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Date : 20201009


Dossier : IMM-2267-19

Référence : 2020 CF 959

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 octobre 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

VIKTOR KALABA

demandeur

et

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les fonctionnaires de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) chargés d’exécuter une mesure de renvoi contre un individu n’ayant pas le droit de rester au Canada jouissent d’un pouvoir discrétionnaire très limité pour ce qui est de reporter le renvoi. Un tel report peut être accordé lorsque l’intéressé sera exposé à un risque de mort, à des sanctions extrêmes ou à un traitement inhumain; ou en présence de motifs à court terme, comme une maladie ou d’autres obstacles au renvoi, l’intérêt supérieur de l’enfant à court terme ou l’existence de demandes d’immigration pendantes ayant été déposées en temps opportun.

[2]  Viktor Kalaba a demandé à ce que son renvoi soit reporté jusqu’à ce que l’appel en immigration qu’il a déposé aux États-Unis soit tranché, ce qui devrait prendre environ six mois. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, il demande à la Cour d’infirmer le refus de cette demande. Il soutient que l’agent d’exécution a traité de manière déraisonnable le délai lié à l’appel en immigration interjeté aux États-Unis ainsi que les conséquences du renvoi sur sa santé mentale et celle des membres de sa famille.

[3]  Je conclus que le refus de l’agent d’exécution de reporter le renvoi de M. Kalaba était raisonnable. L’agent a raisonnablement évalué le délai lié à l’appel en immigration et la question de savoir s’il justifiait un report; il a aussi raisonnablement conclu que la preuve médicale n’établissait pas que M. Kalaba était exposé à un risque imminent. L’agent d’exécution a convenablement reconnu qu’il avait peu de latitude pour reporter le renvoi en cas d’obstacle temporaire, et a estimé que la preuve n’établissait pas de circonstances justifiant un tel report. Il lui était raisonnablement loisible de tirer cette conclusion, et les motifs par lesquels il l’a appuyée étaient justifiés, transparents, intelligibles et tenaient compte des arguments et de la preuve avancée par M. Kalaba.

[4]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  Questions à trancher et norme de contrôle

[5]  M. Kalaba soulève une seule question en l’espèce, celle de savoir si l’agent d’exécution a eu tort de refuser sa demande de report.

[6]  Les parties conviennent que les décisions relatives aux demandes de report sont soumises à la norme du caractère raisonnable : Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 42; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 SCC 65 aux para 16-17, 23-25. La décision raisonnable est justifiée, transparente et intelligible; lue globalement en tenant compte du dossier dont disposait le décideur, elle atteste « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » : Vavilov, aux para 81, 85, 91, 96, 99. Le caractère raisonnable doit être évalué eu égard aux contraintes juridiques et factuelles auxquelles la décision est assujettie : Vavilov, au para 99. Les contraintes factuelles comprennent notamment la preuve présentée au décideur, laquelle doit être raisonnablement examinée et considérée : Vavilov, aux para 125-126. Les contraintes juridiques comprennent notamment le régime législatif applicable et les précédents contraignants qui l’interprètent : Vavilov, aux para 108-114.

III.  Analyse

A.  La demande de report

[7]  M. Kalaba a quitté l’ancienne Yougoslavie alors qu’il était bébé, avec ses parents qui ont demandé l’asile aux États-Unis. Ayant obtenu le statut de résident permanent dans ce pays, il l’a toutefois perdu après une condamnation criminelle en 2006 et a été renvoyé des États-Unis au Kosovo en 2010. À la fin 2011, il est entré au Canada où il a présenté une demande d’asile fondée sur les risques auxquels il était exposé au Kosovo en raison d’une vendetta historique. Cette demande a été rejetée en 2015 au motif que la condamnation criminelle de M. Kalaba l’excluait de la protection accordée aux réfugiés aux termes de l’alinéa F(b) de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés des Nations Unies, 28 juillet 1951, 189 UNTS 137, et de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[8]  Après que son renvoi du Canada eu été ordonné, M. Kalaba a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) au titre de l’article 112 de la LIPR, affirmant qu’il serait exposé à un risque s’il retournait au Kosovo en raison de la vendetta continue et de sa foi catholique romaine. Sa demande d’ERAR a été rejetée au début 2017. L’agent d’ERAR a conclu que M. Kalaba avait fourni une preuve objective insuffisante pour démontrer qu’il serait exposé à un risque à cause d’une vendetta ou de sa foi catholique romaine, ajoutant qu’il pourrait au besoin se prévaloir d’une protection adéquate de l’État au Kosovo.

