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Date : 20201005


Dossier : IMM‑4294‑19

Référence : 2020 CF 948

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 5 octobre 2020

En présence de monsieur le juge A.D.  Little

ENTRE :

AMENDE VIOLET OKOJIE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Dans la présente demande, Amende Violet Okojie demande à la Cour d’annuler une mesure d’interdiction de séjour datée du 2 juillet 2019 et prise sous le régime du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227. Cette mesure s’appuyait sur la conclusion selon laquelle la demanderesse était une étrangère interdite de territoire, en application du paragraphe 40.1(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), une conclusion qui, pour sa part, faisait suite à une décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) de la LIPR et qui entraînait la perte de l’asile.

[2]  C’est une déléguée du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (la déléguée) qui a pris la mesure d’interdiction de séjour. La demanderesse soutient que la déléguée n’a tenu aucun compte d’un argument juridique détaillé selon lequel elle n’avait pas perdu son statut de résidente permanente du Canada. Pour cette raison, soutient‑elle, il convient d’annuler la mesure d’interdiction de séjour de façon à pouvoir examiner comme il se doit son argument.

[3]  La présente affaire ressemble dans une large mesure à l’affaire Tung c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 917, dans laquelle mon collègue le juge Brown a annulé une mesure de renvoi qu’avait prise un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

[4]  J’arrive à la même conclusion en l’espèce, quoique pour des raisons quelque peu différentes, compte tenu des circonstances précises de la présente affaire et des directives détaillées supplémentaires que la Cour suprême du Canada a données sur les questions de justification dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

I.  Les faits ayant mené au dépôt de la présente demande

[5]  Mme Okojie est une citoyenne du Nigéria qui est arrivée au Canada en 2001. Le 8 juillet 2003, elle a obtenu la qualité de réfugiée, et elle a acquis le statut de résidente permanente du Canada le 19 juillet 2004.

[6]  En 2004, en 2009 et de nouveau en 2014, la demanderesse a obtenu un nouveau passeport auprès des autorités gouvernementales compétentes au Nigéria et, entre 2004 et 2015, elle s’est rendue dans ce pays à 10 ou 12 reprises.

[7]  En 2015, le ministre a présenté une demande à la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR), afin qu’elle constate la perte de l’asile dont bénéficiait la demanderesse. Il était d’avis que Mme Okojie s’était réclamée de nouveau et volontairement de la protection du pays dont elle avait la nationalité (la PPN), le Nigéria, au sens de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR.

[8]  Par une décision datée du 19 décembre 2018 (la décision de la SPR), la SPR a fait droit à la demande de constat de perte de l’asile du ministre, au motif que la demanderesse s’était réclamée de nouveau de la PPN.

[9]  Mme Okojie a demandé que la décision de la SPR soit soumise à un contrôle judiciaire. Le 10 octobre 2019, la juge Strickland a rejeté la demande : Okojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1287.

[10]  Dans l’intervalle, le 11 janvier 2019, un agent a transmis au ministre un rapport au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR. Cet agent a signalé que Mme Okojie était une [TRADUCTION« étrangère qui [avait] été autorisée à entrer au Canada et qui, selon [son] avis, [était] interdite de territoire », aux termes du paragraphe 40.1(1) de la LIPR [TRADUCTION« en ce sens que, selon la prépondérance des probabilités, il y [avait] des motifs de croire [qu’elle était] une étrangère interdite de territoire à la suite de la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) qui entraînait la perte de l’asile dont elle bénéficiait ». Le rapport faisait référence à la décision de la SPR de faire perdre à la demanderesse sa qualité de réfugiée et d’annuler la décision initiale, par laquelle elle lui avait conféré cette qualité.

[11]  Le 1er mars 2019, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a informé la demanderesse par voie d’avis qu’elle devait se présenter à une audience le 16 mars, au titre du paragraphe 44(2) de la LIPR, en vue de traiter du rapport au titre du paragraphe 44(1) qui avait été transmis au ministre.

[12]  Par une lettre datée du 12 mars 2019, les avocats de la demanderesse ont soutenu auprès de la déléguée que Mme Okojie n’était pas une étrangère, mais une résidente permanente, et ce, en se fondant sur un argument d’interprétation législative concernant l’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR (dossier certifié du tribunal (DCT), aux p 55‑59). Mme Okojie a remis cette lettre lorsqu’elle s’est présentée à l’audience le 16 mars. Cette audience a été ajournée, apparemment [TRADUCTION« par souci d’accorder l’attention appropriée aux observations formulées » (DCT, à la p 62).

[13]  L’ASFC a reporté l’audience à plusieurs reprises et, en fin de compte, jusqu’au 2 juillet 2019. Mme Okojie a présenté à notre Cour une demande de suspension de l’audience, que le juge Gascon a rejetée : Okojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 880.

[14]  À l’audience du 2 juillet 2019, la demanderesse a renvoyé une fois de plus la déléguée aux observations figurant dans la lettre du 12 mars 2019 de ses avocats, lesquelles faisaient valoir qu’elle avait encore le statut de résidente permanente. La déléguée a rempli un formulaire intitulé [traduction] « Contrôle du délégué du ministre » et, à ce moment :

  • elle a coché une case indiquant que Mme Okojie avait fait savoir qu’elle n’avait pas le statut de résidente permanente (une information que la demanderesse a contestée par voie d’affidavit, dans le cadre de la présente demande);
  • elle a coché [TRADUCTION« Oui » dans une case demandant si [TRADUCTION« les allégations sont exactes et étayées par la preuve », et elle a écrit à la main : [TRADUCTION« Mme Okojie a confirmé que les allégations étaient exactes. La preuve à l’appui est dans le dossier »;

  • le formulaire indique : [TRADUCTION] « La preuve me convainc que l’allégation est exacte. Je conclus donc que vous êtes la personne décrite au paragraphe [inscription manuscrite de l’agent : 40.1(1)] de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés »;

  • sous la rubrique [TRADUCTION« Mesure de renvoi prise », l’agent a coché la case correspondant à [TRADUCTION« Mesure d’interdiction de séjour »;
  • sous la rubrique [TRADUCTION« Notes supplémentaires », la déléguée a écrit à la main [TRADUCTION« √ Observations prises en compte ».

