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Date : 20200717


Dossier : T‑1929‑19

Référence : 2020 CF 769

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 17 juillet 2020

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

MARGUERITE MARY (MARGARET) BUCK, DOROTHY ANNE SAVARD, SYLVIA M MCGILLIS, FRANCES JUNE MCGILLIS, FLORENCE JOYCE L’HIRONDELLE
ET MARILYN MCGILLIS

demanderesses

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
ET NATION CRIE D’ENOCH

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une requête présentée par les demanderesses, qui sollicitent une injonction interlocutoire, en vertu de l’article 373 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, enjoignant au ministre des Relations Couronne‑Autochtones et Affaires du Nord Canada [le ministre] de ne pas signer une entente de règlement proposée [l’entente de règlement proposée] avec la Nation crie d’Enoch [Enoch] jusqu’à ce que la Cour rende son jugement dans une action intentée par les demanderesses contre le procureur général du Canada et Enoch.

[2]  Comme j’ai conclu que la Cour n’avait pas compétence pour accorder l’injonction, la requête sera rejetée, et les requêtes connexes du procureur général et d’Enoch contestant l’admissibilité de certaines parties de la preuve déposée par les demanderesses à l’appui de la requête en injonction sont, par conséquent, devenues théoriques.

Contexte

[3]  Bien que les demanderesses et Enoch aient présenté des descriptions très détaillées du contexte en l’espèce, pour les besoins de la présente requête en injonction, les faits peuvent être résumés de la manière qui suit.

[4]  Enoch est une Première Nation et une bande au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5, qui compte plus de 2 200 membres. Aux termes du Traité no 6, auquel Enoch adhère, la réserve indienne de Stoney Plain no 135, également connue sous le nom de Nation crie d’Enoch 135, a été établie [la réserve d’Enoch].

[5]  En 1942, le Canada a loué une partie des terres de la réserve d’Enoch, connue sous le nom de Secteur de bombardement de Yekau Lake, au ministère des Munitions et des Approvisionnements [le MMA] pour l’utiliser comme secteur d’entraînement au bombardement.

[6]  Depuis 1973, les Premières Nations peuvent se prévaloir de la Politique sur les revendications particulières, qui prévoit un processus substitutif de résolution des différends pour régler les griefs historiques liés aux obligations du Canada aux termes des traités historiques ou à la façon dont le Canada a géré les terres des Premières Nations, leurs fonds ou autres biens. En 2008, le Canada a adopté la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [la LTRP], aux termes de laquelle les Premières Nations peuvent déposer des revendications particulières auprès du Tribunal, conformément aux modalités qui y sont précisées.

[7]  Une revendication particulière présentée par une Première Nation peut être acceptée aux fins de négociation par le Canada. Dans ce cas, les parties ont pour objectif de négocier une entente de règlement définitive qui, si elle est conclue, doit être approuvée à la fois par la Première Nation et par le Canada avant de pouvoir considérer la revendication comme réglée. La négociation et le règlement d’une revendication particulière évitent le recours devant le Tribunal des revendications particulières. La Politique sur les revendications particulières établit les principes et le processus de règlement des revendications particulières par la négociation et précise que ces revendications ne peuvent être présentées que par une Première Nation. De même, seules les Premières Nations peuvent saisir le Tribunal de revendications particulières.

[8]  En 2007, Enoch a présenté une revendication particulière concernant l’utilisation, par le ministère de la Défense nationale, des terres de la réserve d’Enoch comme secteur de bombardement [la revendication particulière d’Enoch]. La revendication particulière d’Enoch alléguait des manquements à l’obligation fiduciaire et à la Loi sur les Indiens de 1927; plus particulièrement que la Couronne avait utilisé de façon inappropriée les terres de la réserve d’Enoch comme secteur d’entraînement au bombardement pendant la Seconde Guerre mondiale, sans le consentement d’Enoch et sans égard aux dommages qui seraient causés aux terres de la réserve.

[9]  Dans son affidavit souscrit le 9 mars 2020 [l’affidavit d’O’Neil], Jennifer O’Neil, une négociatrice du ministère des Relations Couronne‑Autochtones et des Affaires du Nord Canada, déclare qu’en 2013, le Canada a offert de négocier la revendication particulière d’Enoch et qu’Enoch a accepté en 2016. Bien que ces dates ne correspondent pas tout à fait à celles qui figurent dans l’affidavit du chef Morin, souscrit le 9 mars 2020 [l’affidavit de Morin] et déposé par Enoch, cela n’a aucun rapport avec la requête dont je suis saisie.

[10]  Un protocole de négociation a été établi entre le Canada et Enoch, et, en avril 2018, les comités de négociation du Canada et d’Enoch ont conclu un accord sur le règlement de la revendication particulière d’Enoch qu’ils seraient respectivement disposés à recommander à leurs parties prenantes. La proposition concernait le paiement d’une somme importante par le Canada à Enoch dans le règlement complet et définitif de la revendication particulière d’Enoch. Le 11 juin 2019, le Canada a présenté une offre officielle de règlement de la revendication particulière. Le 29 août 2019, le chef et le conseil d’Enoch ont adopté une résolution du conseil de bande acceptant l’offre de règlement du 11 juin 2019. Le 18 décembre 2019, Enoch a remis à tous ses membres un avis de vote de ratification, en joignant un résumé de trois pages de l’entente de règlement proposée, une copie de cette entente, un résumé de deux pages de la convention de fiducie Yekau et une copie de cette convention. Le 8 janvier 2019, le chef et le conseil d’Enoch ont tenu une réunion d’information pour expliquer à leurs membres les modalités de l’entente de règlement proposée et de la convention de fiducie proposée. Le 31 janvier 2020, Enoch a tenu un vote de ratification au cours duquel la grande majorité des membres de la bande qui ont voté, ont voté en faveur de l’acceptation de l’entente de règlement proposée. Le 24 février 2020, le chef et le conseil d’Enoch ont adopté une résolution du conseil de bande acceptant l’entente de règlement proposée.

