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Date : 20201023


Dossier : T‑1358‑19

Référence : 2020 CF 998

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 octobre 2020

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

SIMON PAUL NJAGI

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, M. Simon Paul Njagi, qui est plaideur en personne, sollicite, au titre des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, le contrôle judiciaire de décision par laquelle la Division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale (DA‑TSS) a refusé d’autoriser son appel d’une décision de la Division générale du Tribunal de la sécurité sociale (DG‑TSS). La DA‑TSS a conclu qu’elle n’avait pas le pouvoir d’accorder au demandeur une prorogation du délai pour déposer son appel, puisqu’il s’était écoulé cinq ans depuis la communication présumée de la décision de la DG‑TSS, ce qui dépasse de loin la limite stricte d’un an fixée pour l’octroi d’une prorogation du délai au paragraphe 57(2) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social (LC 2005, c 34) (la Loi). Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I.  Faits

[2]  Le demandeur a présenté une demande de prestations d’assurance‑emploi (AE) le 29 janvier 2012 après avoir perdu son emploi chez Northern Industrial Carriers Ltd. Il a touché des prestations d’AE pendant 17 semaines, soit du 22 janvier au 7 juillet 2012. Sur la demande de prestations, il est précisé que l’adresse du demandeur est le 17011, 67e Avenue, appartement 431, à Edmonton (Alberta) T5T 6Y6. Sur ses neuf cartes de déclaration par Internet, le demandeur a déclaré qu’il n’avait reçu aucune rémunération et a répondu par la négative à la question « Avez‑vous déménagé, changé d’adresse postale ou modifié l’information bancaire fournie pour le dépôt direct? »

[3]  Par suite d’une enquête, la Commission de l’assurance‑emploi du Canada (la Commission) a découvert que le demandeur avait travaillé pour Westcan Bulk Transport et gagné un salaire en même temps qu’il touchait des prestations complètes d’AE, entre le 13 février et le 3 juin 2012, ce qui a entraîné un trop‑perçu et une pénalité pour avoir fait sciemment dix déclarations fausses. La Commission a donc communiqué sa décision dans une lettre datée du 22 mai 2013 et a transmis par Internet au demandeur, le 25 mai 2013, le document Détails sur l’avis de dette, qui établissait alors la dette au titre du trop‑perçu à 7125,00 $ et imposait une pénalité de 3563,00 $.

[4]  Le 3 juin 2013, le demandeur s’est adressé à la Commission pour qu’elle calcule de nouveau le trop‑perçu et la pénalité. Dans cette lettre, il explique qu’il n’a pas fait d’affirmations trompeuses, puisqu’il avait informé une agente du service à la clientèle au téléphone, le 14 février 2012, qu’il avait travaillé pendant la période de prestations; l’agente lui avait alors mentionné qu’elle ajouterait une note à ce sujet dans le système.

[5]  Le 17 septembre 2013, la Commission a répondu à la demande de réexamen du demandeur. Elle a majoré le montant de la dette. L’enquête approfondie de la feuille de paye relative au demandeur chez Westcan Bulk Transport a permis en effet de constater qu’il avait gagné un salaire supérieur au chiffre dont disposait la Commission, et celle‑ci a donc porté de 7125 $ à 8941 $ le montant à rembourser. Le 16 octobre 2013, le demandeur a interjeté appel à la DG‑TSS afin de contester le nouveau calcul fait par la Commission le 17 septembre 2013.

[6]  La DG‑TSS a planifié une audience pour le 9 janvier 2014, mais l’avis d’audience envoyé au demandeur a été retourné à la Division générale sans avoir été réclamé. Après avoir communiqué avec le demandeur et appris qu’il avait déménagé, la DG‑TSS a fixé la tenue d’une nouvelle audience au 23 janvier. Cependant, cette audience a été reportée afin de donner au demandeur plus de temps pour réagir aux documents supplémentaires déposés par la Commission. Dans un nouvel avis d’audience envoyé le 24 janvier 2014, l’audience était fixée au 12 février 2014.

