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Date : 20200901


Dossier : IMM‑3043‑19

Référence : 2020 CF 873

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er septembre 2020

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

DAMIONE WILLIAMS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE EN RÉEXAMEN

[1]  Il est présumé qu’il s’agit d’une requête présentée au titre de l’article 397 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], par laquelle le demandeur demande à la Cour de réexaminer et de corriger la décision qu’elle a rendue dans l’affaire Williams c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 683 [Williams], et ce, même si aucun avis de requête n’a été présenté et qu’aucun renvoi n’a été fait à l’article 397 des Règles.

[2]  L’avocat du demandeur a adressé à la Cour une lettre datée du 17 juin 2020, qu’il décrit par euphémisme comme une [traduction] « Demande de correction de la décision ». En réalité, il s’agit d’une plainte mal formulée à l’égard de la décision de la Cour, dans laquelle l’avocat demande que la décision soit corrigée au motif que l’un de ses arguments a été mal interprété.

[3]  Dans sa réponse, le défendeur a très justement souligné que les cas où une partie peut demander à la Cour de réexaminer ou de corriger une ordonnance au titre de l’article 397 sont restreints, et qu’aucun d’entre eux ne s’applique en l’espèce. En outre, il a contesté l’argument de fond du demandeur et a fait valoir que l’agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs (l’agent) de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a souligné que la mesure de renvoi était exécutoire depuis avril 2017, citant l’article 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Le défendeur a également fait remarquer que la Cour a conclu que la question soulevée dans la présente requête était une question technique subsidiaire (Williams au para 23), qui se rapportait au [traduction] « statut du demandeur au moment où il s’est marié et où son enfant a été conçu ». Enfin, le défendeur a fait référence à la conclusion de la Cour selon laquelle, « [q]uoi qu’il en soit, les faits à ce sujet concernent le début et la fin de la grossesse, ce qui est une question caduque » (ibid. au para 26).

[4]  La Cour souscrit aux multiples motifs invoqués par le défendeur pour justifier le rejet de la demande de réexamen. Elle a d’abord envisagé de trancher la demande en adoptant les observations du défendeur. Cependant, le ton impératif de la demande, le manque de respect évident dans sa formulation et l’insistance sur la correction des motifs sont méprisants pour la Cour, et quelques remarques s’imposent. En outre, en plus de s’appuyer sur les points soulevés par le défendeur, la décision de la Cour repose sur des motifs plus substantiels.

[5]  Voici quelques exemples du ton et de la formulation inacceptables qu’on retrouve dans la lettre que l’avocat a adressée à la Cour :

[traduction]

Dans votre décision, […] vous avez déformé l’un de mes arguments et commis une grave erreur de droit. Il faut corriger ces deux erreurs.

[…]

Au paragraphe 23 de votre décision, vous avez déformé mon argument.

[…]

Vous avez ensuite commis une grave erreur de droit en affirmant que seul un ERAR favorable permettait de surseoir à une mesure de renvoi et que mon argument était erroné […]

[…]

C’est faux.

[…]

Pourquoi est‑ce important? D’abord, les décisions de la Cour fédérale devraient être éclairées et fondées en droit. Ensuite, les juges ne devraient pas déformer les arguments des avocats, car cela risque d’entacher la décision rendue.

[…]

Je vous demande de modifier votre décision afin qu’elle traduise correctement la question soulevée dans mon mémoire et lors de l’audience, et pour qu’elle reflète correctement le droit, tel qu’il est énoncé ci‑dessus. Voilà, à mon sens, le minimum que l’on puisse attendre des juges siégeant à la Cour fédérale. Comme la Cour suprême l’a récemment souligné dans l’arrêt Vavilov, le raisonnement qui conduit à une décision est tout aussi important que la décision elle‑même. Quelle que soit votre décision, le demandeur a droit à des motifs qui reflètent exactement les questions et le droit applicable.