[15]  Toujours le 2 juillet 2019, la déléguée a pris la mesure d’interdiction de séjour qui est contestée dans la présente demande. Cette mesure indique ce qui suit :

[traduction

JE PRENDS PAR LES PRÉSENTES une mesure d’interdiction de séjour contre la personne susmentionnée, conformément à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et au Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, parce que je suis persuadée que cette personne est décrite au :

Paragraphe 40.1(1) en ce sens que, selon la prépondérance des probabilités, il y a des motifs de croire qu’elle est une étrangère qui est interdite de territoire à la suite d’une décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant la perte de l’asile dont elle bénéficie.

II.  Les dispositions législatives

[16]  Les dispositions de la LIPR qui suivent sont importantes pour comprendre la demande que Mme Okojie a présentée à la Cour :

Perte de l’asile – étranger

40.1(1) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant la perte de l’asile d’un étranger emporte son interdiction de territoire.

Cessation of refugee protection – foreign national

40.1(1) A foreign national is inadmissible on a final determination under subsection 108(2) that their refugee protection has ceased.

Perte de l’asile – résident permanent

(2) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des fait mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile d’un résident permanent emporte son interdiction de territoire.

Cessation of refugee protection – permanent resident

(2) A permanent resident is inadmissible on a final determination that their refugee protection has ceased for any of the reasons described in paragraphs 108(1)(a) to (d).

Perte du statut

Résident permanent

46(1) Emportent perte du statut de résident permanent les faits suivants :

[…]

c.1) la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile;

Loss of Status

Permanent resident

46(1) A person loses permanent resident status

[…]

(c.1) on a final determination under subsection 108(2) that their refugee protection has ceased for any of the reasons described in paragraphs 108(1)(a) to (d);

Perte de l’asile

Rejet

108(1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

[…]

Cessation of Refugee Protection

Rejection

108(1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

the person has voluntarily reavailed themselves of the protection of their country of nationality;

[…]

Perte de l’asile

(2) L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de protection de réfugiés, de tels des fait mentionnés au paragraphe (1).

Cessation of refugee protection

(2) On application by the Minister, the Refugee Protection Division may determine that refugee protection referred to in subsection 95(1) has ceased for any of the reasons described in subsection (1).

III.  La norme de contrôle

[17]  Les deux parties ont fait valoir — et je suis d’accord avec elles — que la décision raisonnable est la norme qui s’applique au contrôle de la décision de la déléguée de prendre une mesure d’interdiction de séjour.

[18]  Il est présumé que la norme qui s’applique au contrôle judiciaire d’une décision administrative est la décision raisonnable, et cette présomption s’applique à tous les aspects de la décision : voir l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16, 23 et 25. La présomption peut être réfutée par la volonté du législateur, ou si la primauté du droit oblige à adopter une norme différente : Vavilov, aux para 17, 23 et 69. Cet arrêt ne fait état que de cinq situations de ce genre : voir Entertainment Software Assoc v Society Composers, 2020 FCA 100 (le juge Stratas), au para 16. Aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce.

[19]  Une décision raisonnable est celle qui repose sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné, par exemple, par une analyse déraisonnable dans les motifs, ou si la décision n’est pas justifiée par rapport aux faits et au droit applicable : Vavilov, aux para 83‑86 et 96‑97; Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6.

[20]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable comporte une évaluation sensible et respectueuse, mais rigoureuse, des décisions administratives : Vavilov, aux para 12‑13. Le contrôle qu’effectue la cour de justice est rigoureux — c’est‑à‑dire qu’il est exhaustif et sensible aux circonstances juridiques et factuelles de chaque affaire — mais il est également discipliné. Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle suscite ne justifient pas toutes une intervention. La cour de révision doit être convaincue que cette décision « souffre de lacunes graves à un point tel » qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences que sont la justification, l’intelligibilité et la transparence : Vavilov, au para 100. Les lacunes ou les déficiences ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure ». Le problème doit être suffisamment capital ou important pour rendre la décision déraisonnable : au para 100.

[21]  Dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 101, la Cour suprême a fait état de deux catégories de lacunes fondamentales : le manque de logique interne du raisonnement, et la situation dans laquelle une décision est indéfendable sous certains rapports, compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle. Dans cet arrêt, la Cour a envisagé que la cour de révision peut examiner si la preuve soumise au décideur constitue pour ce dernier une contrainte factuelle. Cependant, elle ne doit pas apprécier à nouveau cette preuve : Vavilov, aux para 125‑126.

[22]  Pour évaluer le caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision peut prendre en considération les observations que les parties ont faites au décideur, car les motifs de ce dernier doivent tenir valablement compte des questions et des préoccupations centrales que les parties ont soulevées : Vavilov, au para 127. Cela est lié au principe de l’équité procédurale ainsi qu’au droit qu’ont les parties d’être entendues et écoutées. Le décideur n’est pas tenu de répondre à tous les arguments ou tous les modes possibles d’analyse, ni de tirer une conclusion explicite sur chaque élément qui mène à une conclusion. Cependant, le fait qu’il n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux que les parties ont formulés « permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » : Vavilov, au para 128.