[7]  Le 11 février 2014, après avoir reçu un appel téléphonique au sujet de son audience imminente, le demandeur a informé la DG‑TSS par courriel qu’il avait déménagé et qu’il demandait à ce que toute la correspondance relative à son audience soit renvoyée à sa nouvelle adresse, soit le 21220, 59e Avenue, à Edmonton (Alberta) T6M 0H5, car il n’avait rien reçu.

[8]  Un nouvel avis d’audience a été envoyé par la suite le 3 mars 2014, par courrier régulier, et cet envoi n’a pas été retourné et ne porte pas non plus de mention [traduction« non distribuable » inscrite par Postes Canada.

[9]  Le 25 mars 2014, la DG‑TSS a tenu son audience en l’absence du demandeur et a rejeté l’appel le lendemain. Le 27 mars 2014, elle a posté sa décision rejetant l’appel du demandeur au 21220, 59e Avenue, à Edmonton (Alberta) T6M 0H5, adresse inscrite sur l’avis de décision daté du 27 mars 2014 qui était joint à la décision de la DG‑TSS.

[10]  Le 19 juin 2019, le demandeur a déposé à la DA‑TSS une demande de permission d’interjeter appel de la décision rendue par la DG‑TSS le 26 mars 2014. Dans cette demande, il explique avoir changé d’adresse, de sorte qu’il n’a jamais reçu la décision de la DG‑TSS ni aucune autre correspondance relative à l’audience (dossier du défendeur (DD) à la p. 43). Il a aussi précisé qu’il n’avait pas pu se rendre à l’audience tenue par vidéoconférence le 25 mars 2014 devant la DG‑TSS, parce qu’il avait été impliqué dans un accident de la route le 8 décembre 2013 et qu’il avait dû subir une intervention chirurgicale le jour de l’audience (DD à la p. 42).

[11]  Le 3 juillet 2019, le membre de la DA‑TSS affecté au dossier du demandeur a écrit à ce dernier pour obtenir des renseignements supplémentaires concernant la date à laquelle il avait reçu la décision de la DG‑TSS, s’informer de la date à laquelle il avait cessé d’habiter à l’adresse figurant dans les dossiers de la DG‑TSS et connaître les détails de l’interaction qu’il affirmait avoir eue avec un agent du Centre Service Canada au sujet de son appel (DD aux pp 36-37). Le demandeur a répondu à ces questions dans un courriel le 5 juillet 2019; il y expliquait qu’il n’avait reçu aucune correspondance officielle de la DG‑TSS, qu’il avait déménagé de son ancienne adresse le 10 janvier 2014 et qu’il n’avait pas reçu de courrier réacheminé (DD à la p 35)

[traduction

[…] Pour faire suite à votre courriel daté du 3 juillet 2019, je voudrais préciser que je n’ai JAMAIS reçu de correspondance OFFICIELLE relative à la décision de la Division générale …

J’ai quitté le 21220, 59e Avenue nord‑ouest à Edmonton (Alberta) le 10 janvier 2014 et je n’ai reçu aucun courrier réacheminé par le nouvel occupant […]

(DD à la p 35)

[12]  Le 15 août 2019, la DA‑TSS a refusé d’autoriser l’appel du demandeur en soulignant que sa demande de permission était en retard de cinq ans et que, par conséquent, elle ne pouvait accorder de prorogation, puisque son règlement l’interdit (décision de la DA‑TSS aux para 18-19).

II.  Compétence

[13]  La Cour fédérale a compétence pour instruire la présente affaire. Le contrôle judiciaire des décisions par la DA‑TSS relatives à la prorogation de délai est mentionné expressément au paragraphe 57(2) de la Loi et à l’alinéa 28g) de la Loi sur les cours fédérales dans la liste des instances pour lesquelles la Cour fédérale, et non la Cour d’appel fédérale, est la tribune appropriée. Étant donné qu’il s’agit en l’espèce du contrôle judiciaire visant une décision de la DA‑TSS rendue conformément au paragraphe 57(2) de la Loi, la Cour fédérale est la tribune appropriée pour instruire la demande.