[6]  Les déclarations et les demandes de l’avocat sont méprisantes à l’égard de la fonction de juge à la Cour fédérale. Elles jettent également le déshonneur sur son propre rôle d’officier de justice. Dans une société démocratique libérale, le système juridique ne peut fonctionner sans que soient témoignés courtoisie et respect envers la fonction de juge, et ce, indépendamment des sentiments éprouvés à l’égard d’un juge en particulier. Qui plus est, on ne saurait affirmer que les arguments de l’avocat sont dans l’intérêt de son client puisqu’ils ne possèdent aucune des caractéristiques d’une bonne plaidoirie. L’objectif de la plaidoirie est de persuader la Cour, et non de la réprimander.

[7]  La Cour n’a pas non plus déclaré que l’argument de l’avocat était [traduction] « erroné ». Elle n’était tout simplement pas d’accord avec l’argument en question, à juste titre. Compte tenu du respect mutuel qui s’impose entre les avocats, en leur qualité d’officiers de justice, et la Cour, les juges qualifient rarement les arguments d’« erronés ». Les avocats doivent s’efforcer de ne pas dénaturer les motifs de la cour, de la même façon que les juges doivent éviter de déformer les arguments des avocats. Malheureusement, il arrive que cela se produise.

[8]  La plainte de l’avocat concerne l’argument qu’il a avancé selon lequel l’agent de l’ASFC a commis une erreur en concluant que le demandeur était visé par une mesure de renvoi exécutoire depuis le 19 avril 2017. Dans son mémoire, l’avocat a fait valoir que, même si le demandeur avait été frappé d’une mesure d’expulsion à cette date, l’examen des risques avant renvoi [l’ERAR] dont il a fait l’objet le 26 juin 2017 avait entraîné un sursis à la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’une décision relative à l’ERAR soit rendue. Il soutient – et c’est un élément crucial de son argumentation – que le demandeur [traduction] « était en fait sous le coup d’une mesure de renvoi non exécutoire jusqu’à ce qu’une décision relative à l’ERAR [soit] rendue, ce qui a pris un an et demi ». La Cour convient qu’il s’agit là d’une règle de droit bien connue – sauf lorsque le demandeur avoue que l’ERAR était fondé sur une déclaration frauduleuse.

[9]  L’avocat du demandeur allègue que la déclaration faite par la Cour dans la première phrase du paragraphe 24 de la décision Williams, selon laquelle « seul un ERAR favorable permet de surseoir à une mesure de renvoi », est erronée. Cependant, il ne tient pas compte de la deuxième phrase du même paragraphe, qui fait référence à la conduite frauduleuse du demandeur pendant l’ERAR : « En l’espèce, d’après son affidavit, le demandeur a lui‑même décidé de ne pas se présenter à son entrevue d’ERAR puisqu’il avait menti en déposant la demande. »

[10]  Le demandeur a affirmé trompeusement qu’il serait exposé à un risque s’il devait être renvoyé parce qu’il est homosexuel. Il a avoué qu’il s’agissait d’une affirmation frauduleuse et a tenté de justifier cet acte répréhensible au moyen d’un prétexte bien connu, à savoir que c’était ce que son consultant en immigration (qui n’a pas été identifié) lui avait conseillé de faire. Les déclarations disculpatoires non corroborées qui visent à rejeter la responsabilité d’un comportement criminel, frauduleux ou même fautif sur une personne non identifiée n’ont aucune valeur persuasive; elles renforcent plutôt les conclusions relatives au manque de crédibilité du témoin.

[11]  Pendant le traitement de la demande d’ERAR frauduleuse, l’état matrimonial et l’état familial du demandeur ont changé : il s’est marié et son épouse est tombée enceinte. La référence de la Cour à l’absence évidente d’un « ERAR favorable » est bien fondée. La prétention du demandeur selon laquelle il faisait l’objet d’une demande d’ERAR en instance était dépourvue de tout fondement substantiel, équitable ou juridique.