[23]  À mon avis, l’arrêt Vavilov de la Cour suprême a haussé la barre pour ce que l’on considère comme des motifs suffisants pour justifier certains genres de décision. Les juges majoritaires de la Cour ont souligné la création d’une « culture de la justification » au sein du processus décisionnel administratif : aux para 2 et 14. La Cour a décrété que, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, le juge qui siège en révision doit prendre en considération à la fois les motifs que le décideur a fournis et les résultats de sa décision : aux para 83 et 87. La cour de révision devrait prendre comme point de départ les motifs rendus, car ceux‑ci constituent le « mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions » : au para 81. Il convient d’accorder à ces motifs « une attention particulière » : au para 97. De plus, il ne suffit pas que la décision soit justifiable; dans les cas où des motifs s’imposent, elle doit être en fait justifiée, au moyen de motifs, par le décideur : au para 86. La Cour a décrit en détail comment aborder et analyser les motifs d’un décideur, en donnant des indications sur ce qui sera suffisant — ou non — comme justification dans le cadre d’un contrôle judiciaire : surtout aux para 84‑86, 96 et suivants.

[24]  Dans le même ordre d’idées, les exigences juridiques de la justification ne doivent pas perdre de vue le contexte précis dans lequel s’inscrit la décision contestée. Celle‑ci doit être sensible aux parties qu’elle touche, en particulier si elle a des répercussions sévères sur les droits et les intérêts de la personne visée : Vavilov, aux para 95‑96 et 133. Il faut également que le contrôle judiciaire tienne compte du contexte juridique de la décision contestée : Vavilov, aux para 86 et 89‑94.

IV.  Analyse

[25]  Mme Okojie invoque deux grands arguments. Premièrement, elle prétend qu’il y a lieu d’annuler la mesure d’interdiction de séjour, parce que la déléguée n’a fait aucun cas des arguments juridiques la concernant qui ont été formulés dans la lettre des avocats datée du 12 mars 2019. Dans cette dernière, les avocats ont fait valoir que Mme Okojie avait toujours le statut de résidente permanente en raison de certains faits liés à la question de s’être réclamée de nouveau de la PPN et d’une interprétation de l’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR. De l’avis de Mme Okojie, l’arrêt Vavilov exige que la déléguée traite de ses arguments principaux. Comme la déléguée ne l’a pas fait, sa décision de prendre une mesure d’interdiction de séjour devrait être annulée, et l’affaire renvoyée à un autre délégué du ministre, qui devra examiner ces arguments avant de rendre une décision.

[26]  La seconde position de la demanderesse s’articule autour de l’interprétation de l’alinéa 46(1)c.1). Elle soutient qu’elle n’a pas perdu son statut de résidente permanente du fait de cette disposition et que la déléguée n’était donc pas légalement habilitée à prendre une mesure d’interdiction de séjour, parce qu’elle n’était pas interdite de territoire au sens du paragraphe 40.1(1) – lequel ne vise que les étrangers.

[27]  Dans la décision Okojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 880, aux para 23‑29, le juge Gascon a décrit en détail l’argument d’interprétation législative qu’invoque la demanderesse. En résumé, cet argument est le suivant. Quand une personne tombe sous le coup des circonstances énumérées au paragraphe 108(1), elle perd la qualité de réfugié si le ministre présente une demande fructueuse au titre du paragraphe 108(2). Dans ce cas, cela peut déclencher les circonstances énumérées à l’alinéa 46(1)c.1) : « [e]mporte perte du statut de résident permanent […] la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile ». Si cette disposition s’applique, la personne est interdite de territoire au sens du paragraphe 40.1(1) à titre d’étranger, et une mesure d’interdiction de séjour peut être prise à la suite d’un rapport fondé sur le paragraphe 44(1). Dans la présente affaire, Mme Okojie soutient que la décision prise par la SPR au titre du paragraphe 108(2) a eu lieu en 2018, mais qu’il ne s’agissait que d’une reconnaissance officielle de faits qui, en réalité, étaient survenus nettement plus tôt. Elle ajoute que les faits qui fondent sa nouvelle réclamation de la PPN au sens de l’alinéa 108(1)a) ont eu lieu en 2004 et en 2005, quand le gouvernement du Nigéria lui a délivré pour la première fois un passeport et qu’elle s’en est servie pour se rendre dans ce pays.

[28]  Ces dates sont d’une importance cruciale pour la position de la demanderesse, parce que le législateur a adopté l’alinéa 46(1)c.1) en 2012. Mme Okojie soutient que le législateur n’a adopté aucune disposition transitoire qui puisse rendre l’alinéa 46(1)c.1) rétroactif et que rien dans son libellé n’implique nécessairement qu’il s’applique de manière rétroactive. Invoquant l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 RCS 289, elle fait valoir qu’elle ne peut perdre son statut de résidente permanente en raison de faits survenus avant que l’alinéa 46(1)c.1) entre en vigueur le 15 décembre 2012. Étant donné que sa nouvelle réclamation de la PPN était fondée sur des faits survenus en 2004 et en 2005, elle ne tombe pas sous le coup de l’alinéa 46(1)c.1), et elle n’a pas perdu son statut de résidente permanente. En tant que résidente permanente, elle n’est pas interdite de territoire aux termes du paragraphe 40.1(1). Le rapport au titre du paragraphe 44(1) n’est pas fondé en droit, et la déléguée n’était pas légalement habilitée à prendre une mesure d’interdiction de séjour en prenant pour base cette conclusion d’interdiction de territoire.