[9]  Entre-temps, M. Kalaba avait déposé des demandes auprès du United States Customs and Immigration Service [Service américain des douanes et de l’immigration (USCIS)] sollicitant une levée de l’interdiction de territoire dont il avait été frappé à la suite de sa condamnation criminelle. Ces demandes ont été refusées et en mars 2019, M. Kalaba a fait appel auprès du USCIS.

[10]  Environ au même moment, l’ASFC a obtenu un titre de voyage permettant à M. Kalaba de regagner le Kosovo. Des dispositions en vue de son renvoi ont été prises, et M. Kalaba devait être renvoyé du Canada le 2 avril 2019. Le 19 mars précédent, il a déposé une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (demande CH) et a sollicité un report de son renvoi le lendemain. Cette demande visait à faire reporter son renvoi jusqu’à ce que le USCIS statue sur son appel et soulevait des préoccupations quant à sa santé mentale et émotionnelle. Elle comprenait des copies de rapports ayant été déposés dans la demande CH, en particulier un rapport récent de M. Fady Hannah-Shmouni, ainsi qu’un rapport psychologique antérieur de 2013 rédigé par M. Mark Silver et mis à jour en 2015 et 2016.

[11]  Le renvoi de M. Kalaba a été brièvement reporté pour permettre à l’ASFC de demander une évaluation des exigences médicales à remplir aux fins du renvoi. Lorsque l’ASFC a de nouveau fixé le renvoi de M. Kalaba au 11 avril 2019, celui-ci a réitéré sa demande de report en attendant qu’il soit statué sur l’appel du USCIS. Le refus de cette demande le 10 avril 2019 est l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Le renvoi n’a pas eu lieu, le juge Norris de notre Cour ayant sursis au renvoi le 10 avril 2019 en attendant l’instruction et la détermination du présent contrôle judiciaire.

[12]  Je note que par l’effet combiné de la présente demande de contrôle judiciaire et du sursis au renvoi en attendant qu’il soit statué sur cette demande, neuf mois de plus s’étaient écoulés au moment de l’audition de la présente affaire depuis la date de renvoi initialement fixée. M. Kalaba a néanmoins indiqué à l’audience que l’affaire n’était pas devenue théorique étant donné que l’appel du USCIS demeurait en instance.

B.  Le refus était raisonnable.

[13]  La Cour d’appel fédérale a confirmé dans l’arrêt Lewis que l’agent d’exécution dispose de « peu » de latitude pour reporter l’exécution d’une mesure de renvoi, compte tenu du libellé du paragraphe 48(2) de la LIPR aux termes duquel les mesures de renvoi doivent être exécutées « dès que possible » : Lewis, au para 54; Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81 aux para 48-51. L’évaluation intéresse seulement le moment où une mesure de renvoi sera exécutée, et peut tenir compte de facteurs comme une maladie et d’autres obstacles au voyage : Baron, au para 49. Une demande CH pendante présentée de manière opportune, mais n’ayant pas encore été résolue en raison de retards peut être considérée, mais sa simple existence n’est pas un obstacle à l’exécution d’une mesure de renvoi valide : Baron, aux para 49-50.

[14]  Dans l’arrêt Baron, la Cour d’appel a souligné les limites du pouvoir discrétionnaire et les circonstances restreintes dans lesquelles un report peut être accordé et a adopté les principes énoncés par le juge Pelletier, siégeant alors à notre Cour, dans la décision Wang, notamment sa conclusion portant que « l’exercice du pouvoir discrétionnaire de différer le renvoi devrait être réservé aux affaires où le défaut de le faire exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanction excessive ou de traitement inhumain […] » : Baron, au para 51, citant Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148 au para 48.