[11]  Les demanderesses sont membres d’Enoch. Le 10 mai 2019, Deborah Hardy, fille de Florence L’Hirondelle, une demanderesse aux présentes, a écrit au ministre en précisant qu’elle le faisait au nom des demanderesses. Dans sa lettre, Mme Hardy a déclaré que la revendication particulière d’Enoch comprenait des terres détenues par la famille McGillis au titre d’un certificat de possession [CP]. Entre autres choses, Mme Hardy a déclaré qu’Enoch avait récemment communiqué directement avec la famille McGillis, mais que, malgré une lettre du 21 février 2019 de leur avocat au ministère de la Justice décrivant ce que les demanderesses considéraient comme les obligations légales de la Couronne envers les titulaires de CP, il n’y avait pas eu de communication directe avec la Couronne. Mme Hardy a allégué qu’Enoch et la Couronne ne pouvaient pas mettre en œuvre le règlement de la revendication particulière d’Enoch sans conclure une entente préalable avec les demanderesses quant à leurs intérêts dans les terres détenues au titre du CP [les terres visées par le CP].

[12]  Le dossier de requête des demanderesses fait état de la correspondance envoyée par l’avocat des demanderesses entre janvier 2019 et mars 2020 aux avocats d’Enoch et du Canada. Dans son abondante correspondance, l’avocat des demanderesses a répété à plusieurs reprises la position juridique des demanderesses. Enoch a fourni une réponse détaillée dans une lettre du 15 mai 2019 et dans d’autres lettres, notamment les lettres du 3 septembre, du 23 septembre et du 9 octobre 2019. Les observations écrites des demanderesses et d’Enoch, ainsi que leurs dossiers respectifs, indiquent également que Mme Hardy, l’avocat des demanderesses ainsi qu’Enoch et son avocat ont tenu des réunions pour discuter de la position des demanderesses. Dans son affidavit souscrit le 17 mars 2020 [affidavit no 2 de Deborah Hardy], Mme Hardy déclare que les demanderesses et Enoch ainsi que leurs avocats respectifs ont tenu cinq réunions en 2019, mais qu’il n’y a pas eu d’entente [TRADUCTION] « sur la façon dont les droits légaux des titulaires de CP seraient pris en compte par le règlement proposé » de la revendication relative au secteur de bombardement.

[13]  Le 24 juin 2019, l’avocat d’Enoch a fourni aux demanderesses, sous toutes réserves, une copie de l’offre de règlement du 11 juin 2019 envoyée au chef Morin par Mme O’Neil. Les demanderesses étaient d’avis qu’en tant que titulaires de CP, elles avaient le droit d’en être parties et d’exiger d’apporter des modifications à l’offre. Ces modifications visaient principalement à conclure une entente distincte avec Enoch, qui serait mentionnée dans l’offre et l’entente de règlement.

[14]  En ce qui concerne les communications du Canada, dans une lettre du 27 décembre 2019, M. Joe Wild, sous‑ministre adjoint principal, Traités et gouvernement autochtone, Affaires autochtones et du Nord Canada, a répondu à la lettre adressée par Mme Hardy au ministre le 10 mai 2019 en l’informant que les négociations entre le Canada et Enoch étaient menées à titre confidentiel et que, pour cette raison, le ministre ne pouvait pas rencontrer Mme Hardy pour en discuter. Cependant, dans le cadre des négociations sur les revendications particulières, le Canada encourage les dirigeants élus des Premières Nations à communiquer des renseignements sur la revendication à tous les membres de la communauté, et M. Wild a compris que, concernant la revendication particulière d’Enoch, il y avait eu récemment des appels, des rencontres et de la correspondance entre Enoch et les membres de la famille McGillis pour discuter de leurs intérêts relatifs au CP. La lettre encourageait Mme Hardy à poursuivre cette communication afin que le chef et le conseil d’Enoch tiennent compte de ses préoccupations.