III.  Norme de contrôle

[14]  Quand un enjeu d’équité procédurale est soulevé, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. La jurisprudence sur ce point est bien établie, et ce principe a été confirmé dans de nombreux arrêts de la Cour suprême (voir p ex Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] au para 129). Voilà qui concorde avec les décisions sur la norme de contrôle applicable lorsque des questions d’équité procédurale sont soulevées à l’égard de la DA‑TSS, décisions dans lesquelles il a été établi que le contrôle judiciaire doit se fonder sur la norme de la décision correcte (voir p ex Papouchine c Canada (Procureur général), 2018 CF 1138 au para 19, citant Parchment c Canada (Procureur général), 2017 CF 354 au para 16).

[15]  La norme de la décision correcte lors du contrôle judiciaire ne fait pas appel à la déférence (Dunsmuir au para 50). Par conséquent, le tribunal peut entreprendre sa propre analyse au terme de laquelle il rend sa propre décision avant de la comparer avec la décision qui est l’objet du contrôle judiciaire (Ibid).

[16]  Lorsque l’enjeu ne relève pas de l’équité procédurale, la norme de contrôle appropriée à l’égard des décisions de la DA‑TSS est celle de la décision raisonnable.

[17]  Le demandeur n’a présenté aucune observation en ce qui a trait à la norme de contrôle, mais le défendeur soutient que la norme applicable devrait être celle de la décision raisonnable; il s’appuie à cette fin sur l’arrêt Andrews c Canada (Procureur général), 2018 CF 606 [Andrews] au para 17 (mémoire des faits et du droit du défendeur (mémoire du défendeur) au para 21). Le juge Gleeson s’y exprime ainsi au paragraphe 17 :

[17]  Une décision du DA‑TSS refusant la permission d’en appeler doit être révisée selon la norme de la décision raisonnable (Griffin c. Canada (Procureur général), 2016 CF 874, aux paragraphes 13 et 14; Marcia c. Canada (Procureur général), 2016 CF 1367, au paragraphe 23). Le DA‑TSS doit se voir accorder la déférence en ce qui concerne ses conclusions de fait, les questions mixtes de fait et de droit, et l’interprétation de sa loi constitutive (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51 [Dunsmuir]; Canada (Procureur général) c. Hoffman, 2015 CF 1348, au paragraphe 33) […]

[18]  Le défendeur a plaidé que la norme de contrôle était celle de la décision raisonnable, argument qu’il y a lieu d’accepter. L’arrêt Andrews demeure reconnu comme une autorité solide justifiant d’appliquer la norme de la décision raisonnable lors du contrôle des décisions de la DA‑TSS où la permission d’interjeter appel a été refusée (voir p ex Marcoux c Canada (Procureur général), 2020 CF 609 au para 10; Maung c Canada (Procureur général), 2020 CF 74 au para 26; Kean c Canada (Procureur général), 2020 CF 423 au para 16; Mora c Canada (Procureur général), 2020 CF 140 au para 10). Cet argument respecte en outre la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable par la cour de révision, comme l’a énoncé la Cour suprême dans Vavilov au para 16. Le caractère raisonnable de la décision doit donc constituer la norme de contrôle lorsqu’il s’agit d’évaluer le refus de la DA‑TSS de permettre au demandeur d’interjeter appel.

[19]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tire son origine du principe de la « retenue judiciaire », soit le respect des tribunaux envers le rôle distinct des décideurs administratifs (Vavilov au para 13). Lorsqu’il examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, le tribunal s’attarde principalement à la justification de la décision afin de s’assurer de préserver « la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Par conséquent :

[15]  Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée […]

(Vavilov au para 15)

[20]  Les motifs invoqués par le décideur jouent un rôle crucial dans l’évaluation du caractère raisonnable de sa décision. Si la retenue judiciaire constitue le principe de base à appliquer, le tribunal doit se pencher sur la décision elle‑même en cherchant à comprendre le raisonnement suivi et le résultat de la décision afin d’établir si cette décision dans son ensemble est raisonnable (Vavilov aux para 83, 99). Une décision est déraisonnable si elle présente un manque de logique interne du raisonnement ou si elle est indéfendable compte tenu du cadre législatif pertinent et des contraintes factuelles imposées au décideur (Vavilov au para 101). La Cour d’appel fédérale nous a rappelé récemment, dans Beddows c Canada (Procureur général), 2020 CAF 166, qu’il ne faut pas juger les motifs du décideur au regard d’une norme de perfection :