[29]  Le défendeur ne souscrit pas aux deux arguments invoqués. Pour ce qui est du premier, le ministre prétend qu’il est présumé d’un point de vue juridique que la déléguée a lu les observations et, en fait, elle a expressément indiqué l’avoir fait. Cela, dit le défendeur, est suffisant, selon l’arrêt Vavilov, pour ce qui est de la décision dont il est question en l’espèce. La SPR a rendu la décision clé que Mme Okojie s’était réclamée de nouveau de la PPN et qu’elle avait perdu la qualité de réfugiée, ce qui veut dire que, d’un point de vue pratique, la déléguée n’avait pas grand‑chose de plus à décider, vu la nature de la mesure d’interdiction de séjour. Elle n’était pas tenue, légalement, d’écrire plusieurs pages d’analyse en réponse aux arguments juridiques de Mme Okojie.

[30]  Pour ce qui est de la seconde question, le défendeur prétend que, aux termes de l’alinéa 46(1)c.1), c’est la décision rendue au titre de l’article 108, à savoir que la personne a perdu la qualité de réfugié, qui entraîne la perte de l’asile. L’emploi des mots « est perdu », au paragraphe 108(2), fait référence à des faits survenus dans le passé, mais la disposition traite d’un statut juridique (ou de la perte de ce dernier) dans l’avenir. De plus, tous les faits déclencheurs que prévoit le paragraphe 46(1) sont de nature prospective, et l’alinéa 46(1)c.1) en fait partie. Selon l’argument du ministre, Mme Okojie a perdu le statut de résidente permanente en raison de l’alinéa 46(1)c.1) et, de ce fait, la mesure d’interdiction de séjour a été prise de manière légalement autorisée. Le ministre soutient en outre que la décision de la déléguée était raisonnable au vu du dossier dont elle disposait.

[31]  Deux points importants ont été soulevés à l’audition de la présente demande. Premièrement, le défendeur a soutenu que, contrairement à l’observation de la demanderesse, les faits sur lesquels la SPR a fondé la décision qu’elle a rendue en application du paragraphe 108(2) ne se limitaient pas à la période de 2004‑2005 et que, en réalité, les nouvelles réclamations de la PPN avaient eu lieu jusqu’en 2015, c’est‑à‑dire après l’entrée en vigueur de l’alinéa 46(1)c.1) en décembre 2012. Ce point, s’il est exact, pourrait avoir une incidence marquée sur le fondement des arguments juridiques de la demanderesse.

[32]  De plus, à l’audience, les avocats de la demanderesse ont inversé l’ordre des deux questions susmentionnées, de façon à mettre l’accent sur l’argument d’interprétation législative. Les avocats des deux parties ont fait remarquer que l’interprétation législative que faisait la demanderesse de l’alinéa 46(1)c.1) avait été soulevée dans des demandes antérieurement soumises à la Cour, y compris devant le juge Brown dans la décision Tung, mais qu’aucune des décisions antérieures ne l’avait examinée sur le fond. Les avocats de la demanderesse ont donc demandé à la Cour à profiter de l’occasion pour interpréter cette disposition. Dans ses observations, l’avocat du défendeur a reconnu qu’il serait utile de le faire.

[33]  À mon avis, le fait de répondre à deux questions réglerait la présente demande. Premièrement, la position de la demanderesse qui a été exposée dans la lettre de ses avocats datée du 12 mars 2019 était‑elle une contrainte juridique ou factuelle susceptible d’avoir une incidence sur la décision de la déléguée de prendre une mesure d’interdiction de séjour? Cette question touche à la nature des observations que la demanderesse a formulées, ainsi qu’au fait de savoir si la position qu’elle a adoptée s’appuie sur un fondement suffisant, tant sur le plan juridique que factuel, de telle sorte qu’il aurait fallu soumettre cette position à la déléguée et que celle‑ci l’examine.

[34]  À certains égards, cette première question adopte une méthode semblable à celle qu’a employée le juge Stratas dans l’arrêt Hillier c Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, aux para 13‑29. Le fait d’axer cette première question sur l’existence d’éventuelles contraintes juridiques et factuelles imposées au décideur intègre la démarche axée sur les contraintes imposées qui a été suivie, dans le cas d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, dans l’arrêt Vavilov et d’autres affaires jugées en appel : voir l’analyse faite dans l’arrêt Entertainment Software Assoc, aux para 24‑36. Conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Vavilov à propos de la retenue judiciaire et du respect du rôle que joue le ministre en tant que décideur initial, cette première question vise à éviter que la Cour tire des conclusions sur le bien‑fondé factuel ou juridique. Je ne donnerai donc pas suite à la requête de la demanderesse d’interpréter les dispositions pertinentes de la LIPR – même un examen « préalable » : Hillier, au para 18. À mon avis, c’est au ministre ou à sa déléguée qu’il reviendrait de faire part en premier de leur interprétation juridique et de l’appliquer à la situation de la demanderesse.

[35]  Répondre à cette première question évite donc de tomber de Charybde — un contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte (ou un « contrôle judiciaire déguisé selon la norme de la décision correcte ») — en Scylla – abandonner le rôle fondamental que joue la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.

[36]  La seconde question examinée ci‑après est la suivante : la décision de la déléguée présente‑t‑elle les éléments de transparence, d’intelligibilité et de justification qu’exige la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov?

La première question : la position de la demanderesse était‑elle susceptible d’exercer des contraintes sur la capacité de la déléguée de prendre la mesure d’interdiction de séjour?