[15]  Dans une lettre du 4 avril 2019 adressée à l’avocat des demanderesses, l’avocat du ministère de la Justice [le MJ] a abordé, entre autres choses, le point de vue des demanderesses selon lequel le Canada devrait communiquer directement avec elles. Comme cette lettre et d’autres lettres du MJ adressées à l’avocat des demanderesses sont probablement assujetties au privilège relatif aux règlements, je ne les mentionne ici que dans la mesure nécessaire pour décrire la position énoncée par le Canada à l’égard du point de vue des demanderesses selon lequel le Canada devrait communiquer directement avec les demanderesses en ce qui concerne leurs intérêts relatifs au CP. Dans la lettre du 4 avril 2019, l’avocat du MJ a déclaré qu’il était sensible aux efforts déployés par l’avocat des demanderesses pour expliquer les intérêts et les positions de ces dernières en tant que titulaires de CP des terres visées par la revendication particulière d’Enoch. En outre, comme le MJ l’avait indiqué précédemment, et contrairement à la correspondance de l’avocat des demanderesses, le CP des demanderesses n’était pas une question dont le Canada faisait fi. Le Canada était au courant de l’existence du CP et des revendications des demanderesses et comprenait le sérieux de la question. Le MJ a fait savoir que le Canada discutait régulièrement de ces questions avec Enoch et que, depuis juillet 2018, le MJ encourageait les avocats actuels et passés des demanderesses, ainsi qu’Enoch, à communiquer entre eux en vue de régler l’affaire. La lettre soulignait également que le MJ avait déjà indiqué que le Canada n’était pas en mesure de communiquer aux demanderesses les renseignements ou les documents relatifs aux négociations entre le Canada et Enoch, parce qu’ils étaient confidentiels et assujettis au privilège relatif aux règlements. En outre, ces revendications particulières portent généralement sur des torts passés causés aux Premières Nations, en tant que collectivités. À cet égard, les négociations sur la revendication particulière d’Enoch ont découlé de problèmes qui étaient survenus entre le Canada et Enoch entre 1941 et 1949 et, pour cette raison, le MJ avait exhorté les demanderesses, par l’entremise de leur avocat, à adresser leurs demandes à Enoch.

[16]  Le MJ a réitéré cette position dans des lettres du 15 juillet, du 12 septembre et du 21 novembre 2019, dans lesquelles il a de nouveau expliqué, en réponse à une demande de l’avocat des demanderesses, que le Canada donnait l’assurance qu’il traiterait directement avec les titulaires de CP, que les négociations entre le Canada et Enoch étaient confidentielles et que le mécanisme du Canada pour traiter les griefs historiques était le processus des revendications particulières, qui traite des torts passés causés aux Premières Nations en tant que collectivités. Par conséquent, le Canada a continué d’exhorter les demanderesses à adresser leurs revendications à Enoch. Le MJ a également souligné que, dans sa lettre du 21 novembre 2019, il avait examiné soigneusement les principes juridiques clés liés au droit fiduciaire, au contrôle judiciaire et à la violation du droit de propriété, dans la mesure où l’on pouvait s’y attendre dans les circonstances, et que, bien que les demanderesses aient par la suite présenté des arguments relatifs au délit de détournement, en se fondant sur son examen du droit, le MJ ne voyait aucune application au règlement de la revendication particulière d’Enoch.

[17]  Le 29 novembre 2019, les demanderesses ont déposé une déclaration devant notre Cour, intentant une action contre le Canada, en alléguant une violation continue du droit de propriété qui serait causée par des débris de munitions sur les terres qui avaient été louées au MMA pour être utilisées comme secteur de bombardement, notamment les terres visées par le CP.

[18]  Le 10 janvier 2020, les demanderesses ont déposé une déclaration modifiée affirmant que le Canada avait manqué à ses obligations fiduciaires envers les demanderesses relativement aux terres visées par le CP, notamment en arrêtant définitivement les modalités de l’entente de règlement proposée au détriment des demanderesses. Elles ont en outre allégué le délit de détournement, au motif qu’en tant que titulaires du CP, elles étaient les seules à pouvoir intenter des poursuites pour violation du droit de propriété, demander réparation et recevoir des dommages‑intérêts, et qu’Enoch n’était pas autorisée à présenter la revendication particulière relativement aux terres visées par le CP. Elles allèguent que le Canada est donc responsable envers les demanderesses, en raison du délit de détournement découlant de la négociation de la revendication particulière d’Enoch et du supposé règlement.

[19]  Le 2 mars 2020, les demanderesses ont déposé un avis de requête sollicitant une injonction interlocutoire.

Ordonnance de confidentialité

[20]  À l’appui de la présente requête, les demanderesses ont déposé des copies de la correspondance (sur certaines d’entre elles, il est indiqué « sous toutes réserves ») et des documents faisant directement ou indirectement mention de l’entente de règlement proposée, y compris l’offre de règlement et l’entente de règlement proposée même. Le procureur général a contesté cela en invoquant le privilège relatif aux règlements. Bien que l’on ait offert aux demanderesses la possibilité de réviser leurs affidavits et leurs pièces, elles ont refusé de le faire et ont plutôt insisté pour que l’admissibilité des documents se fasse par voie d’une requête distincte. Le procureur général a dûment présenté une requête visant à obtenir une ordonnance radiant des paragraphes de l’affidavit no 2 de Fiona Scott, souscrit le 28 février 2020, ainsi que les pièces connexes, lequel affidavit avait été déposé par les demanderesses [la requête du procureur général en radiation].

[21]  Enoch a également déposé une requête visant à obtenir une ordonnance radiant le paragraphe 7 de l’affidavit no 2 de Deborah Hardy et la preuve de Fiona Scott ou, subsidiairement, radiant la réponse à la question no 1 de son contre‑interrogatoire écrit [la requête d’Enoch en radiation].

[22]  Parce que les demanderesses ont également insisté sur le fait qu’il était nécessaire de traiter des détails des documents, dont la recevabilité était contestée, lorsque les requêtes en radiation et, s’ils sont recevables, l’injonction seraient entendues, le juge responsable de la gestion de l’instance a ordonné que l’audience ne soit pas publique, à moins qu’il en soit ordonné autrement.