[25]  […] Les motifs des décisions dans le contexte du droit administratif n’ont pas besoin d’être parfaits; tant qu’ils permettent à la cour de révision de comprendre pourquoi le décideur a pris sa décision et de déterminer si la conclusion appartient aux issues acceptables, la cour de révision s’abstiendra normalement de modifier la décision (Vavilov, par. 91, citant Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 16) […]

IV.  Analyse

A.  La DA‑TSS a‑t‑elle contrevenu au principe de l’équité procédurale?

[21]  Le demandeur soutient qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale et au principe de l’indépendance judiciaire devant la DG‑TSS et la DA‑TSS (mémoire des faits et du droit du demandeur (mémoire du demandeur) aux para 7, 8 et 13). Il semble régner une certaine confusion quant à savoir quelle décision le demandeur conteste en appel, car il invoque souvent l’iniquité de la décision de la DG‑TSS (mémoire du demandeur aux para 8 et 13). Le demandeur n’a présenté aucun élément à l’appui de ces allégations, hormis la mention de ses difficultés découlant d’un vol d’identité qui n’auraient pas été prises en considération par la DG‑TSS (mémoire du demandeur aux para 12, 15).

[22]  Le défendeur souligne que le demandeur fait allusion à une crainte raisonnable de partialité qu’il éprouverait face au décideur et précise que, si cette partialité existe, il incombe au demandeur d’en faire la preuve (mémoire du défendeur au para 30). Pour appuyer cette prétention, le Procureur général cite l’arrêt Alexander c Canada (PG), 2011 CF 1278 [Alexander] au para 65, où la Cour fédérale a affirmé que « [c]’est à la personne alléguant l’existence d’une crainte raisonnable de partialité qu’il incombe d’en faire la preuve, ce qui dépendra entièrement des faits ». Selon le défendeur, le demandeur n’a avancé aucun fait prouvant cette partialité de la DA‑TSS ou de la DG‑TSS et, de surcroît, même si le demandeur exprime cette crainte à l’égard de la DG‑TSS, elle n’est pas pertinente, puisque c’est la décision de la DA‑TSS qui est l’objet du contrôle judiciaire (mémoire du défendeur au para 30).

[23]  À mon avis, rien dans le dossier certifié du tribunal (DCT) ni dans les faits soulevés par le demandeur ne corrobore l’allégation selon laquelle la DA‑TSS aurait commis une atteinte à l’équité procédurale. Les allégations du demandeur présentent un double problème. Tout d’abord, le demandeur semble se reporter au processus décisionnel de la DG‑TSS, dont la décision n’est pas l’objet du contrôle ici. Ensuite, et c’est tout aussi déterminant, le demandeur ne présente aucun élément précis qui permettrait de confirmer l’une ou l’autre allégation, comme une atteinte quelconque à l’équité procédurale ou une crainte raisonnable de partialité.

[24]  Le demandeur qui formule de telles allégations a le fardeau de les prouver; c’est ce qu’il doit établir en sa qualité de demandeur (voir p ex, sur la question de la crainte raisonnable de partialité, les décisions Alexander (précitée) au para 65 et Agnaou c Canada (Procureur général), 2014 CF 850 au para 45). La Cour suprême, dans l’arrêt F.H. c McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 RCS 41, explique que la preuve dans une affaire civile doit être évaluée selon la prépondérance des probabilités (au para 45) et doit être suffisamment « claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » (au para 46). Cette norme de preuve a été confirmée dans Canada (Procureur général) c Hôtels Fairmont Inc., 2016 CSC 56, [2016] 2 RCS 720 au para 36 et a donc été adoptée par la Cour fédérale (Tatuyou, LLC c H2Ocean Inc., 2020 CF 865 au para 12; Lv c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 935 au para 41; Letnes c Canada (Procureur général), 2020 CF 636 au para 38). On ne peut pas conclure en l’espèce que le demandeur a satisfait à ce critère minimal, puisqu’il n’a présenté aucun fait, aucune pièce ni aucun argument qui permettrait à la Cour de déceler une violation de l’équité procédurale ou de conclure que le demandeur avait raison d’éprouver une crainte raisonnable de partialité de la part de la DA‑TSS. Le demandeur formule des allégations de nature générale en affirmant, par exemple, que la justice naturelle repose sur l’indépendance des tribunaux (mémoire du demandeur au para 7) et que les principes de justice naturelle et d’équité procédurale n’ont pas été respectés (mémoire du demandeur au para 13). Qui plus est, ses prétentions au sujet de l’omission de la DG‑TSS d’examiner ses allégations relatives au vol d’identité, en supposant qu’elles soient pertinentes – ce qui n’a pas été établi – ne sont pas fondées, puisque la DG‑TSS fait mention de ces allégations au paragraphe 42 de sa décision. Par conséquent, il n’y a pas eu d’iniquité procédurale qui découlerait d’une crainte raisonnable de partialité ou qui prendrait une autre forme, car il n’y a aucun élément qui le prouve.