[15]  Dans la décision Forde, le juge en chef Crampton s’est référé à ces principes et a souligné que le report est à « court terme » : Forde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1029 aux para 40-43, 51, 62. Le juge en chef a fait remarquer que la jurisprudence et le libellé de l’article 48 de la LIPR étaient difficiles à concilier avec un pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi « au-delà de quelques mois environ » : Forde, au para 43. Même si M. Kalaba note que les questions en litige dans la décision Forde tenaient aux répercussions sur les membres de la famille de M. Forde et non à l’impact sur M. Forde lui-même, l’analyse par le juge en chef des principes n’intéressait pas la question de savoir qui était affecté. J’estime qu’il ne s’agit pas là d’un élément de distinction, et considère que l’analyse dans la décision Forde est également applicable lorsque les conséquences en cause affectent la personne renvoyée.

[16]  Même s’il n’a pas cité la jurisprudence, l’agent d’exécution a reconnu et appliqué ces contraintes juridiques, mentionnant l’obligation de l’ASFC, au titre du paragraphe 48(2) de la LIPR, d’exécuter les mesures de renvoi dès que possible, et notant qu’un agent d’exécution a [traduction« peu de latitude » pour reporter le renvoi. Dans ce contexte, l’agent d’exécution a conclu qu’il était inapproprié de reporter l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à ce que le USCIS tranche l’appel de M. Kalaba. Ayant considéré l’appel pendant, la demande CH en instance de M. Kalaba, les préoccupations d’ordre médical que ce dernier a soulevées et les documents déposés au sujet des vendettas albanaises, l’agent a conclu qu’aucun de ces éléments ne justifiait un report.

[17]  M. Kalaba soutient en l’espèce que l’agent d’exécution a commis une erreur dans son traitement de l’appel devant le USCIS et en ce qui touchait les conséquences du renvoi sur sa santé mentale et sur celle des membres de sa famille. Pour les motifs qui suivent, j’estime que le traitement par l’agent d’exécution de ces questions, et l’ensemble de sa décision, sont raisonnables.

(1)  Report en attendant qu’il soit statué sur un appel en immigration aux États-Unis

[18]  Dans sa demande, M. Kalaba cite des passages du site Web du USCIS concernant le processus d’appel. Le site Web indique que le Administrative Appeals Office [Bureau des appels administratifs (AAO)] du USCIS [traduction« s’efforce de terminer son processus d’appel en 180 jours à partir de la réception d’un dossier complet, après l’examen initial sur le terrain », mais précise que certaines affaires [traduction« pourraient nécessiter plus de 180 jours en raison de facteurs échappant au contrôle du AAO ». Je relève en passant la remarque du ministre portant que le site Web du USCIS ne précise pas la durée de l’étape liée à [traduction« l’examen initial sur le terrain » qui semble précéder le processus d’appel. Comme l’agent d’exécution n’a pas fondé sa décision sur le délai associé à cet [traduction« examen [...] », cela n’affecte pas mon évaluation du caractère raisonnable de la décision.

[19]  L’agent d’exécution a mentionné le délai estimé de 180 jours et le risque que le processus dure plus longtemps, s’estimant [traduction« incapable de conclure à quel moment une décision pourrait être rendue dans cette affaire ». Il a également noté que la preuve établissant que l’appel ne pouvait pas se poursuivre après le renvoi était insuffisante. Tout en reconnaissant le désir de rester auprès de sa famille aux États-Unis, l’agent d’exécution a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une difficulté qui allait au-delà des conséquences normalement inhérentes au processus de renvoi. Il a donc conclu que l’appel du USCIS n’était pas une raison valide de reporter la mesure de renvoi.

[20]  M. Kalaba soutient que l’agent d’immigration a déraisonnablement conclu que l’absence de date précise à laquelle l’appel serait tranché signifiait que la demande visait effectivement un report indéfini. Même s’il était clairement préoccupé par le fait que le processus d’appel pourrait prendre plus de six mois et que sa durée était inconnue, je ne crois pas que l’agent d’exécution ait rejeté, dans sa décision, la demande simplement parce qu’elle visait un report [traduction« indéfini ». Le processus d’appel incertain et peut-être même plus long constituait plutôt un facteur dont il a tenu compte pour exercer son pouvoir discrétionnaire. L’agent d’exécution a mené sa démarche en considérant que l’exécution des mesures de renvoi doit s’effectuer dès que possible aux termes de la LIPR, que le processus d’appel américain ne prévoyait pas les sursis au renvoi au titre de la LIPR et que l’appel devant le USCIS pouvait se poursuivre après son renvoi. Il s’agissait de considérations raisonnables.