[23]  L’audience devant moi a été tenue au moyen de Zoom. Elle s’est déroulée à huis clos avec, seulement, les parties, leurs avocats respectifs et d’autres observateurs convenus, parce qu’il était impossible de savoir à l’avance si, comme les demanderesses le soutenaient, il serait nécessaire de traiter des détails du contenu de ces documents. Au cours de l’audience, les avocats se sont efforcés de renvoyer la Cour à des documents au besoin, mais sans divulguer verbalement la majorité des modalités du règlement, le montant du règlement proposé ou d’autres montants. Toutefois, il s’est avéré nécessaire d’examiner les détails de certaines stipulations de l’entente de règlement proposée. À mon avis, il ne fait aucun doute que l’entente de règlement proposée ainsi que l’offre de règlement sont visées par le privilège relatif aux règlements. Par conséquent, dans la présente décision, je ne ferai mention que de manière générale aux très rares stipulations de l’entente de règlement proposée qui sont pertinentes à la requête en injonction.

Compétence

[24]  La question déterminante en l’espèce est de savoir si la Cour a compétence pour accorder l’injonction demandée.

[25]  Les demanderesses prétendent que la Cour a compétence pour accorder l’injonction, en faisant référence aux décisions Première Nation des Hupacasath c Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4 au para 54 [Hupacasath], et Stagg c Canada (Procureur général), 2019 CF 630 au para 51 [Stagg].

[26]  Le procureur général soutient qu’aux termes de l’article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‑50, la Cour n’a pas compétence pour accorder une injonction contre la Couronne fédérale dans le cadre d’une action. Bien que la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, permette une injonction contre les offices fédéraux dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif empêche la délivrance d’une injonction contre la Couronne fédérale dans toute autre instance (Mundle c Canada, [1994] ACF no 1342, (1994), 28 Admin LR (2d) 69 (CF 1re inst), aux para 9‑10 [Mundle], faisant référence à Grand Council of the Crees (Quebec) c La Reine, [1982] 1 CF 599 (CAF) [Grand Council of the Crees], autorisation d’interjeter appel à la CSC refusée, [1982] 1 RCS viii). En outre, la distinction claire entre la possibilité d’obtenir des injonctions contre la Couronne dans le contexte de contrôles judiciaires, par opposition aux actions, est également établie clairement dans la décision Bande indienne de Musqueam c Canada (Gouverneur en conseil), 2004 CF 579 aux para 69‑71 [Musqueam].

[27]  Enoch est d’accord avec le procureur général et ajoute que dans la décision Paul c Canada, 2002 CFPI 615 aux para 1‑2, 81, l’article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif a été interprété de façon à empêcher le type exact d’injonction que les demanderesses cherchent maintenant à obtenir.

Analyse

[28]  Le paragraphe 22(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif est ainsi libellé :

22(1)  Le tribunal ne peut, lorsqu’il connaît d’une demande visant l’État, assujettir celui‑ci à une injonction ou à une ordonnance d’exécution en nature mais, dans les cas où ces recours pourraient être exercés entre personnes, il peut, pour en tenir lieu, déclarer les droits des parties.

[29]  L’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales est ainsi libellé :

18(1)  Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.

(2)  Elle a compétence exclusive, en première instance, dans le cas des demandes suivantes visant un membre des Forces canadiennes en poste à l’étranger : bref d’habeas corpus ad subjiciendum, de certiorari, de prohibition ou de mandamus.

(3)  Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire.

[30]  À mon avis, ces dispositions sont claires. Je souligne en particulier que les recours prévus à l’alinéa 18(1)a), qui comprend expressément les injonctions, ne peuvent être obtenus que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.

[31]  En l’espèce, le recours choisi par les demanderesses est une action, comme le démontre la déclaration modifiée. Il n’y a pas de demande sous‑jacente de contrôle judiciaire sur laquelle pourrait se fonder la compétence de la Cour d’accorder une injonction interlocutoire.

[32]  Dans l’arrêt Grand Council of the Crees, la Cour d’appel fédérale a rejeté une observation selon laquelle la règle traditionnelle avait été modifiée par la jurisprudence ou par les dispositions de la Loi sur la Cour fédérale de l’époque. En ce qui concerne ces dernières, la Cour d’appel fédérale a déclaré que les dispositions n’avaient pas pour effet d’abroger l’immunité traditionnelle de la Couronne en matière de recours en injonction et que, si le Parlement avait eu l’intention de modifier ou d’abroger un principe aussi bien établi, il l’aurait dit en des termes beaucoup plus clairs (Grand Council of the Crees, aux para 3‑5).

[33]  Dans la décision Centre d’information et d’animation communautaire c La Reine, [1985] RDJ 16, 1984 CanLII 3099 (CAF), les appelants avaient été expropriés de leurs terres pour la construction d’un aéroport. Ils avaient attaqué la validité de l’expropriation par la voie d’une action. Ayant appris en cours d’instance que la Couronne avait l’intention d’aliéner les terres en litige, ils avaient présenté une requête en injonction interlocutoire en vue d’obtenir la suspension du projet jusqu’à ce que l’action ait été jugée. La Cour d’appel fédérale a souligné que l’injonction interlocutoire demandée par les appelants était dirigée contre Sa Majesté, et que, en fait, ce que les appelants voulaient empêcher, c’était la cession par Sa Majesté des terres qui faisaient l’objet du litige. La Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit au paragraphe 8 : « Or, suivant une règle ancienne, les tribunaux ne peuvent prononcer d’injonction contre la Couronne. Cette règle peut sembler archaïque, mais nous avons décidé récemment qu’elle subsistait encore et qu’elle n’avait pas été abolie par la Loi sur la Cour fédérale. Dans ces circonstances, il me paraît opportun de suivre cette décision récente jusqu’à ce que le législateur ou la Cour suprême du Canada en décide autrement. » [Notes de bas de page omises.]