B.  La DA‑TSS a‑t‑elle été raisonnable quand elle a refusé de permettre au demandeur d’interjeter appel?

[25]  Le demandeur prétend n’avoir jamais reçu la décision de la DG‑TSS (mémoire du demandeur au para 5) et l’avis d’audience parce qu’il avait déménagé (mémoire du demandeur au para 9), mais l’adresse à laquelle il résidait alors n’est pas mentionnée ni même évoquée dans son mémoire des faits et du droit. À l’audience, le demandeur a déclaré qu’il ne connaissait pas les délais régissant le dépôt de sa demande et que c’est seulement en 2019, malgré ses nombreuses interactions avec des agents de Service Canada depuis 2015, qu’il a su finalement quelle démarche entreprendre pour s’opposer à la décision de la DG‑TSS.

[26]  De plus, il soutient que la DA‑TSS ou la DG‑TSS ont commis des erreurs en ne tenant pas compte de ses allégations relatives au vol d’identité (mémoire du demandeur aux paras 11-13). Le demandeur a précisé qu’il avait changé légalement son nom et qu’il avait reçu un nouveau numéro d’assurance sociale en mai 2011 à la suite du vol d’identité, et il semble alléguer que les fausses déclarations que la Commission l’accuse d’avoir produites par Internet, et qui ont donné lieu à un trop‑perçu de prestations d’AE, sont en fait imputables à la personne qui lui avait volé son identité. Cependant, la dette réclamée au titre des prestations d’AE touchées entre février et juin 2012, ainsi que la documentation afférente à ces prestations, comme la demande initiale présentée le 29 janvier 2012 et les rapports électroniques bimensuels ultérieurs, portent tous le nouveau nom légal du demandeur, Simon Paul Njagi. De nombreuses pièces versées au dossier témoignent de conversations entre le demandeur et les agents de Service Canada qui se sont déroulées en 2012 et jusqu’au début de 2013; le demandeur y discute des rapports qu’il a remplis mais sans se plaindre qu’un tiers envoyait ces déclarations frauduleusement en son nom. Par exemple, selon un compte rendu rédigé le 24 octobre 2012 par l’agent de Service Canada, Zahid Iqbal, le demandeur admet avoir rempli ses cartes de déclaration lui‑même : [traduction« en réponse à ma question, le demandeur a déclaré qu’il remplissait ses rapports bimensuels […] » (DD à la p 162). Fait important, le demandeur n’a présenté aucune documentation qui prouverait qu’une tierce personne avait réclamé frauduleusement ses prestations d’AE ou qu’il n’avait jamais touché cet argent lui‑même, comme il l’affirme au paragraphe 14 de son mémoire des faits et du droit. L’omission de tenir compte de ces allégations ne peut donc pas constituer une erreur de la part de la DA‑TSS justifiant le contrôle de sa décision.

