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                                                                                                                                  Date : 19981126

                                                                                                                               Dossier : T-165-98

Ottawa (Ontario), le 26 novembre 1998

En présence de Madame le juge Tremblay-Lamer

Entre

                                           BRENDA MARIE JOHNSON-PAQUETTE,

                                                                                                                                      demanderesse,

                                                                          - et -

                                                         SA MAJESTÉ LA REINE,

                                                                                                                                        défenderesse

                                                                ORDONNANCE

            La Cour fait droit à l'exception d'incompétence soulevée par la défenderesse en l'espèce.

                                                                                                           Signé : Danièle Tremblay-Lamer    

                                                                                            ________________________________

                                                                                                                                                     Juge                     

Traduction certifiée conforme,

Laurier Parenteau, LL.L.


                                                                                                                                  Date : 19981126

                                                                                                                               Dossier : T-165-98

Entre

                                           BRENDA MARIE JOHNSON-PAQUETTE,

                                                                                                                                      demanderesse,

                                                                          - et -

                                                         SA MAJESTÉ LA REINE,

                                                                                                                                        défenderesse

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

Le juge TREMBLAY-LAMER

1           Par cette requête, la défenderesse conclut au rejet de l'action en délit civil intentée par la demanderesse contre la Couronne, par ce motif que la Cour n'a pas compétence en la matière.

LES FAITS DE LA CAUSE

2           La demanderesse était une employée de l'administration fédérale aux services du Programme canadien de prêts aux étudiants à Hull où, selon ses dires, un collègue s'est livré à des voies de fait et des actes d'intimidation sur elle et lui a infligé intentionnellement un choc nerveux à des dates non spécifiées, durant la période allant de 1987 au 15 octobre 1997.

3           Elle prétend aussi que les hauts échelons du ministère où elle travaillait faisaient preuve de négligence à l'égard de ses plaintes comme pour ce qui était de la protéger contre la répétition de ces actes.

4           Elle a déposé quatre griefs selon la procédure prévue à l'article 9.1 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique[1] (la Loi), lesquels ont été tous rejetés aux paliers successifs jusques et y compris le dernier.

5           Le 2 février 1998, elle a intenté, par voie de déclaration, une action contre la Couronne.

6           Le principal chef de plainte est l'intimidation et le harcèlement de la part d'un collègue, et le chef secondaire est la suite réservée par l'employeur à ses plaintes initiales, et plus spécifiquement l'inaction de ses supérieurs devant le supposé harcèlement.

7           La défenderesse soulève l'exception d'incompétence, par ce motif que le différend relève de la convention collective, aux termes de laquelle tous les différends de ce genre sont soumis au processus de résolution que prévoit la loi applicable, savoir la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique.

8           Elle soutient que la voie de droit ouverte à la demanderesse est le recours en contrôle judiciaire, que prévoit l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale[2], contre la décision de l'agent des griefs, et non l'action civile.

9           Subsidiairement, elle soutient que les allégations faites par la demanderesse sont la discrimination ou le harcèlement sexuel, qui relèvent de la Commission et du tribunal des droits de la personne, ainsi que le prévoit la Loi canadienne sur les droits de la personne[3].

10         De son côté, la demanderesse soutient que par application de la Loi sur la Cour fédérale[4] et de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif[5], la Cour fédérale a compétence sur les actions intentées contre l'État. Que la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique ne prévoit pas le jugement en règle de ses plaintes, ni n'investit l'agent des griefs du pouvoir d'accorder les dommages-intérêts. Que la procédure de grief prévue dans cette loi et dans la convention collective n'est pas suffisante en l'espèce et que dans les cas où la nature essentielle du différend fait qu'il ne tombe pas dans le champ d'application de la convention collective, la Cour retient sa compétence pour juger l'affaire et accorder les dommages-intérêts.

ANALYSE

11         La demanderesse poursuit la Couronne en délit civil tenant aux actes (ou omissions) de ses préposés, en application de l'alinéa 3a) de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif[6], qui porte

3. En matière de responsabilité civile délictuelle, l'État est assimilé à une personne physique, majeure et capable, pour :

a) les délits civils commis par ses préposés; ¼

12         Selon l'article 17 de la Loi sur la Cour fédérale, celle-ci a compétence concurrente en première instance, en cas de demande de réparation contre la Couronne :

17.(1) Réparation contre la Couronne - Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, la Section de première instance a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne.

    (2) Motifs - La Section de première instance a notamment compétence concurrente en première instance, sauf disposition contraire, dans les cas de demande motivés par :

                        ¼

d) une demande en dommages-intérêts formée au titre de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif.

En outre, la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif est un corps de droit en vigueur[7] et une loi du Canada pour ce qui est de déterminer la compétence en première instance[8]. La Cour fédérale a donc compétence, sauf, aux termes du paragraphe 17(1), « disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale » .

13         Afin de juger si l'affaire en instance tombe sous le coup de cette exception, il faut examiner la demande elle-même.

14         Les agissements du collègue ne tombent pas dans le champ d'application de la convention collective, qui régit les relations entre employeur et employé. Un plaignant doit donc recourir directement à la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique et à la procédure de grief prévue aux articles 91 et suivants, comme nous le verrons infra.

15         Par contre, la supposée inaction de l'employeur face au harcèlement est expressément prévue dans la convention collective. Cependant, le résultat est le même, puisque l'article M-38.02 de cette convention prévoit que les griefs sous ce chef doivent être aussi présentés sous le régime de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique :

M-38.02 Sous réserve de l'article 90 (l'article 91 actuel) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique et en application de celui-ci, l'employé qui se croit traité avec injustice ou lésé par un acte ou omission de l'employeur dans des matières autres que le processus de classification, peut présenter un grief selon les modalités prévues à l'article M-38.05, sauf les cas suivants :

a) au cas où la plainte de l'employé relève d'une autre procédure administrative prévue par une loi fédérale, c'est cette procédure qui sera suivie;

b) au cas où le grief porte sur l'interprétation de la présente convention collective, de la convention spécifique du groupe auquel il appartient ou d'une sentence arbitrale, l'employé n'a pas le droit de présenter un grief sauf approbation de l'Alliance qui le représentera dans ce cas.

Les termes généraux de cet article, qui embrassent « tout acte ou omission de l'employeur » , couvrent certainement le cas de la demanderesse.

16         La procédure de grief est prévue aux articles 91 et suivants de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique. Voici ce que prévoit l'alinéa 91(1)b) :

91.(1) Sous réserve du paragraphe (2) et si aucun autre recours administratif de réparation ne lui est ouvert sous le régime d'une loi fédérale, le fonctionnaire a le droit de présenter un grief à tous les paliers de la procédure prévue à cette fin par la présente loi, lorsqu'il s'estime lésé :

¼

b) par suite de tout fait autre que ceux mentionnés aux sous-alinéas a)(i) ou (ii) et portant atteinte à ses conditions d'emploi.

17         Les faits de la cause sont couverts par les termes généraux de cette loi. La demanderesse est une « fonctionnaire » au sens de la définition de l'article 2 de la Loi, et ses chefs de conclusions sont certainement couverts par les mots « tout fait portant atteinte à ses conditions d'emploi » .

18         Comme noté supra, la demanderesse a déposé quatre griefs sous le régime de cette disposition, lesquels ont été tous rejetés jusqu'au dernier palier.

19         Le plaignant qui n'obtient pas satisfaction à l'issue de la procédure de grief prévue à l'article 91, peut, par application de l'article 92 de la Loi, demanderue sa plainte soit soumise à l'arbitrage. Cependant, cette dernière disposition est de portée plus limitée que l'article 91, ce qui fait que certaines questions qui peuvent faire l'objet d'un grief ne peuvent pas être renvoyées à l'arbitrage. Voici ce que prévoit l'article 92 :

92.(1) Après l'avoir porté jusqu'au dernier palier de la procédure applicable sans avoir obtenu satisfaction, un fonctionnaire peut renvoyer à l'arbitrage tout grief portant sur :

a) l'interprétation ou l'application, à son endroit, d'une disposition d'une convention collective ou d'une décision arbitrale;

b) dans le cas d'un fonctionnaire d'un ministère ou secteur de l'administration publique fédérale spécifié à la partie I de l'annexe I ou désigné par décret pris au titre du paragraphe (4), soit une mesure disciplinaire entraînant la suspension ou une sanction pécuniaire, soit un licenciement ou une rétrogradation visé aux alinéas 11(2)f) ou g) de la Loi sur la gestion des finances publiques;

c) dans les autres cas, une mesure disciplinaire entraînant le licenciement, la suspension ou une sanction pécuniaire.

20         La demanderesse soutient que son cas n'étant pas couvert par l'article 92, elle ne peut pas aller en arbitrage, ce qui devrait lui donner le droit de saisir la Cour fédérale. Cet argument n'est pas valide à la lumière du paragraphe 96(3), que voici :

96.(3) Sauf dans le cas d'un grief qui peut être renvoyé à l'arbitrage au titre de l'article 92, la décision rendue au dernier palier de la procédure applicable en la matière est finale et obligatoire, et aucune autre mesure ne peut être prise sous le régime de la présente loi à l'égard du grief ainsi tranché.