[34]  Les demanderesses n’invoquent aucun texte législatif du Parlement ni aucun arrêt rendu par la Cour suprême du Canada qui appuierait la proposition selon laquelle cette règle de longue date aurait par la suite été abolie.

[35]  Dans la décision Mundle, le demandeur a plutôt demandé un sursis ou une injonction interlocutoire empêchant les défendeurs d’exiger que le demandeur se présente au travail. Cela a été refusé, et le juge Strayer a traité de l’intersection entre le paragraphe 22(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif et le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales :

9  Selon moi, le redressement sollicité ne pourrait être obtenu que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Mais, il s’agit en l’espèce d’une action engagée contre la Couronne et contre un ministre de la Couronne. Or, selon la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale on ne peut pas adresser d’injonction à la Couronne. La Section de première instance a pour sa part décidé que, dans le cadre d’une action intentée contre la Couronne, un plaideur ne peut pas obtenir la délivrance d’une injonction à l’encontre d’un ministre de la Couronne, si ce n’est, peut-être, en faisant valoir que le Ministre outrepasse ses pouvoirs. Ce principe a fait l’objet d’une codification, l’article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif […]. Insistons sur le fait que cela s’applique aux procédures intentées contre la Couronne. Ce type de procédure met normalement en cause les obligations contractuelles de la Couronne, les droits ou obligations nés des biens qu’elle détient, sa responsabilité civile, ses devoirs de fiduciaire, etc. Le contrôle judiciaire prévu à l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale ne constitue pas une procédure contre la Couronne. Il s’agit, plutôt, d’une procédure permettant le contrôle judiciaire des décisions d’un office fédéral ou d’un fonctionnaire du gouvernement fédéral. La procédure est normalement intentée contre ceux qui, dans le cadre de la décision en cause, s’opposaient au requérant. Le libellé de l’article 18 est suffisamment large pour que la disposition s’applique aussi aux procédures engagées contre le Procureur général du Canada afin d’obtenir une déclaration à son encontre. Il est clair qu’en vertu de l’alinéa 18(1)a), la Cour peut, dans le cadre de ce genre de procédure, adresser une injonction à un office fédéral. Il n’était certes pas dans l’intention du législateur d’abolir, au moyen de l’article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, le droit d’obtenir une injonction sur le fondement de l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale. Il est clair que ces deux dispositions s’appliquent à des procédures différentes.

10  Il en résulte qu’une injonction ou une suspension de procédure assimilable à une injonction ne peut être obtenue à l’encontre des serviteurs de la Couronne fédérale que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, et non pas autrement. L’actuel article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale confère expressément à la Section de première instance le pouvoir d’accorder une telle suspension de procédure, et avant même l’adoption de cette disposition, l’on avait été conclu à l’existence implicite de ce pouvoir. Le demandeur ne peut donc voir accueillir sa demande d’injonction, présentée dans le cadre d’une action intentée contre la Couronne, puisqu’ une telle action ne saurait aboutir à la délivrance d’une injonction, ni contre la Couronne ni contre un préposé de celle‑ci.

11  Le demandeur ne peut non plus obtenir une suspension des procédures ou une injonction sur le fondement du paragraphe 18(1) de la Loi sur la Cour fédérale, en raison des dispositions du paragraphe 18(3) […] Il ne s’agit pas en l’occurrence d’une demande fondée sur l’article 18.1 pour laquelle est prévue une procédure distincte et un échéancier adapté aux exigences du contrôle judiciaire.

[Caractères gras ajoutés.]

[36]  La décision Musqueam est mentionnée à la fois par les demanderesses et par le procureur général. Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire. Dans cette décision, le Canada a fait valoir que la Cour n’avait pas compétence pour délivrer une injonction interlocutoire contre lui, sur la base de l’article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif. La Cour a adopté le raisonnement du juge Strayer dans la décision Mundle et a rejeté l’argument :

[68]  Il y a une autre importante distinction à faire d’avec la décision Paul; il s’agissait alors d’une action fondée sur l’article 17 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F‑7 et sur la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif. En l’espèce, nous avons affaire à un recours en contrôle judiciaire, en application de l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale.

[69]  À mon avis, la décision Paul n’est pas applicable à un recours en vertu de l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale. Le contrôle judiciaire n’est pas un recours contre la Couronne, mais vise plutôt à contester la décision (action ou refus d’agir) d’un « office fédéral ». On donne à cette expression une définition large à l’article 2 de la Loi sur la Cour fédérale, qui englobe tout organisme exerçant une compétence ou des pouvoirs en vertu d’une loi fédérale. Les défendeurs fédéraux sont un tel type d’organisme.

[70]  Il serait incohérent que le législateur, d’un côté, ait conçu un mécanisme détaillé pour contrôler l’exercice de pouvoirs conférés par la loi et ait prévu des mesures de redressement efficaces, dont l’injonction, dans Loi sur la Cour fédérale et, d’un autre côté, ait rendu le tout inefficace par les dispositions de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif.

[71]  Étant donné le contexte législatif de l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale et son adoption postérieure à celle de l’article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, le législateur entendait viser par l’article 18 Loi sur la Cour fédérale autre chose que les actions intentées contre la Couronne.