[12]  L’argument de l’avocat suppose que le demandeur est en quelque sorte victime d’une injustice puisqu’il ne peut pas tirer profit du délai supplémentaire qu’il a obtenu frauduleusement et qui lui a permis de rester au Canada pour améliorer sa situation en vue d’obtenir la résidence permanente. Il s’agirait là d’une interprétation absurde de la LIPR, qui serait contraire à l’objet même de l’ERAR. En effet, l’ERAR du demandeur était dès le départ dépourvu de tout effet juridique en ce qui concerne son statut.

[13]  En outre, comme la Cour l’a indiqué dans ses motifs et comme l’a précisé le défendeur, les parties ont convenu que toute question relative à l’exécution de la mesure de renvoi est devenue caduque à la naissance de l’enfant. Le demandeur avait demandé le report à court terme de son renvoi pour qu’il puisse être au Canada à la naissance de son enfant. C’est dans ce contexte que l’observation selon laquelle le demandeur était visé par une mesure de renvoi alors qu’un ERAR était en cours a été formulée. La question de l’effet de l’ERAR sur le caractère exécutoire de la mesure de renvoi du demandeur n’était pas devant la Cour au moment de la naissance de l’enfant.

[14]  Selon ce que la Cour a compris, la question en suspens portait sur l’effet de l’ERAR dans le cadre de la contestation de la décision de l’agent de refuser d’accorder au demandeur une suspension administrative temporaire de son renvoi en raison de la demande de parrainage présentée par son épouse. La suspension temporaire avait été refusée parce que le demandeur était [traduction] « réputé prêt pour le renvoi » lorsqu’il a fait l’objet de l’ERAR. Dans sa lettre de plainte, l’avocat du demandeur a déclaré qu’il n’avait pas fait valoir que le demandeur [traduction] « n’était plus prêt pour le renvoi – même si, en théorie, il ne l’était plus puisqu’il avait fait l’objet d’un ERAR –, mais [plutôt] que la mesure de renvoi dont il était frappé n’était plus exécutoire ».

[15]  L’argument technique subsidiaire selon lequel le demandeur n’était plus prêt à être renvoyé est ce qui a été considéré par la Cour comme la question en suspens. L’agent de l’ASFC avait déclaré que le demandeur était [traduction] « réputé prêt à être renvoyé » en raison du moment où sa demande d’ERAR avait été déposée, conformément aux politiques de l’ASFC. Par conséquent, le demandeur ne pouvait pas tirer profit d’une suspension administrative découlant de la demande de parrainage entre époux (voir Williams au para 23). En fait, l’agent de l’ASFC avait conclu que le demandeur était visé par une mesure de renvoi exécutoire compte tenu du moment où la demande d’ERAR avait été déposée.

[16]  Dans sa lettre de plainte, l’avocat déclare que le demandeur [traduction] « n’était plus prêt pour le renvoi – même si, en théorie, il ne l’était plus puisqu’il avait fait l’objet d’un ERAR –, mais que la mesure de renvoi dont il était frappé n’était plus exécutoire », ce qui démontre bien sa confusion à l’égard de cette question. Autrement dit, l’avocat avance le même argument et demande une réparation administrative fondée sur l’effet de la demande d’ERAR, c’est‑à‑dire que son client ne pouvait plus être réputé prêt pour le renvoi.

[17]  Les arguments portent sur la question du rejet par l’agent de l’ASFC de la demande de suspension administrative fondée sur la demande de parrainage, qui demeure en litige. Dans son mémoire, le demandeur a fait valoir, immédiatement après ses observations sur la question décrite ci‑dessus – à savoir, le caractère exécutoire de la mesure de renvoi –, que [traduction] « la demande de parrainage en instance fait intervenir des circonstances impérieuses ». Il a aussi mentionné que l’agent avait été informé qu’il avait le pouvoir discrétionnaire de suspendre le renvoi jusqu’à ce que la demande de parrainage soit tranchée (mémoire du demandeur (26 août 2019) aux para 23, 41).