21         En bref, la convention collective spécifie que le recours indiqué est celui prévu par la Loi et qui est un processus de grief en règle. Si le plaignant n'est pas satisfait de l'issue du grief déposé sous le régime de l'article 91 et que le différend soit couvert par l'article 92, il peut aller en arbitrage. Si le différend n'est pas couvert par l'article 92, la décision est finale selon le paragraphe 96(3). Quelle qu'enit l'issue, la décision rendue par l'agent des griefs en application de l'article 91 ou par l'arbitre en application de l'article 92 peut, par application de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, faire l'objet d'un recours en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

22         Dans le cas où la convention collective investit l'arbitre de la compétence exclusive pour résoudre les différends et où la loi ne prévoit expressément aucune autre juridiction, la Cour suprême pose, par l'arrêt Weber c. Ontario Hydro[9], que l'arbitre a compétence à l'exclusion des tribunaux judiciaires, sous réserve seulement de contrôle judiciaire :

Dans St. Anne Nackawic, la Cour d'appel et la Cour suprême du Canada ont toutes deux insisté pour que l'analyse de la question de savoir si une affaire relève de la clause d'arbitrage exclusif s'effectue non pas sur le fondement des questions juridiques qui peuvent être soulevées, mais sur le fondement des faits entourant le litige qui oppose les parties. Il ne s'agit pas de savoir si l'action, définie en termes juridiques, est indépendante de la convention collective, mais plutôt si le litige « résulte [de la] convention collective » . Si, peu importe ce dont il peut être qualifié sur le plan juridique, le litige résulte de la convention collective, seul le tribunal du travail peut l'entendre, à l'exclusion des cours de justice.

23         En l'espèce, la demanderesse n'a pas épuisé la procédure de grief prévue par la Loi ni le recours en contrôle judiciaire subséquent. Ce qu'elle essaie de faire, c'est d'attaquer en contrôle judiciaire la décision de l'agent des griefs par voie d'action en dommages-intérêts pour délit civil, ce qu'elle ne peut pas faire[10].

24         Enfin, pour ce qui est des dommages-intérêts, la demanderesse soutient que la procédure de grief n'habilite pas l'agent des griefs à accorder des dommages-intérêts sous le régime du paragraphe 24(1) de la Charte[11]. L'absence de pareil pouvoir, dit-elle, fait que la Cour fédérale doit retenir sa compétence en la matière. Cependant, cet argument ne tient pas étant donné la jurisprudence Weber susmentionnée de la Cour suprême du Canada.

25         Dans cette cause Weber, Mme le juge McLachlin a expressément examiné si un arbitre peut accorder des dommages-intérêts par application de la Charte, et a répondu par l'affirmative à cette question :

Reste à savoir si l'arbitre a le pouvoir de trancher les demandes fondées sur la Charte. Il est compétent à l'égard des parties et du litige. En outre, il est habilité par la Loi à accorder les réparations fondées sur la Charte qui sont demandées -- des dommages-intérêts et un jugement déclaratoire (référence occultée). Suivant le critère énoncé dans l'arrêt Mills, il est autorisé à examiner les questions relatives à la Charte et à accorder les réparations qui conviennent.[12]

Il résulte de la jurisprudence Weber susmentionnée que l'agent des griefs a compétence pour accorder des dommages-intérêts pour atteinte aux droits et libertés garantis par la Charte et ce, conformément au paragraphe 24(1) de ce texte et dans les cas où il estime pareille réparation convenable.

CONCLUSION

26         La Cour n'a pas compétence pour connaître de ce qui est essentiellement un recours en contrôle judiciaire contre la décision d'un agent des griefs, introduit sous forme d'action en dommages-intérêts pour délit civil.

27         La Cour fait droit à l'exception d'incompétence soulevée par la défenderesse.

                                                                                                           Signé : Danièle Tremblay-Lamer    

                                                                                            ________________________________

                                                                                                                                                     Juge                      

Ottawa (Ontario),

le 26 novembre 1998

Traduction certifiée conforme,

Laurier Parenteau, LL.L.


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                  AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER No :                        T-165-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :             Brenda Marie Johnson-Paquette

                                                            c.

                                                            Sa Majesté la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :    29 octobre 1998

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR MME LE JUGE TREMBLAY-LAMER

LE :                                                      26 novembre 1998

ONT COMPARU:

M. Macey Schwartz                                          pour la demanderesse

M. Louis Sébastien                                            pour la défenderesse

M. Patrick Vézina

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

M. Macey Schwartz                                          pour la demanderesse

M. Morris Rosenberg                            pour la défenderesse

Sous-procureur général du Canada



[1]L.R.C. (1985), ch. P-35.

[2]L.R.C. (1985), ch. F-7.

[3]L.R.C. (1985), ch. H-6, modifiée.

[4]Ibid.

[5]L.C. 1990, ch. 8, art. 21.

[6]Ibid.

[7]Succession Stephens c. M.R.N. et al.(1982), 40 N.R. 620 (C.A.F.).

[8]ITO-International Terminal Operators c. Miida Electronics Inc. et al., [1986] 1 R.C.S. 752.

[9](1995), 125 D.L.R. (4th) 583 (C.S.C.).

[10]Lameman c. Gladue (1995), 95 F.T.R. 220 (1re inst.).

[11]Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (la Charte).

[12]Weber (note 9 supra), p. 609.

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