[72]  Si la prétention des défendeurs fédéraux était fondée, la Cour fédérale n’aurait pas (et n’aurait jamais eu) le pouvoir d’ordonner un sursis d’instance ou de prononcer une injonction provisoire ou interlocutoire, quelque importance qu’il y ait à préserver le statu quo jusqu’au prononcé de la décision définitive sur le fond. Ce n’est pas là, selon moi, une interprétation valable des deux dispositions législatives concernées.

[37]  En plus des décisions citées par le procureur général et Enoch, je souligne que, dans l’arrêt Meggeson c Canada (Procureur général), 2012 CAF 175, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit au sujet des recours au titre de la Loi sur les Cours fédérales :

[34]  Ainsi que l’a fait remarquer le juge Binnie au par. 52 de l’arrêt Canada (Procureur général) c TeleZone Inc., [2010] 3 R.C.S. 585 (« TeleZone »), les recours disponibles dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de la Loi sur les Cours fédérales sont les recours classiques du droit administratif et les demandes d’injonction et de jugement déclaratoire en droit administratif; l’octroi de dommages‑intérêts n’est pas disponible dans le cadre de ces recours. De même, on ne peut, dans le cadre d’une action en dommages‑intérêts, demander par surcroît un jugement déclaratoire ou une injonction visant à empêcher la mise en œuvre d’une décision administrative prétendument illégale, puisque le paragraphe 18(3) de la Loi sur les cours fédérales prévoit expressément que les recours relevant du droit administratif visés au paragraphe 18(1) de cette loi « sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire ».

[38]  Le passage ci‑dessus souligne le point énoncé dans la décision Mundle, selon lequel les paragraphes 18(1) et (3) de la Loi sur les Cours fédérales réservent la capacité de la Cour fédérale d’accorder des réparations, notamment des injonctions, dans les demandes de contrôle judiciaire, mais que ces réparations ne sont pas également possibles dans les actions.

[39]  En outre, dans la décision Première Nation d’Attawapiskat c Canada, 2012 CF 146 [Attawapiskat], la Première Nation d’Attawapiskat [la PNA] a demandé plusieurs mesures interlocutoires, notamment « une ordonnance interdisant au ministre d’imposer à la PNA une gestion par un séquestre‑administrateur (SA) dans l’attente de l’audition de la demande de contrôle judiciaire présentée par la PNA » (au para 1). La demande de contrôle judiciaire sous‑jacente a été déposée pour annuler la nomination d’un séquestre‑administrateur. La défenderesse dans la décision Attawapiskat a fait valoir que l’on ne pouvait demander une injonction interlocutoire en raison du paragraphe 22(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif. Le juge Phelan a rejeté l’argument de la défenderesse, parce que la mesure demandée était liée à une demande de contrôle judiciaire :

[38]  Il ressort clairement de la jurisprudence Zenon Environmental Inc c Canada, 2005 CF 210, par laquelle le juge Strayer qualifie d’anomalie l’immunité dont bénéficie l’État du droit général, que ce texte joue en cas d’action dirigée contre l’État, mais non pas lorsqu’il y a contestation de l’autorité exercée par un fonctionnaire, au motif qu’il outrepasse les pouvoirs que lui confèrent la loi ou la Constitution. L’article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif a simplement codifié la common law. Plus particulièrement, l’article 22 ne joue pas dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire présentée à juste titre en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

[39]  Dans plusieurs de ses décisions, dont Bande indienne de Musqueam c Canada (Gouverneur en conseil), 2004 CF 579, la Cour a accordé des injonctions dans le cadre de procédures en contrôle judiciaire engagées en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. L’interdiction d’accorder des injonctions contre l’État est un principe reconnu par la common law depuis longtemps et il est antérieur à la Loi sur les Cours fédérales, dont le libellé est plus précis.

(Voir aussi Fédération des Indiens de Terre‑Neuve c Canada, 2011 CF 683 au para 81.)

[40]  Bref, la jurisprudence est clairement en faveur de la proposition selon laquelle, lorsqu’une action est intentée contre la Couronne, le paragraphe 22(1) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif empêchera, dans le cadre normal, l’octroi d’une injonction contre la Couronne. La Cour n’a pas compétence pour accorder une injonction dans ces circonstances, puisque sa compétence est déterminée par les paragraphes 18(1) et (3) de la Loi sur les Cours fédérales, qui lui permettent d’accorder une injonction seulement lorsque la procédure sous‑jacente est une demande de contrôle judiciaire.

[41]  En l’espèce, comme l’a démontré la déclaration modifiée des demanderesses, elles allèguent que le Canada a violé le droit de propriété et commis le délit de détournement. Par conséquent, comme leur revendication est fondée sur une action, la Cour n’a pas compétence pour accorder une injonction interlocutoire enjoignant au ministre de ne pas régler la revendication particulière d’Enoch.

[42]  Quant au fait que les demanderesses s’appuient sur l’arrêt Hupacasath, à mon avis, cela est erroné. L’affaire Hupacasath était un appel de la décision de notre Cour (2013 CF 900) qui portait sur une demande de contrôle judiciaire concernant la ratification imminente de l’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République populaire de Chine pour la promotion et la protection réciproque des investissements [l’Accord]. Dans la demande de contrôle judiciaire, la demanderesse, la Première Nation des Hupacasath, a demandé un jugement déclaratoire selon lequel le Canada avait l’obligation d’entreprendre un processus de consultation et d’accommodement avec les Premières Nations, y compris la Première Nation des Hupacasath, avant de ratifier l’Accord ou de prendre d’autres mesures qui lieraient le Canada au titre de cet Accord.