[37]  À mon avis, la réponse à cette question est « oui ». Il y a deux facteurs en jeu.

[38]  Premièrement, les observations de la demanderesse sont axées sur une question de droit fondamentale : s’il est légalement autorisé de prendre la mesure d’interdiction de séjour du fait que la demanderesse est interdite de territoire en application du paragraphe 40.1(1) de la LIPR. Si la demanderesse interprète correctement l’alinéa 46(1)c.1), elle a peut‑être encore le statut de résidente permanente du Canada. Si elle est toujours résidente permanente du Canada, et non pas une étrangère, il est donc impossible que le paragraphe 40.1(1) ait pour effet de la rendre interdite de territoire. Si elle a raison, la prise de la mesure d’interdiction de séjour n’était peut‑être pas légalement autorisée. Dans ce cas, la LIPR exercerait une contrainte de nature juridique sur le résultat de la décision de la déléguée. En disant cela, je ne fais aucun commentaire sur la valeur des positions de la demanderesse ou du défendeur en droit; je conclus simplement que l’argument juridique qu’invoque la demanderesse est suffisant pour être soumis à l’examen de la déléguée.

[39]  Un second facteur, de nature factuelle celui‑là, est plus nuancé. La position juridique de la demanderesse à l’égard de la présente demande, et celle qu’elle a présentée à la déléguée dans la lettre datée du 12 mars 2019, s’appuie sur l’idée que les faits qui ont mené à la décision de perte de l’asile de la SPR sont tous survenus avant le 15 décembre 2012, date de l’entrée en vigueur de l’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR. Comme il a été signalé plus tôt, le défendeur a contesté cette prémisse, faisant valoir que certains des faits ayant donné lieu à la nouvelle réclamation de la PPN de la demanderesse étaient survenus après le 15 décembre 2012 ou, subsidiairement, que certains des faits ayant permis à la SPR de conclure que la demanderesse s’était réclamée de nouveau de la PPN avaient eu lieu, d’après la SPR, après 2012.

[40]  Après avoir examiné avec soin le dossier et la décision de la SPR, je crois qu’il n’y a pas, pour le défendeur, de critère miracle qui empêche de soumettre la position de la demanderesse à la déléguée. Cette position est suffisamment fondée pour qu’il soit justifié que la déléguée l’examine, vu qu’il y a des arguments à invoquer en faveur de la position du défendeur. J’expliquerai de manière concise la situation, et uniquement pour les besoins de la présente demande, en me reportant à certaines conclusions qui figurent dans la décision de la SPR ainsi qu’à des paragraphes particuliers de cette décision sur lesquels se fonde la demanderesse à l’appui de son argumentation.

[41]  Le ministre a fait valoir auprès de la SPR que Mme Okojie s’était volontairement réclamée de la protection du Nigéria en demandant et en recevant plusieurs passeports nigérians des autorités gouvernementales. Il a de plus allégué qu’elle s’était servie de ces passeports pour retourner volontairement au Nigéria « plusieurs fois au cours d’une période de 11 ans » (décision de la SPR, au para 4 [citation], 5 et 11). Mme Okojie a confirmé que les trois passeports qui lui avaient été délivrés en 2004, en 2009 et en 2014 étaient des passeports nigérians officiels et qu’elle en était la titulaire légitime : au para 13. D’après le témoignage de Mme Okojie, la SPR a conclu qu’elle s’était rendue au Nigéria en 2004, 2005, 2007, 2009, 2010, 2012, 2013 et 2015 : au para 14.

[42]  La SPR a considéré que la question déterminante était de savoir si Mme Okojie, par ses actes, s’était effectivement réclamée de nouveau volontairement et intentionnellement de la protection des autorités nigérianes, comme il était prévu à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR : décision de la SPR, au paragraphe 18.

[43]  Au paragraphe 19 de sa décision, la SPR a tiré la conclusion suivante au sujet des exigences en matière de caractère volontaire et intentionnel qui s’appliquent au fait de se réclamer de nouveau de la PPN, au sens de l’alinéa 108(1)a) :

Le tribunal estime, selon la prépondérance des probabilités, que les actes [de Mme Okojie] pour obtenir un nouveau passeport nigérian auprès des autorités du Nigéria à Abuja à trois occasions distinctes étaient volontaires et intentionnels […] elle a présenté une demande de passeport auprès des autorités nigérianes à trois occasions distinctes et les a obtenus et, de plus, elle s’est rendue au Nigéria à 10 occasions distinctes munie de ces passeports.

[44]  Au paragraphe 24, le tribunal a fait remarquer une fois de plus que, dans le cas de Mme Okojie, le fait de se réclamer de nouveau de la protection de son pays était un acte volontaire et intentionnel. Elle avait renouvelé son passeport en 2004 à seule fin de se rendre au Nigéria, ayant déjà obtenu le statut de résidente permanente au Canada, et le but de ce passeport était de se rendre dans ce pays, et non pas de l’utiliser comme pièce d’identité. Le tribunal a ensuite fait référence aux voyages de retour que Mme Okojie avait faits au Nigéria, pour se marier, pour tomber enceinte, pour obtenir de l’aide après avoir fait des fausses couches, ainsi que pour rendre visite à ses parents malades, des actes tous volontaires, et non nécessaires, comme l’a conclu le tribunal. Je signale que ces voyages ont eu lieu non seulement en 2004‑2005, mais jusqu’en 2015, et ce, en se servant non seulement du passeport de 2004, mais aussi des passeports de 2009 et de 2014 : décision de la SPR, aux para 14‑15 et 25‑26.