[21]  De même, je rejette l’affirmation de M. Kalaba selon laquelle l’agent d’exécution n’a pas [traduction« saisi » la durée réelle de la demande de report, ou qu’il a évité, pour cette raison, de se prononcer sur son bien-fondé. L’agent d’exécution a examiné au contraire les arguments soulevés par M. Kalaba à l’égard de l’appel devant le USCIS. Ces arguments ne consistaient surtout qu’à citer le site Web du USCIS quant au délai proposé, et notaient ce qui suit : [traduction« Compte tenu de la durée de la période que M. Kalaba a passée au Canada et des difficultés auxquelles le renvoi l’exposerait, nous estimons dans les circonstances qui sont les siennes qu’il est raisonnable et approprié de reporter son renvoi pour une durée supplémentaire de six mois ». L’agent d’exécution a considéré ces questions, notamment les difficultés potentielles et conclu qu’elles ne justifiaient pas le report demandé. La décision était raisonnable, en particulier eu égard aux arguments présentés par M. Kalaba et au fait que la décision a été rendue dans des délais très courts : Vavilov, aux para 91-94, 127-128.

[22]  M. Kalaba fait aussi valoir qu’il était incohérent de la part de l’agent d’exécution de ne pas accepter l’estimation de six mois fournie par le USCIS quant au délai d’appel, alors qu’il a accepté et invoqué plus loin dans sa décision l’estimation fournie par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada quant au délai des demandes CH. Cependant, contrairement à ce qu’affirme M. Kalaba, l’agent d’exécution a bel et bien accepté l’estimation du délai fourni par le USCIS. Il a mentionné et invoqué la déclaration du USCIS portant que le AAO s’efforçait de trancher les appels en six mois, mais que le processus pouvait prendre plus de temps dans certains cas. L’agent n’était pas tenu de voir dans cette estimation du délai une indication claire que l’appel de M. Kalaba se terminerait en six mois. Il a accepté la durée estimée du processus d’appel (qui allait en elle-même « au-delà de[s] quelques mois environ » évoqués par le juge en chef dans la décision Forde) ainsi que l’incertitude entourant cette estimation pour parvenir à sa conclusion. Je ne vois rien d’incohérent ou de déraisonnable dans cette approche.

[23]  Enfin, M. Kalaba a laissé entendre que si l’agent d’exécution nourrissait des préoccupations quant à la durée incertaine du processus d’appel du USCIS, il aurait pu raisonnablement accorder un report de 180 jours, ou moins, puis réinstaurer les procédures de renvoi si aucune décision n’était rendue après cette période. Même s’il aurait pu être loisible à l’agent d’exécution d’envisager cette possibilité au titre de son pouvoir discrétionnaire très limité, il n’était pas déraisonnable de sa part de ne pas accorder de report pour ce motif.

[24]  Contrairement à ce qu’affirme M. Kalaba, je ne considère pas non plus que le défaut de l’agent d’exécution d’aborder directement cette possibilité constitue une entrave à son pouvoir discrétionnaire. La mention par M. Kalaba d’un report de six mois était liée au fait que la demande visait à reporter le renvoi jusqu’à ce que son appel ait été tranché. M. Kalaba n’a ni demandé ni suggéré un délai de report plus court. Rien n’indique que l’agent d’exécution considérait que son pouvoir discrétionnaire ait été limité par autre chose que l’exigence énoncée au paragraphe 48(2) de la LIPR d’exécuter le renvoi dès que possible.

[25]  Par conséquent, je conclus que l’évaluation par l’agent d’exécution de la nature de la demande de M. Kalaba, et son traitement de la durée anticipée du processus d’appel devant le USCIS était raisonnable.

(2)  Conséquences du renvoi sur M. Kalaba et sa famille

[26]  La demande de report de M. Kalaba mentionnait ses problèmes mentaux et émotionnels, tels qu’ils étaient documentés dans la preuve déposée dans le cadre de sa demande CH. En particulier, la demande invite l’agent d’exécution à [traduction« prendre note en particulier des renseignements dans les rapports psychologiques soumis aux fins de la [demande] américaine de levée de l’interdiction de territoire » et reproduit trois paragraphes du rapport de M. Hannah-Shmouni. Ce rapport indique que M. Kalaba souffre [traduction« d’une phobie de situation sévère et qu’il ne pourra probablement pas prendre l’avion, car cela provoquera une grave crise de panique ».

