'établit que le décès de la personne visée. Le tribunal ne saurait faire un lien entre ce décès et les difficultés des demandeurs d'asile, car il n'y croit pas.

[Non souligné dans l'original]

(Dossier du Tribunal, page 10.)

[8]                Quant à l'analyse de la SPR, l'avocat des demandeurs fait valoir ce qui suit :

[traduction]


[...] Le commissaire n'a pas tenu compte d'une preuve objective qui contredisait directement ses conclusions et il n'a pas expliqué pourquoi une preuve différente a été préférée à la preuve objective, aux dépositions sous serment du demandeur principal et de son épouse ainsi qu'à la preuve photographique des marques de torture. Ces manquements constituent une erreur susceptible de contrôle. Le commissaire n'a tenu aucun compte d'éléments de preuve qui intéressaient directement la crédibilité des demandeurs et qui attestaient la vraisemblance de la torture qui a donné lieu à la crainte fondée de persécution du demandeur principal.

(Réponse du demandeur, paragraphe 5.)

Je souscris à cet argument, mais j'irais plus loin. Je suis d'avis que, au vu des mots employés dans ses motifs, la SPR a suivi une approche linéaire lorsqu'elle a évalué la preuve produite par le demandeur principal. Je suis d'avis que l'emploi de cette approche linéaire équivalait à un déni de justice naturelle à l'encontre du demandeur principal, et cela pour deux raisons.

[9]                D'abord, il n'est que juste et raisonnable pour des parties à un litige d'espérer que le décideur étudiera la preuve dans son intégralité, avec un esprit ouvert, avant de tirer des conclusions sur la valeur à accorder aux éléments critiques de la preuve. Quant au principe général selon lequel la preuve doit être étudiée dans son intégralité, voir l'arrêt Owusu-Ansah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1989), 98 N.R. 312 (C.A.F.). En l'espèce, je crois que la SPR a commis une erreur parce que, avant d'affirmer que le demandeur principal n'était pas crédible, elle s'est dispensée d'étudier l'ensemble de la preuve, notamment le récit du viol de l'épouse ainsi que la preuve indépendante et convaincante portant sur les effets évidents de la torture et du viol, preuve qui était constituée de photographies et de rapports (voir aussi la décision Gonzalez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. n ° 422, et la décision Herabadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. n ° 1729).

[10]            Deuxièmement, je suis d'avis que la SPR a commis une erreur en rejetant la preuve provenant de sources autres que le témoignage du demandeur principal, et cela uniquement parce qu'elle ne croyait pas le demandeur principal. Selon moi, chaque source de preuve indépendante requiert une évaluation indépendante. Il en est ainsi parce que les sources indépendantes peuvent avoir pour effet d'établir le bien-fondé de la position d'un demandeur sur un point donné, alors même que son propre témoignage sur ce point n'est pas accepté.

[11]            Quant à la décision de la SPR sur la question de la vraisemblance de la preuve, je voudrais faire une observation.

[12]            La SPR a rejeté le témoignage des demandeurs relatif à la persécution et, en rejetant ce témoignage, elle a conclu à son invraisemblance de la manière suivante :

Le demandeur d'asile principal a en outre déclaré qu'il recevait des appels téléphoniques de menace. La première série aurait commencé en octobre 1999 et, selon le demandeur d'asile, [Traduction] «    se serait poursuivie jusqu'en juillet 2000. » Il a ajouté qu'il recevait [Traduction] « trois, quatre ou cinq appels par semaine » , et qu'il avait demandé à ses enfants de ne pas répondre au téléphone. Il a également déclaré que les personnes qui appelaient proféraient des menaces de mort à son égard et à l'égard des membres de sa famille. Malgré tous ces appels de menace, le demandeur d'asile et sa famille ont continué de vivre au même endroit et n'ont déménagé qu'en juillet 2000. Il a en outre mentionné qu'il craignait pour sa vie et pour la vie des membres de sa famille depuis juillet 2000. Il a néanmoins continué à vivre au Pérou jusqu'en novembre 2001, soit 16 mois après avoir commencé à craindre pour sa vie et celle des membres de sa famille. Pareille conduite ne concorde pas avec la conduite d'une personne qui craint pour sa vie et celle des membres de sa famille ou qui redoute d'être exposée, advenant son retour dans son pays, au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

[Non souligné dans l'original]

(Dossier du Tribunal, page 9)

[13]            Pour ce qui est de conclure à l'absence de crédibilité d'un témoin en général, et à l'invraisemblance d'un récit en particulier, le juge Muldoon expose, dans la décision Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. n ° 1131, la norme à observer :

6. Le tribunal a fait allusion au principe posé dans l'arrêt Maldonado c. M.E.I., [1980] 2 C.F. 302 (C.A.), à la page 305, suivant lequel lorsqu'un revendicateur du statut de réfugié affirme la véracité de certaines allégations, ces allégations sont présumées véridiques sauf s'il existe des raisons de douter de leur véracité. Le tribunal n'a cependant pas appliqué le principe dégagé dans l'arrêt Maldonado au demandeur et a écarté son témoignage à plusieurs reprises en répétant qu'il lui apparaissait en grande partie invraisemblable. Qui plus est, le tribunal a substitué à plusieurs reprises sa propre version des faits à celle du demandeur sans invoquer d'éléments de preuve pour justifier ses conclusions.

7. Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu'il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l'invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c'est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s'attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu'il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu'on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu'on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22].

[14]            En l'espèce, je suis d'avis que la SPR n'a pas observé la norme exposée dans la décision Valtchev en se limitant à affirmer que le comportement du demandeur principal ne s'accordait pas avec celui auquel on s'attendrait de « quelqu'un qui craint pour sa vie et celle de sa famille » , mais sans pour autant dire clairement à quel comportement l'on pouvait raisonnablement s'attendre compte tenu des circonstances particulières de cette famille à l'époque.


                                        ORDONNANCE

            Par conséquent, j'annule la décision de la SPR et renvoie l'affaire à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvelle décision.

« Douglas R. Campbell »

                                                                      

    Juge      

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. A.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           IMM-10400-04

INTITULÉ :                                          RAUL EZETA RUIZ

ANA MARIA BADA MANCILLA

JORGE ALBERTO SILVERA BADA

RENZO MAURICIO SILVERA BADA

DAPHNE CLAUDIA EZETA BADA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                    TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                  LE 28 SEPTEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                          LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS :                         LE 29 SEPTEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Mendel Green                                         POUR LES DEMANDEURS

Anshumala Juyal                                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

GREEN ET SPIEGEL

Toronto (Ontario)                                    POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada          POUR LE DÉFENDEUR

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