[45]  Aux paragraphes 25‑26, la SPR a continué d’examiner la preuve de Mme Okojie au sujet du caractère volontaire et intentionnel de ses voyages, y compris après que son époux était devenu résident permanent du Canada en 2007 – celui‑ci n’avait pas pu s’adapter et était plus tard retourné au Nigéria, où elle lui avait rendu visite, de même que les voyages qu’elle avait faits en 2010 et en 2015 pour rendre visite à son père et à sa mère malades, respectivement.

[46]  Au paragraphe 27, le tribunal a conclu, après avoir pris en considération les explications données par Mme Okojie pour ses actes, qu’il n’y avait pas assez d’éléments de preuve contraires permettant de réfuter la présomption selon laquelle cette dernière s’était réclamée de nouveau de la PPN de façon volontaire et intentionnelle, en demandant et en obtenant un nouveau passeport national. Le tribunal a jugé qu’« en obtenant et en utilisant ce passeport national pour retourner au Nigéria », elle avait « effectivement obtenu la protection des autorités nigérianes » et qu’elle satisfaisait donc à la troisième exigence relative au fait de se réclamer à nouveau de la PPN que prévoit l’alinéa 108(1)a). Au paragraphe 28, le tribunal de la SPR a indiqué qu’elle avait non seulement eu recours aux services et à l’aide des autorités nigérianes pour l’obtention d’un nouveau passeport, mais qu’« en allant dans ce pays munie d’un passeport valide et sous sa propre identité, elle [avait] sciemment alerté les autorités de sa présence ». Le tribunal a conclu que Mme Okojie était entrée au Nigéria et avait fait état de ses allées et venues aux autorités du pays où elle se trouvait, en raison des « timbres d’entrée et de sortie dans son passeport ». Il a ajouté que Mme Okojie, en se réclamant de nouveau de la PPN, avait montré qu’elle faisait confiance au gouvernement du Nigéria pour la protéger, malgré le fait qu’elle s’était vu accorder l’asile en 2003, parce qu’elle craignait de rester dans ce pays.

[47]  La conclusion générale que la SPR a formulée aux paragraphes 6 et 29 ne faisait aucunement référence à des faits quelconques qui l’avaient amenée à tirer sa conclusion.

[48]  Je reviens aux observations qu’ont présentées les parties dans le cadre de la présente demande. Si j’ai bien compris celles que les avocats de la demanderesse ont présentées en réplique à l’audience, l’argument qu’ils invoquent est que, lorsque la SPR a fait mention du nouveau passeport initial de Mme Okojie en 2004, au paragraphe 24 de sa décision, c’était le renouvellement de ce passeport, et le ou les voyages faits au Nigéria avec ce dernier en 2005, qui constituait le fondement de la conclusion qu’elle tirait à propos du fait de se réclamer de nouveau de la PPN aux paragraphes 27 et 28. Dans ces derniers, la SPR faisait mention d’« un » passeport (au singulier), de « ce passeport », d’« un passeport valide » et du fait d’être « [allée] dans ce pays », des éléments qui se rapportaient tous au renouvellement initial du passeport de 2004 de la demanderesse qui était mentionné au paragraphe 24. D’où la position qu’avance la demanderesse dans la présente demande – et qu’elle a avancée devant la déléguée dans la lettre du 12 mars 2019 – selon laquelle les faits ayant mené à la conclusion de la SPR au sujet du fait de se réclamer de nouveau de la PPN (du moins pour ce qui était du troisième élément du fait proprement dit de se réclamer de nouveau de cette protection) sont tous survenus avant le 15 décembre 2012, date de l’entrée en vigueur de l’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR.

[49]  En revanche, le défendeur a fait valoir que certains des faits que la SPR avait pris en considération étaient survenus après le 15 décembre 2012. Il y a des conclusions de la SPR qui font référence aux trois passeports nigérians de la demanderesse ainsi qu’aux nombreuses visites qu’elle a faites dans le pays après 2005. Mme Okojie a obtenu un nouveau passeport nigérian en 2014 et elle s’est rendue au Nigéria après 2012, jusqu’en 2015.

[50]  Sans faire un commentaire quelconque sur celle des deux positions des parties qu’il est préférable de retenir, je suis d’avis qu’il y avait dans la décision de la SPR un fondement factuel suffisant pour justifier la position qu’avance la demanderesse au sujet de l’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR.

[51]  Pour ce qui est de la première question, je conclus donc que la position de la demanderesse, telle qu’énoncée dans la lettre de ses avocats datée du 12 mars 2019, était une contrainte factuelle et juridique susceptible d’avoir une incidence sur la décision de la déléguée de prendre une mesure d’interdiction de séjour, de sorte qu’il y avait lieu de soumettre cette position à l’examen de la déléguée.

La deuxième question : la décision de la déléguée présente‑t‑elle les éléments de transparence, d’intelligibilité et de justification qu’exige l’arrêt Vavilov?

[52]  À mon avis, la décision de la déléguée ne répond pas aux exigences essentielles de la transparence, de l’intelligibilité et de la justification qui, comme il est indiqué dans l’arrêt Vavilov, sont les caractéristiques d’une décision administrative raisonnable. Comme il est expliqué plus en détail ci‑après, elle n’a ni traité de manière suffisante l’argument central de la demanderesse selon laquelle, suivant une interprétation appropriée de la LIPR, elle avait toujours le statut de résidente permanente du Canada, ni justifié d’aucune manière sa conclusion à cet égard.