[27]  Comme nous le notions précédemment, le renvoi de M. Kalaba a été brièvement reporté pour permettre à l’ASFC de consulter un médecin. Ce médecin, le Dr Alikhan, a examiné le rapport de M. Hannah-Shmouni et conclu que les affections de santé mentale signalées [traduction« ne constituent pas en elles-mêmes une contre-indication absolue à un voyage en avion ». Le Dr Alikhan a également relevé une certaine incohérence dans le rapport de M. Hannah-Shmouni, lequel attestait que M. Kalaba souffrait de graves crises de panique tout en précisant que ce dernier niait présenter de telles crises. Le Dr Alikhan a également noté que le rapport de M. Hannah-Shmouni concluait que M. Kalaba n’avait pas un comportement activement suicidaire et qu’il n’avait pas rapporté d’antécédents d’automutilation ni d’intention suicidaire actuelle. Il a donc estimé que les renseignements médicaux ne constituaient pas [traduction« une preuve convaincante d’un comportement/risque suicidaire imminent », ou d’une [traduction« maladie active transmissible, d’une instabilité clinique ou d’autres affectations qui pourraient possiblement l’empêcher de voyager en avion à ce moment-ci ».

[28]  M. Kalaba n’a pas répondu à l’évaluation du Dr Alikhan. Cependant, il a déposé une preuve additionnelle provenant de sa sœur et indiquant qu’il avait été traité au Centre de toxicomanie et de santé mentale (CAMH) dans les jours ayant suivi la demande de report. M. Kalaba a été évalué afin de déterminer le risque de suicide auquel l’expose son expulsion imminente; il a été admis au CAMH d’où il a ensuite reçu son congé.

[29]  L’agent d’exécution a examiné et considéré cette preuve médicale en détail, notamment les rapports de M. Silver, de M. Hannah-Shmouni et du Dr Alikhan. S’agissant du traitement récent au CAMH, il a conclu que le personnel médical de ce centre n’aurait pas donné son congé à M. Kalaba le jour de son admission si un risque imminent d’automutilation était à craindre. Il a ensuite considéré en ces termes la santé mentale de M. Kalaba :

[traduction]

Je ne pense pas non plus qu’il soit déraisonnable de noter que, puisque M. Kalaba est maintenant conscient de ses troubles de santé mentale et qu’il a demandé l’aide de professionnels de la santé pour traiter ce trouble, je suis convaincu qu’il cherchera à l’avenir à obtenir un traitement axé sur la santé mentale s’il estime que c’est nécessaire. Je fais également remarquer que la procédure de renvoi est difficile, mais j’aimerais également souligner qu’un certain niveau d’anxiété est inhérent à la procédure et n’est pas inhabituel ou inattendu.

Je prends également note du fait que l’avocat a fourni plusieurs autres documents, notamment des observations qui décrivent en détail l’état du système de soins de santé au Kosovo. Tout en reconnaissant que certains de ces documents font état de problèmes particuliers auxquels est confronté le système de soins de santé en question, j’estime qu’ils ne suffisent pas à démontrer que M. Kalaba serait incapable à son retour de poursuivre le traitement de son (ses) trouble(s) de santé mentale s’il estime qu’il en a besoin.

Je ne pense pas que ce soit un motif suffisant pour reporter le renvoi du Canada de M. Kalaba.

[30]  M. Kalaba formule un certain nombre de critiques à l’endroit du traitement par l’agent d’exécution de la preuve médicale. Premièrement, il soutient qu’il était déraisonnable de la part du Dr Alikhan de mettre presque exclusivement l’accent sur la question de savoir si M. Kalaba était [traduction« apte à prendre l’avion », et pour l’agent d’exécution de s’appuyer sur une réponse aussi étroite à la preuve. Je ne suis pas de cet avis. Comme l’a fait valoir le ministre, le Dr Alikhan répondait à la preuve présentée par M. Kalaba dans le contexte du pouvoir discrétionnaire limité de reporter temporairement le renvoi. M. Hannah-Shmouni avait noté dans son rapport que M. Kalaba [traduction« ne pourra probablement pas prendre l’avion », sa demande de report mentionnait elle-même la [TRADUCTION« capacité [de M. Kalaba] de voyager à ce moment-ci » comme une question critique, et le rapport du Dr Alikhan répondait à cette question.