[43]  Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a conclu que les Cours fédérales « ont compétence pour procéder au contrôle des exercices de la prérogative de la Couronne fédérale » (aux para 7, 54). Par conséquent, les Cours fédérales avaient compétence dans l’affaire. L’affaire Hupacasath n’était pas une action, et la réparation recherchée n’était pas une injonction. En l’espèce, par contre, les demanderesses ont intenté une action, et non une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par un ministre. Elles ne contestent pas la prérogative de la Couronne, et notre Cour n’examine pas ce type de pouvoir. Lorsqu’elles ont comparu devant moi, les demanderesses ont soutenu que l’arrêt Hupacasath démontrait que le pouvoir de la Cour de délivrer des injonctions avait été élargi. Même si c’était le cas, et je ne tire aucune conclusion à cet égard, cela ne tient pas compte du fait que l’affaire Hupacasath était un contrôle judiciaire, et non une action.

[44]  Quant à la décision Stagg, il s’agissait aussi d’une demande de contrôle judiciaire. Elle portait sur l’examen de la cessation des prestations aux personnes évacuées versées aux membres d’une Première Nation dont la communauté avait été inondée. La demande de contrôle judiciaire a été rejetée, car la décision a été jugée raisonnable. Toutefois, le procureur général avait formulé une objection préliminaire, au motif que la décision de mettre fin aux prestations ne pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire. La prémisse de cet argument était que le gouvernement fédéral n’avait aucune obligation légale de verser les prestations. Il s’agissait plutôt de l’exercice d’une prérogative royale, qui ne pouvait donc faire l’objet d’un contrôle judiciaire que pour des motifs constitutionnels. Le procureur général a fait valoir que la décision d’accorder ces prestations était une décision discrétionnaire de politique publique ne pouvant faire l’objet d’un contrôle par les tribunaux. Le juge Grammond a conclu que la décision était susceptible de contrôle judiciaire.

[45]  Encore une fois, je ne vois pas comment cette affaire aide les demanderesses. Aucune décision ne fait l’objet d’un contrôle judiciaire en l’espèce, et l’obstacle sur le plan de la compétence auquel elles font face n’est pas lié au caractère justiciable d’une décision faisant l’objet d’un contrôle. Il concerne la compétence de la Cour d’accorder l’injonction demandée.

[46]  Lorsqu’elles ont comparu devant moi, les demanderesses ont fait référence à la décision Smoling c Canada (Ministère de la Santé et du Bien-être social), [1992] ACF no 850, 1992 CanLII 8547 (CF) [Smoling]. Il s’agissait également d’une demande de contrôle judiciaire. Le juge Rothstein, alors de notre Cour, n’était pas convaincu qu’une injonction interlocutoire ne pouvait être soutenue simplement parce que l’intitulé de la cause nommait la Couronne comme l’une des parties défenderesses – la réglementation applicable exigeait que le ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social prenne la mesure contestée par la voie du contrôle judiciaire – et il a conclu qu’en vertu de l’art. 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour pourrait rendre les ordonnances provisoires qu’elle jugeait appropriées jusqu’à ce qu’il soit statué définitivement sur la demande. Ainsi, dans la décision Smoling, la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif n’était pas directement en cause, et l’affaire n’était pas une action; il s’agissait d’un contrôle judiciaire.

[47]  Quant à la décision de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, Snuneymuxw First Nation et al v British Columbia, 2004 BCSC 205 [Snuneymuxw], que les demanderesses ont également soulevée à l’audience, elle mentionne qu’il ne fait aucun doute qu’une injonction interlocutoire ne sera pas délivrée contre la Couronne lorsqu’elle agit dans la sphère de son autorité législative, comme l’indique l’article 11 de la loi britanno‑colombienne intitulée Crown Proceeding Act (Loi sur le contentieux de l’État), RSBC 1996, c 89 (au para 52). Toutefois, dans cette affaire, la Cour a convenu avec les demandeurs que l’article 11 ne pouvait pas avoir d’effet lorsque la province n’avait pas compétence législative sur la question et que cette loi ne pouvait pas étendre l’immunité de la Couronne en common law dans les affaires où il est allégué que la Couronne agit au‑delà de sa compétence législative. Telle n’est pas la situation dans l’affaire dont je suis saisie.

[48]  Lorsqu’elles ont comparu devant moi, les demanderesses ont fait valoir que la décision Snuneymuxw illustrait une exception à la règle interdisant la prise d’une mesure injonctive contre la Couronne dans une action. Plus précisément, lorsque la Couronne agit illégalement ou illicitement. Les demanderesses soutiennent que, dans la déclaration modifiée et dans leur correspondance, elles établissent ce qu’elles décrivent comme un [traduction« cadre des droits juridiques » qui, selon elles, lie la Couronne. Par conséquent, d’après ce que j’ai compris de l’argument, en ne répondant pas à leurs demandes voulant que le Canada traite directement avec les demanderesses et en concluant l’entente de règlement proposée, la Couronne irait à l’encontre des déclarations de la Cour et de la loi, agissant ainsi illégalement, illicitement, au‑delà de sa compétence et au‑delà de ses pouvoirs.