[53]  La demanderesse a clairement fait état de sa position dans une lettre détaillée de ses avocats. Son argument touche au cœur même de la question de savoir si la déléguée était légalement habilitée à prendre la mesure d’interdiction de séjour. Si la demanderesse a raison de dire qu’elle avait toujours le statut de résidente permanente, et n’est pas devenue une étrangère au Canada après que la SPR eut rendu sa décision en application du paragraphe 108(2), elle n’était donc pas interdite de territoire au sens du paragraphe 40.1(1). Dans ces circonstances, je suis d’avis, tout comme le juge Brown dans la décision Tung, que la déléguée devait en faire plus qu’elle l’a fait avant de prendre la mesure d’interdiction de séjour.

[54]  Le juge Brown a rendu la décision Tung avant que la Cour suprême publie son arrêt Vavilov. Le raisonnement qu’il a suivi s’appuie sur des décisions antérieures de la Cour suprême qui ont été en grande partie intégrées dans les indications que donne la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov. Le juge Brown a appliqué une norme de contrôle fondée sur la décision raisonnable, et il a mis l’accent sur l’existence des caractéristiques que sont la justification, la transparence et l’intelligibilité, ainsi que le fait de savoir si la décision appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : aux para 5‑6. Dans la décision Tung, le juge Brown a conclu que rien dans le dossier n’indiquait que les observations détaillées de Mme Tung avaient été « prises en compte de quelque façon que ce soit » : au para 6. Il a conclu que, vu l’importance de la perte du statut de résident permanent, il fallait porter une certaine attention aux observations formulées par la personne visée quant à la raison pour laquelle il ne fallait pas ordonner qu’elle quitte le Canada. Le juge Brown était convaincu que, dans cette affaire en particulier, les observations présentées par Mme Tung n’avaient « pas du tout été prises en compte » : aux paras 10‑11.

[55]  En ce qui concerne les motifs du décideur (ou leur absence) dans l’affaire Tung, le juge Brown a déclaré, au para 16 :

Il est possible que le décideur — en l’espèce, le représentant du ministre — ait estimé qu’aucun des arguments avancés par la demanderesse n’était fondé. Il est aussi possible que le représentant du ministre ait estimé que certains étaient fondés et que d’autres ne l’étaient pas. Je ne suis pas en mesure de le savoir, au vu du dossier. On me dit que le représentant du ministre a estimé que le statut avait été perdu [traduction] « par l’effet de la loi », mais le dossier ne contient aucune conclusion de cette nature. Il n’y a rien en réalité à ce sujet. Le contrôle judiciaire est donc justifié dans les circonstances, et la présente cour de révision l’accueillera.

[56]  Dans la présente affaire, la décision de la déléguée comprend la mesure d’interdiction de séjour ainsi que le formulaire intitulé [traduction] « Contrôle du délégué du ministre », où figurent les cases à cocher et les endroits où les délégués peuvent ajouter des commentaires particuliers.

[57]  La déléguée doit avoir souscrit à la teneur du rapport établi par l’agent au titre du paragraphe 44(1). Comme il a été décrit plus tôt, il a été conclu dans ce rapport que la demanderesse était interdite de territoire en application du paragraphe 40.1(1) de la LIPR, car il y avait des motifs de croire qu’elle était une étrangère interdite de territoire, du fait qu’il avait été décidé, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2), qu’elle avait perdu l’asile dont elle bénéficiait. Ce n’est qu’en vertu de l’alinéa 46(1)c.1) qu’il est possible de conclure que Mme Okojie était interdite de territoire au sens du paragraphe 40.1(1), en raison d’une décision rendue au titre du paragraphe 108(2).

[58]  Le formulaire de [traduction] « Contrôle du délégué du ministre » comprenait la mention suivante, écrite à la main par la déléguée : [TRADUCTION« Observations prises en compte ». Au vu du dossier, la déléguée a indiqué qu’elle avait pris en compte des observations, mais, en fait, rien n’indique desquelles il s’agissait, avant qu’elle prenne la mesure d’interdiction de séjour. Selon le formulaire, la demanderesse a comparu sans avocat, de sorte qu’il faut en déduire que les observations étaient celles qui figuraient dans la lettre des avocats datée du 12 mars 2019. La déléguée ne l’a pas dit.

[59]  Rien n’indique que la déléguée a réellement analysé les observations qui lui ont été présentées au sujet de la question centrale que soulevait Mme Okojie. Si la déléguée les a bel et bien prises en compte, il lui a fallu : i) ne pas souscrire aux observations de la demanderesse quant au fait de savoir si elle avait toujours le statut de résidente permanente et à son interprétation juridique de l’alinéa 46(1)c.1), et (ii) souscrire à la conclusion tirée dans le rapport établi par l’agent au titre du paragraphe 44(1). Le dossier n’indique pas comment elle est arrivée à ces conclusions, ou pourquoi elle n’a pas souscrit à une partie ou à la totalité des observations de la demanderesse. Rien n’indique qu’elle a reçu ou examiné des arguments juridiques écrits qui étaient contraires aux observations de la demanderesse. Elle ne dit pas si elle a lu l’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR ou la décision de la SPR. Nous ignorons si elle s’est servie de faits quelconques survenus après le 15 décembre 2012 à l’appui de sa décision de prendre la mesure d’interdiction de séjour, si elle les a pris en compte ou si elle en connaissait l’existence. Le dossier ne permet pas à la Cour de déterminer si la déléguée a fait un effort quelconque pour analyser la position de la demanderesse qui était exposée dans la lettre détaillée de ses avocats, datée du 12 mars 2019, ou pour s’y attaquer.