[31]  Comme je l’ai déjà noté, le report du renvoi se limite à des questions à court terme, comme une maladie qui compromettrait le voyage, des risques de mort, de sanction extrême ou de traitement inhumain : Baron, aux para 49-51; Forde, aux para 40-43. Même si je conviens tout à fait avec M. Kalaba que la santé physique et mentale doit être prise en compte dans cette évaluation, les principes énoncés dans la décision Wang et confirmés dans les arrêts Baron et Lewis demeurent applicables à chaque cas. L’agent d’exécution a sérieusement examiné les risques auxquels M. Kalaba était exposé en raison de sa santé mentale ainsi que la preuve se rapportant à ces risques, notamment celle plus ancienne de M. Silver et celle plus récente de M. Hannah-Shmouni, du Dr Alikhan et de la sœur de M. Kalaba. Il n’était pas déraisonnable de sa part d’axer son évaluation sur la manière dont la santé mentale de M. Kalaba affectait sa capacité à subir la mesure de renvoi, et il a raisonnablement évalué ces répercussions.

[32]  M. Kalaba soutient ensuite que l’agent d’exécution n’a pas adéquatement considéré la preuve concernant son traitement au CAMH, qu’il a implicitement écarté la preuve de sa sœur au motif qu’elle émanait d’un membre de la famille et qu’elle n’était pas étayée par la preuve documentaire. Notre Cour estime qu’il est déraisonnable d’ignorer une preuve documentaire probante et pertinente, ou de rejeter un élément de preuve seulement parce qu’il émane de membres de la famille : Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24 aux para 6-7 et Voytik c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 66 aux para 20-21.

[33]  Cependant, l’agent d’exécution n’a pas écarté la preuve pour ce motif. Rien n’indique qu’il ait tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité, qu’il ait écarté ou ignoré la preuve parce qu’elle provenait de la sœur de M. Kalaba, ou qu’il n’en a pas tenu compte parce qu’aucun document du CAMH n’a été fourni. Au contraire, l’agent d’exécution a reconnu qu’aucun document ne pouvait être fourni étant donné que les renseignements avaient été transmis et déposés dans un court délai. Il semble plutôt avoir accepté ces renseignements à première vue, faisant simplement remarquer que le congé de M. Kalaba du CAMH ne concordait pas avec un risque imminent d’automutilation.

[34]  M. Kalaba conteste également cette dernière conclusion. Il affirme que l’agent d’exécution n’a aucune connaissance spécialisée des pratiques du CAMH qui lui auraient permis de conclure que le congé accordé le jour même montrait que M. Kalaba n’était pas exposé à un risque imminent. Je ne puis convenir que l’inférence de l’agent d’exécution était déraisonnable dans les circonstances. Vu le court délai, la seule preuve concernant la visite au CAMH présentée par M. Kalaba était l’affidavit de sa sœur, lequel ne contenait nécessairement aucun avis médical sur l’affection de ce dernier. L’agent d’exécution s’est donc retrouvé à devoir tirer des inférences raisonnées en se fondant sur les renseignements dont il disposait. Il n’est évidemment pas idéal pour un agent de devoir tirer des inférences en se fondant sur des rapports de seconde main concernant des traitements médicaux au lieu de se fier à des avis et à des rapports médicaux. Mais l’agent s’est retrouvé dans cette situation à cause de la preuve que M. Kalaba a déposée. Compte tenu de l’état de la preuve, il n’était pas déraisonnable de sa part de déduire que le fait que le CAMH avait donné son congé à M. Kalaba laissait entendre que ce dernier n’était pas exposé à un risque imminent d’automutilation.