[18]  Aux paragraphes 23 à 25 des motifs qu’elle a rendus dans l’affaire Williams, la Cour a abordé ce qu’elle pensait être la question en suspens, c’est‑à‑dire le fait que l’agent avait jugé que le demandeur était prêt pour le renvoi. Dans ses motifs, la Cour a cherché non seulement à confirmer les politiques de l’ASFC selon lesquelles le demandeur était réputé prêt pour le renvoi, mais aussi, dans la deuxième phrase du paragraphe 24, à mettre l’accent sur le principe selon lequel le demandeur ne peut pas profiter de ses mensonges et de la nature frauduleuse de sa demande d’ERAR.

[19]  Malgré ce qui précède, la Cour ne prétend pas que ses motifs ne peuvent comporter d’erreurs. Cependant, un mémoire prolixe de 65 paragraphes dépourvu de tout exposé des faits, mais regorgeant de questions et de longs extraits de textes de loi portant sur différents points n’a pas aidé la Cour à cibler les questions pertinentes, notamment parce que le principal argument à court terme avait été rendu caduc par la naissance de l’enfant.

[20]  En fait, on reproche à la Cour d’avoir essayé de répondre aux éléments qui semblaient persister une fois les arguments caducs écartés. Même si l’on suppose que la Cour a mal interprété l’un des arguments de l’avocat – si c’est bien ce qui s’est passé –, il n’en demeure pas moins qu’il est possible que des arguments ou des déclarations soient mal interprétés par les tribunaux et les avocats, et ce, malgré tous leurs efforts pour l’éviter. Si les erreurs commises sont correctement présentées, les tribunaux les corrigeront, mais seulement si elles ont une incidence sur l’issue de la décision, évidemment.

[21]  Dans la présente requête, rien ne justifie le réexamen de la décision, parce que la prétendue mauvaise interprétation d’un argument n’a pas eu d’effet sur l’issue de la décision et, surtout, parce que l’argument en question se rapporte à la fraude du système d’immigration commise par le demandeur; ainsi, il est impossible de soulever une question relative au caractère équitable de la demande d’ERAR.

[22]  L’intention de la Cour n’est pas de réprimander publiquement l’avocat du demandeur. Cet avocat a plaidé devant la Cour à maintes reprises et a démontré qu’il est un avocat compétent. En réalité, il fait généralement preuve de concision et se concentre habituellement sur les questions pertinentes, et il travaille toujours avec acharnement au nom de ses clients. Personne n’est à l’abri de la faute, et le contexte de la pandémie de COVID‑19 ne fait qu’exacerber les frustrations dans l’ensemble de la société. Aucun des commentaires de la Cour ne vise à compromettre le respect qu’elle éprouve à l’égard de l’avocat du demandeur.

[23]  Néanmoins, la Cour se devait de répondre à la formulation et au ton irrespectueux de la lettre de l’avocat. Elle a également profité de l’occasion pour renforcer le point qu’elle a soulevé à demi‑mot dans ses motifs initiaux, à savoir que les avocats ne devraient pas avancer d’arguments qui dénigrent les systèmes juridiques destinés à aider les réfugiés et les immigrants à obtenir ou à conserver le statut de résident permanent.

[24]  La Cour rejette la demande de réexamen de sa décision présentée au titre de l’article 397 des Règles.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3043‑19

  1. La Cour rejette la demande de réexamen de sa décision présentée au titre de l’article 397 des Règles.

« Peter B. Annis »

En blanc

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM‑3043‑19

INTITULÉ :

DAMIONE WILLIAMS c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

SUR DOSSIER

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER SEPTEMBRE 2020

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LE DEMANDEUR

 

Sally Thomas

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Wazana

WazanaLaw

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Sally Thomas

Procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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