[27]  Le défendeur explique que la Loi empêche strictement la DA‑TSS d’accorder au demandeur une prorogation du délai au motif que plus d’un an s’est écoulé depuis que la décision de la DG‑TSS lui a été communiquée (mémoire du défendeur au para 27). Le paragraphe 57(2) de la Loi interdit toute prorogation au‑delà du délai légal fixé à 30 jours dans le cas d’un appel visant une décision de la DG‑TSS si la demande est déposée plus d’un an après que la partie a connaissance de la décision. Selon l’alinéa 19(1)a) du Règlement sur le Tribunal de la sécurité sociale, DORS/2013‑60 [le Règlement], le demandeur est présumé avoir reçu la décision, si elle est transmise par la poste ordinaire, le dixième jour suivant sa mise à la poste; la DG‑TSS a souligné les contradictions factuelles dans le dossier qui l’ont empêchée de conclure que le demandeur avait réfuté cette présomption (dossier du défendeur aux para 24-25). Le défendeur rappelle que le demandeur a sollicité la permission d’en appeler plus de cinq ans après que la décision de la DG‑TSS est présumée lui avoir été communiquée (mémoire du défendeur au para 26). De toute manière, plaide‑t‑il, le demandeur n’a pas informé Emploi et Développement social Canada de sa nouvelle adresse, comme l’y oblige l’article 6 du Règlement (mémoire du défendeur aux para 23-24). Par conséquent, le défendeur soutient que la DG‑TSS a agi de façon adéquate, compte tenu des contraintes factuelles et juridiques qui lui étaient imposées, de sorte que sa décision est conforme à la norme de la décision raisonnable (dossier du défendeur au para 27).

[28]   Il incombe au demandeur de montrer que la décision contestée n’est pas raisonnable (Vavilov au para 100), et notre Cour doit faire preuve de retenue. À mon avis, il était raisonnable pour la DA‑TSS, à la lumière du dossier, de juger que le demandeur avait déposé sa demande de permission d’en appeler trop tard pour avoir droit à une prorogation du délai. L’alinéa 57(1)a) de la Loi établit à 30 jours le délai dans lequel une partie doit interjeter appel à la DA‑TSS d’une décision rendue par la DG‑TSS en matière d’AE. La DA‑TSS possède le pouvoir discrétionnaire d’accorder une prorogation de ce délai en vertu du paragraphe 57(2) de la Loi, mais ce pouvoir est limité par le fait que la demande doit être présentée au plus tard un an suivant la date à laquelle la décision de la DG‑TSS a été communiquée.

57 (1) La demande de permission d’en appeler est présentée à la division d’appel selon les modalités prévues par règlement et dans le délai suivant :

57 (1) An application for leave to appeal must be made to the Appeal Division in the prescribed form and manner and within,

a) dans le cas d’une décision rendue par la section de l’assurance‑emploi, dans les trente jours suivant la date où l’appelant reçoit communication de la décision;

(a) in the case of a decision made by the Employment Insurance Section, 30 days after the day on which it is communicated to the appellant; and

b) dans le cas d’une décision rendue par la section de la sécurité du revenu, dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant la date où l’appelant reçoit communication de la décision.

(b) in the case of a decision made by the Income Security Section, 90 days after the day on which the decision is communicated to the appellant.

(2) La division d’appel peut proroger d’au plus un an le délai pour présenter la demande de permission d’en appeler.

(2) The Appeal Division may allow further time within which an application for leave to appeal is to be made, but in no case may an application be made more than one year after the day on which the decision is communicated to the appellant.

[Non souligné dans l’original.]

En l’espèce, le demandeur est présumé avoir reçu la décision de la DG‑TSS le 7 avril 2014, soit 10 jours après la mise à la poste au demandeur à l’adresse 21220, 59e Avenue Edmonton (Alberta) T6M 0H5 le 27 mars 2014, comme l’énonce l’alinéa 19(1)a) du Règlement. Cependant, c’est seulement le 19 juin 2019 que le demandeur a sollicité la permission d’en appeler de la décision de la DG‑TSS du 25 mars 2014, c’est‑à‑dire plus de cinq ans après la date de communication présumée de cette décision. La DA‑TSS mentionne ce fait au paragraphe 10 de sa décision. Elle explique clairement et d’une façon logique et cohérente que le paragraphe 57(2) de la Loi lui interdit d’accorder une prorogation du délai imparti pour demander la permission d’en appeler, et elle précise au paragraphe 18 que « l’article 57(2) de la Loi sur le MEDS énonce clairement que je peux uniquement proroger le délai pour présenter une demande devant la division d’appel lorsque la demande a moins d’un an de retard ».