[35]  M. Kalaba soutient ensuite qu’il était déraisonnable de la part de l’agent d’exécution de mentionner et d’invoquer la possibilité qu’il reçoive des traitements de santé mentale à l’avenir. Il cite la décision du juge LeBlanc, qui siégeait alors à notre Cour, dans Tiliouine c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1146 comme exemple dans lequel la Cour a jugé déraisonnable de s’appuyer sur l’accès à des traitements de santé mentale dans le pays de retour. Cependant, dans la décision Tiliouine, l’agent d’exécution avait reconnu que la preuve établissait de manière cohérente que l’une des demanderesses était suicidaire, surtout si elle devait retourner en Algérie. L’agent a néanmoins conclu que la situation de la famille n’atteignait pas le niveau de difficultés excessives étant donné que la demanderesse en question aurait accès à des traitements médicaux avant de quitter le Canada et après son retour en Algérie : Tiliouine, au para 5. Le juge LeBlanc a conclu qu’il était déraisonnable d’invoquer l’accès à des soins futurs « en présence d’une preuve de préjudice psychologique irréparable attribuable au renvoi lui-même » : Tiliouine, aux para 11-12. Dans cette affaire, l’agent d’exécution avait omis de manière déraisonnable de considérer si le renvoi lui-même déclencherait un comportement suicidaire, ce qui fondait la demande de renvoi : Tiliouine, au para 12.

[36]  En l’espèce, contrairement à la situation qui prévalait dans la décision Tiliouine, l’agent d’exécution a considéré les conséquences du renvoi lui-même, concluant que la preuve n’établissait pas que M. Kalaba était exposé à un risque imminent d’automutilation. Considérer l’accès potentiel à des soins futurs de santé mentale dans de telles circonstances n’est pas en soi déraisonnable lorsqu’il s’agit d’évaluer les répercussions effectives du renvoi. Bien que M. Kalaba soutienne que la preuve médicale montrait qu’il était exposé à un risque plus grand que celui évalué par l’agent d’exécution, la Cour n’a pas pour rôle de réévaluer cette preuve à moins que l’évaluation n’ait été déraisonnable. Ce n’était pas le cas en l’espèce.

[37]  M. Kalaba cite l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 ainsi que la décision de notre Cour dans Francis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1366 dans laquelle la juge Strickland a appliqué l’arrêt Kanthasamy. Dans chaque cas, la Cour a noté que la santé mentale devait être évaluée comme un facteur de l’évaluation CH, sans égard à l’accès potentiel à des traitements : Kanthasamy, au para 48; Francis, aux para 15-16. Cependant, une évaluation CH est très différente de celle que commande une demande de report. Tous les facteurs CH seront considérés dans la demande CH que M. Kalaba a déposée, mais l’existence de cette demande n’impose pas de reporter le renvoi ni ne transforme la demande de report en demande CH : Lewis, aux para 46, 56-61; Newman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 888 aux para 19-20. Quoi qu’il en soit, comme je l’ai déjà noté, l’agent d’exécution a considéré l’état de santé mentale actuel de M. Kalaba ainsi que l’impact potentiel du renvoi, en plus d’avoir pris en compte l’accès potentiel à des soins futurs.

[38]  M. Kalaba conteste également le contenu de l’évaluation par l’agent d’exécution de l’accès potentiel à des traitements de santé mentale au Kosovo. Il cite la preuve établissant la corruption du système de soins de santé kosovar ainsi que l’accès limité aux soins de santé mentale et soutient que la référence par l’agent d’exécution à des [traduction« problèmes particuliers auxquels est confronté le système de soins de santé au Kosovo » atteste une évaluation insuffisante de la preuve. Je ne peux pas accepter cet argument pour deux raisons. Premièrement, les motifs de l’agent d’exécution doivent être évalués à la lumière des observations et des arguments qui lui sont présentés, ainsi que de leur adaptation à ces arguments : Vavilov, aux para 127-128. La demande de report de M. Kalaba était axée sur son appel devant le USCIS ainsi que sur sa [traduction« capacité de voyager à ce moment-ci ». Même si la demande mentionnait aussi que sa demande CH était fondée sur les [traduction« difficultés mentales, émotionnelles, physiques et financières disproportionnées » que lui causerait son renvoi au Kosovo, sa demande de report n’invoquait en rien la qualité des soins de santé mentale dans ce pays. Il ne peut pas être reproché à l’agent d’exécution de ne pas avoir entrepris une analyse plus approfondie d’une question que M. Kalaba n’a pas soulevée. Deuxièmement, comme le fait remarquer le ministre, les préoccupations soulevées quant au système de soins de santé du Kosovo ne sont pas des questions « à court terme » qui s’avéreraient habituellement pertinentes aux fins d’une demande de report.