[60]  Dans les circonstances actuelles, la déléguée a simplement confirmé qu’elle avait [TRADUCTION« pris en compte des observations ». À l’instar du juge Brown dans la décision Tung, je ne crois pas que la déléguée avait à rédiger une longue décision ou explication quant à la raison pour laquelle elle avait souscrit au rapport établi au titre du paragraphe 44(1), et non aux observations de la demanderesse sur l’interprétation de l’alinéa 46(1)c.1). Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a expressément indiqué que le décideur n’est pas tenu de répondre à tous les arguments ou tous les modes possibles d’analyse ou à tirer des conclusions explicites sur chaque élément ayant mené à une conclusion (Vavilov, aux para 91 et 128); cependant, le fait que le décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par une partie peut être un problème : Vavilov, au para 128. Il est également impossible que la Cour fasse état d’un raisonnement qui n’a pas été énoncé par la déléguée : Vavilov, aux para 96‑97 (analysant l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708).

[61]  Selon moi, vu l’importance qu’accorde la Cour suprême à la justification dans l’arrêt Vavilov, certaines circonstances requièrent plus que l’idée implicite ou muette qu’un décideur a pris en considération les arguments juridiques de fond des deux parties en cause avant de rendre une décision qui touche les droits ou les intérêts fondamentaux d’une personne. Dans la présente affaire, la déléguée devait faire plus que ce qu’elle a fait pour confirmer qu’elle avait analysé les observations de la demanderesse selon lesquelles elle avait toujours le statut de résidente permanente, et qu’elle s’était attaquée à cette question; il fallait qu’il y ait un degré concret de réactivité à la teneur de la lettre des avocats. Il ne suffisait pas d’écrire simplement sur le formulaire qu’elle avait pris en compte les observations. L’absence d’autres commentaires montrant que la déléguée avait analysé la question centrale soulevée par la demanderesse « permet de se demander [si elle] était effectivement attenti[ve] et sensible à la question qui lui était soumise » : Vavilov, au para 128. Ce fait suscite également des doutes à propos de la transparence et de l’intelligibilité, étant donné que la déléguée n’a expliqué d’aucune manière pourquoi elle a rejeté la position de la demanderesse.

[62]  Vu la nature des intérêts de la demanderesse qui sont en jeu, l’importance, pour la décision de la déléguée, des observations juridiques détaillées de la demanderesse sur une question d’interprétation législative, et les circonstances de fait liées à la décision de la déléguée de prendre une mesure d’interdiction de séjour, je conclus qu’en l’espèce, la décision de la déléguée souffre d’une absence de justification. Les circonstances suscitent également des doutes quant à la transparence et à l’intelligibilité.

[63]  Il reste deux derniers points. Premièrement, dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a traité de la question du contrôle judiciaire en l’absence de motifs, quand, par exemple, le processus décisionnel ne se prête pas aisément à la production d’une seule série de motifs : aux para 136‑138. Dans de telles circonstances, la cour de révision est tenue d’examiner la décision à la lumière des contraintes imposées au décideur afin de déterminer s’il s’agit d’une décision raisonnable. La Cour a également exprimé l’avis qu’il est « peut‑être inévitable » que, faute de motifs, l’analyse soit dans ce cas « centrée sur le résultat plutôt que sur le raisonnement du décideur » : au para 138.

[64]  Selon moi, ces paragraphes de l’arrêt Vavilov ne s’appliquent pas en l’espèce. Dans la présente affaire, les circonstances sont nettement différentes des deux exemples que donne la Cour : une municipalité qui adopte un règlement (Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 RCS 5) ou un barreau qui rend une décision (Law Society of British Columbia c Trinity Western University, 2018 CSC 32, [2018] 2 RCS 293). De plus, il n’est pas question ici d’une affaire dans laquelle la décision est dénuée de toute explication ou de tout motif. Nous avons en main la teneur de la mesure d’interdiction de séjour datée du 2 juillet 2019, et le dossier inclut le formulaire de [traduction] « Contrôle du délégué du ministre », que la déléguée a rempli.

[65]  En dernier lieu, pour ce qui est de la question de savoir si la décision de la déléguée appartient aux issues possibles acceptables, cette dernière a été confrontée, à certains égards, à un choix binaire : souscrire au rapport établi au titre du paragraphe 44(1) et prendre la mesure d’interdiction de séjour, ou pas. Le résultat aurait toutefois pu être différent si la déléguée avait pris en considération, de manière évidente, les arguments d’interprétation législative invoqués par la demanderesse et si elle y avait souscrit. Quoi qu’il en soit, l’arrêt Vavilov exige qu’une décision soit raisonnable, tant sur le plan du résultat atteint que sur celui du processus suivi par le décideur pour y arriver : aux para 83 et 86‑87.

[66]  Je conclus donc que la décision de la déléguée n’est pas conforme aux exigences fondamentales que prescrit la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov. Cette décision est déraisonnable.

V.  Conclusion

[67]  La mesure d’interdiction de séjour que la déléguée a prise sera donc annulée. Il n’y a pas de question à certifier, et il n’y a pas lieu d’adjuger des dépens.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4294‑19

LA COUR STATUE :

  1. La mesure d’interdiction de séjour est annulée. L’affaire est renvoyée à un délégué du ministre différent pour nouvelle décision, après, notamment, prise en considération de la position de la demanderesse exposée dans la lettre des avocats datée du 12 mars 2019.

  2. Il n’y a pas de question à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

  3. Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian. Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4294‑19

 

INTITULÉ :

AMENDE VIOLET OKOJIE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 AOÛT 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :

LE 5 octobrE 2020

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

Tara McElroy

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Stephen Jarvis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lorne Waldman

Tara McElroy

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Stephen Jarvis

Procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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