[29]  Il semble que la seule façon pour le demandeur d’obtenir la permission d’en appeler de la décision de la DG‑TSS à la DA‑TSS cinq ans après la date de la décision serait de réfuter la présomption formulée à l’alinéa 19(1)a) du Règlement, présomption selon laquelle cette décision lui a été communiquée dix jours après sa mise à la poste ordinaire à l’adresse 21220, 59e Avenue Edmonton (Alberta) T6M 0H5. Il n’y est pas parvenu.

[30]  La DA‑TSS a été raisonnable dans son appréciation des faits qui lui ont été présentés; cette appréciation l’a amenée à conclure que cette présomption n’avait pas été réfutée. Au paragraphe 12 de sa décision, la DA‑TSS répond à l’affirmation du demandeur, qui a déclaré avoir quitté le 10 janvier 2014 l’adresse à laquelle la décision de la DG‑TSS a été envoyée le 27 mars 2014 et qu’il n’a donc pas reçu le courrier. La DA‑TSS explique que le demandeur a confirmé auprès de la DG‑TSS le 11 février 2014 que son adresse était bel et bien celle à laquelle la décision de la DG‑TSS a été envoyée, soit le 21220, 59e Avenue, Edmonton (Alberta) T6M 0H5 (décision de la DG‑TSS au paragraphe 12; voir aussi la note du 11 février 2014, DD à la p. 66).

[31]  Il est important de souligner que l’article 6 du Règlement dispose que c’est la responsabilité du demandeur d’informer sans délai Emploi et Développement social Canada de tout changement dans ses coordonnées, ce que la DG‑TSS mentionne au paragraphe 12 de sa décision. À la lecture du DCT, on constate que rien ne porte à croire que le demandeur a fourni des coordonnées différentes de l’adresse sur la 59e Avenue à la DG‑TSS dans ses communications antérieures à l’audience, et il ne l’a pas fait non plus dans les mois suivants. Le demandeur a indiqué dans sa demande initiale de prestations d’AE que son adresse était le 430‑17011, 67e Avenue nord‑ouest, à Edmonton (Alberta), T5T 6Y6 (DD à la p 101). Dans ses rapports électroniques bimensuels transmis entre le 25 février 2012 et le 15 juin 2012, le demandeur a confirmé que son adresse n’avait pas changé (DD aux pp 116-156). Le seul changement de coordonnées que le demandeur a communiqué avant celui qui est précisé dans sa demande de permission d’en appeler déposée le 19 juin 2019 figure dans le courriel du 11 février 2014, qui mentionne la nouvelle adresse sur la 59e Avenue. Le demandeur a envoyé ce courriel après le 10 janvier 2014, date à laquelle il prétend maintenant avoir déménagé de la 59e Avenue. Il a présenté un compte rendu contradictoire des dates auxquelles il habitait à l’adresse où la décision de la DG‑TSS a été envoyée, puisqu’il affirme avoir habité à l’adresse de la 59e Avenue le 11 février 2014, pour déclarer ensuite le 19 juin 2019 qu’il avait quitté ce logement le 10 janvier 2014. Cette chronologie incohérente constitue un fondement raisonnable pour conclure que le demandeur n’a pas réussi à s’acquitter de son fardeau de réfuter la présomption suivant laquelle la décision de la DG‑TSS lui avait été communiquée. La DA‑TSS conclut au para 16 de sa décision « qu’il n’y a aucune preuve crédible permettant d’écarter la présomption selon laquelle le prestataire avait reçu la décision de la division générale le 7 avril 2014 ». L’analyse du retard du demandeur dans la présentation de sa demande de permission d’interjeter appel est donc intrinsèquement cohérente et rationnelle en ce qu’elle repose sur la présomption légale concernant la communication de la décision qui est énoncée à l’alinéa 19(1)a) du Règlement et qu’elle l’applique aux faits exposés dans le DCT. La présomption n’étant pas écartée, il est possible d’appliquer comme il se doit le paragraphe 57(2) de la Loi et de refuser la prorogation du délai pour déposer un appel à la DA‑TSS.