[39]  Enfin, M. Kalaba soutient que l’agent d’exécution ne s’est pas penché sur les conséquences néfastes que subiraient les autres membres de sa famille s’il était renvoyé. Encore une fois, la demande de report de M. Kalaba mentionnait que les répercussions sur sa famille étaient décrites dans le cadre de sa demande CH, même si elle faisait également référence à la crainte que son retour [traduction« à ce moment-ci » ne lui cause à lui ainsi qu’à d’autres des difficultés disproportionnées.

[40]  La preuve déposée à l’égard de l’impact du renvoi du Canada sur la famille de M. Kalaba ne concernait aucune question à court terme liée au délai du renvoi. Comme l’a reconnu M. Kalaba, la preuve était plutôt surtout axée sur une réunification potentielle aux États-Unis et les quelques mentions des répercussions du renvoi du Canada au Kosovo abordaient la question de manière générale plutôt que de soulever des préoccupations à court terme.

[41]  L’agent d’exécution a pris acte de l’observation de M. Kalaba concernant sa demande CH et les répercussions évoquées sur lui et sa famille. Il a répondu à cette observation en faisant remarquer qu’une demande CH ne confère pas un sursis au renvoi et qu’il n’avait pas le pouvoir d’entreprendre une évaluation CH. Il a ajouté qu’[traduction« il est important de garder à l’esprit que le report d’une mesure de renvoi vise à éviter ou à surmonter des obstacles temporaires au renvoi et non à être un sursis indéfini » [non souligné dans l’original]. L’agent d’exécution a mentionné la preuve personnelle ainsi que les rapports médicaux particuliers liés aux répercussions sur la famille de M. Kalaba, sans toutefois les examiner.

[42]  Dans les circonstances, je conclus que l’évaluation faite par l’agent d’exécution de cette question était raisonnable. L’agent a reconnu que le report du renvoi visait uniquement à pallier des problèmes à court terme, ce qui rendait raisonnablement compte des contraintes juridiques auxquelles sa décision était assujettie. Comme la preuve concernant les répercussions sur la famille de M. Kalaba n’était mentionnée que succinctement dans la demande de report et qu’elle ne faisait état d’aucune préoccupation à court terme affectant la date du renvoi, l’agent d’exécution n’était pas tenu d’en réciter le contenu. S’agissant des arguments avancés et de la preuve déposée, l’analyse de ces questions était raisonnable et n’atteste guère que l’agent d’exécution n’a pas considéré la preuve ou les questions pertinentes comme l’affirme M. Kalaba.

(3)  L’ensemble de la décision

[43]  M. Kalaba affirme que même si aucun des motifs individuels soulevés ne suffisait à justifier un report, la totalité des facteurs [traduction« considérés dans leur ensemble » justifie d’accorder un report et rend déraisonnable la décision de l’agent d’exécution.

[44]  Je ne suis pas de cet avis. Même s’il peut exister des circonstances dans lesquelles plusieurs facteurs peuvent cumulativement justifier un report, l’examen demeure axé sur les obstacles à court terme au renvoi ou sur les conséquences graves du renvoi telles qu’elles sont décrites dans les arrêts Lewis et Baron. L’agent d’exécution a considéré les divers arguments avancés par M. Kalaba et conclu qu’aucun d’eux ne soulevait de question justifiant de reporter temporairement l’exécution de la mesure de renvoi. Cette conclusion était raisonnable. En dehors de l’appel devant le USCIS, les questions soulevées par M. Kalaba intéressaient en grande partie ses craintes d’être renvoyé au lieu d’avancer des motifs justifiant de reporter temporairement son renvoi. Comme l’a noté l’agent d’exécution et répété la Cour d’appel, une demande de report n’est pas une demande CH et ne peut être traitée comme tel : Baron, aux para 49-50.

IV.  Conclusion

[45]  Je conclus que l’agent d’exécution a raisonnablement évalué la demande de report de M. Kalaba et que son refus de la demande était raisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[46]  Aucune partie n’a proposé de question aux fins de certification. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2267-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2267-19

 

INTITULÉ :

VIKTOR KALABA c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 janvier 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 octobre 2020

 

COMPARUTIONS :

H.J. Yehuda Levinson

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Bradley Gotkin

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levinson & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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