[32]  En outre, il est clair que le demandeur était au courant dans une certaine mesure de la décision qui avait été rendue contre lui bien avant le dépôt de sa demande de permission d’en appeler à la DA‑TSS, en juin 2019. En effet, il a communiqué à de nombreuses reprises avec la DG‑TSS au début de 2014 en ce qui concerne sa date d’audience, celle‑ci ayant changé trois fois entre la date initiale, le 9 janvier 2014, et la date à laquelle elle s’est réellement tenue, le 25 mars 2014. Il serait raisonnable de conclure que le demandeur savait qu’une décision de la DG‑TSS au sujet de son trop‑perçu était imminente. Qui plus est, le demandeur a admis à l’audience qu’il avait été informé de sa dette en 2015, ce qui l’avait amené à appeler Service Canada et à se rendre dans un de ses bureaux. Le courriel envoyé par le demandeur à la DA‑TSS le 5 juillet 2019 le confirme :

[traduction

… J’ai appris que je devais de l’argent à Emploi et Développement social quand on m’a fait parvenir un état de compte avec une dette de […]

Je me suis rendu au bureau de Service Canada EN PERSONNE dès septembre 2015 pour demander un nouveau calcul […]

[En caractères gras et en majuscules dans l’original.]

Compte tenu de ce qui précède, il semble très peu probable que le demandeur n’ait pas su, à partir de 2015 au moins, que la DG‑TSS avait rendu une décision confirmant le montant à rembourser.

[33]  Toutes les conclusions de la DA‑TSS s’imbriquent logiquement pour former une décision raisonnable. La norme de la décision raisonnable exige que la décision de la DA‑TSS soit « transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15) et qu’elle soit « justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence [sur la décision] » (Vavilov au para 99). Le demandeur n’a pas démontré que la décision contestée ne respecte pas ces critères minimaux compte tenu de l’analyse des contraintes juridiques applicables imposées par la Loi et le Règlement. La Division d’appel, dans sa décision, explique en langage simple au demandeur pourquoi elle n’a pas pu accorder la permission d’en appeler conformément aux règles de droit applicables. Elle mentionne les dispositions législatives pertinentes, notamment le délai maximal strict d’un an au cours duquel une partie peut bénéficier d’une prorogation du délai visant la permission d’interjeter appel, comme le prescrit le paragraphe 57(2) de la Loi, la réception présumée de la décision de la DG‑TSS par le demandeur, énoncée à l’alinéa 19(1)a) du Règlement, et l’obligation imposée au demandeur d’informer Emploi et Développement social Canada de ses nouvelles coordonnées, conformément à l’article 6 du Règlement. La DA‑TSS souligne que le demandeur, dans la lettre qu’il lui a adressée le 10 juillet 2019, a mentionné qu’il n’habitait plus à l’adresse sur la 59e Avenue le 10 janvier 2014; cependant, au moment où se déroulaient les événements entourant la décision du 26 mars 2014 de la DG‑TSS, il avait précisé par courriel, le 11 février 2014, que son adresse courante était celle à laquelle la décision de la DG‑TSS a été postée, soit le 21220, 59e Avenue nord‑ouest, à Edmonton (Alberta) 6M 0H5 (voir la lettre du 10 juillet 2019 dans le DD à la p 35 et la note du 11 février 2014 dans le DD à la p 66). La DA‑TSS pouvait prendre en considération ces incohérences et, en l’absence d’autres éléments de preuve, conclure comme elle l’a fait. Elle s’est alors attardée aux arguments du demandeur dans ses motifs de façon à tenir compte, conformément à l’arrêt Vavilov, d’un « élément essentiel de [la] décision » (au para 98), de sorte qu’elle satisfait à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité qui est établie dans la jurisprudence.

V.  Conclusion

[34]  La DA‑TSS procède par conséquent dans sa décision à une analyse intrinsèquement cohérente, intelligible et transparente qui explique pourquoi elle doit rejeter la demande dont elle est saisie. La DA‑TSS se justifie au regard du cadre législatif et des contraintes factuelles d’une façon qui respecte la norme de la décision raisonnable, suivant les directives données par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov. Je ne vois donc ici aucune raison d’intervenir.

[35]  En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune partie n’a demandé des dépens et aucuns dépens ne sont accordés.


JUGEMENT dans le dossier T‑1358‑19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1358‑19

INTITULÉ :

SIMON PAUL NJAGI c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA (oNTARIO) ET edmonton (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 OCTOBRE 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 23 OCTOBRE 2020

COMPARUTIONS :

Simon Paul Njagi

LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Daniel Vassberg

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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