[49]  Il faut d’abord souligner que le [traduction] « cadre des droits juridiques », tel qu’il a été inventé par les demanderesses, comprend le fait que le CP a été délivré au titre de la Loi sur les Indiens et s’appuie, principalement, sur quatre jugements ayant trait aux droits conférés par le CP : Joe v Findlay, 1981 CanLII 401 (CA CB), [1981] 3 CNLR 58; Boyer c Canada, [1986] 2 CF 393 (CAF); Dale v Paul, 2000 ABQB 411 au para 4; Louie v Normand, 1993 CanLII 805 (CS CB), [1994] 3 CNLR 197. À mon avis, il ne s’agit pas d’un [traduction] « cadre des droits juridiques » établi qui lie nécessairement la Couronne comme pourrait le faire, par exemple, un critère énoncé par la Cour suprême du Canada. Il s’agit simplement de la position juridique adoptée par les demanderesses à l’appui de leurs allégations contre Enoch et le Canada. Enoch a indiqué aux demanderesses qu’elle ne partageait pas ce point de vue et leur a expliqué pourquoi. Le Canada a indiqué très clairement qu’il négociait la revendication particulière d’Enoch avec Enoch, conformément à la Politique sur les revendications particulières, et a invité les demanderesses à faire part de leurs préoccupations à Enoch en vue d’un règlement. Cela étant, je ne suis pas d’accord avec les demanderesses pour dire que, parce que le Canada ne s’est pas engagé dans leur [traduction« cadre des droits juridiques » allégué, il agira illégalement ou illicitement en concluant l’entente de règlement proposée. Je ne suis pas non plus convaincue que la décision Snuneymuxw établit une exception à la règle interdisant la prise d’une mesure injonctive contre la Couronne dans une action, comme le font valoir les demanderesses. Il s’agit plutôt d’une question de compétence législative.

[50]  Et, quoi qu’il en soit, la décision Snuneymuxw semble avoir été fondée sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada RJR – MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR – MacDonald], concluant qu’en tant que tribunal créé par la loi, la Cour suprême devait trouver un fondement législatif pour accorder une injonction interlocutoire suspendant une loi. Cependant, même si l’existence de ce pouvoir découlant de la loi était mise en doute, elle pourrait tout de même trouver sa compétence dans le paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, puisqu’une réparation fondée sur la Charte ne devrait pas être rejetée en raison d’une lacune dans les pouvoirs procéduraux accessoires de la Cour de préserver les droits des parties en attendant l’issue définitive relative aux droits constitutionnels. Dans cette optique, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a déclaré qu’elle semblait aussi avoir le pouvoir de suspendre l’effet de la loi dans les affaires constitutionnelles, puisqu’il s’agit d’une cour ayant une compétence inhérente. Par conséquent, si, dans les affaires constitutionnelles, elle avait le pouvoir de suspendre, de façon interlocutoire, les droits et les obligations découlant de la loi, elle devrait avoir le même pouvoir quant aux droits et obligations découlant d’un contrat (Snuneymuxw au para 68). De plus, étant donné que les principes régissant les suspensions et les injonctions sont identiques, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a déclaré qu’il serait tout à fait illogique que cette cour ait le pouvoir de suspendre les droits et les obligations découlant d’un contrat une fois qu’il a été conclu, mais qu’elle ne puisse pas suspendre la capacité du gouvernement de conclure l’entente en premier lieu.

[51]  Outre la logique de cette conclusion, la décision ne s’applique pas en l’espèce. La Cour fédérale n’est pas une cour de compétence inhérente. Il s’agit d’une cour créée par une loi et son pouvoir de délivrer des injonctions interlocutoires est prévu aux paragraphes 18(1) et (3) de la Loi sur les Cours fédérales. Il ne s’agit pas non plus d’une question constitutionnelle. De plus, la décision Snuneymuxw ne fait pas de chevauchement entre l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales et l’article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif.

[52]  En conclusion, l’absence de compétence de la Cour pour accueillir la requête en injonction dispose entièrement de la requête des demanderesses. Elle rend également théoriques les requêtes du procureur général et d’Enoch visant à radier des parties de la preuve des demanderesses.

[53]  Même si cela n’avait pas été le cas, pour les raisons qui suivent, je n’aurais pas accordé l’injonction.

Critère applicable à l’octroi d’une injonction

[54]  Dans l’arrêt R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, la Cour suprême du Canada a réitéré le critère conjonctif bien connu, à trois volets, à respecter pour qu’une injonction soit accordée :

[12]  Dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., et plus tard dans l’arrêt RJR – MacDonald, la Cour a affirmé que les demandes d’injonction interlocutoire devaient respecter chacun des trois volets du test qui tire son origine de la décision de la Chambre des Lords dans American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd. À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien‑fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est‑à‑dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la Cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

[55]  Quant à savoir s’il y a une question sérieuse à juger, le procureur général concède que ce volet du critère a été satisfait au motif qu’il s’agit d’un seuil peu élevé, il faut l’admettre, mais sans concéder ni commenter le bien‑fondé de l’action sous‑jacente. Enoch soutient que le seuil plus élevé de la « forte apparence de droit » s’applique en l’espèce, parce que l’effet d’une injonction interlocutoire « équivaudra en fait au règlement final de l’action » (Gadwa c Joly, 2018 CF 568 au para 26, citant RJR – MacDonald à la p 338). Cela s’explique par le fait que le report de la conclusion de l’entente de règlement proposée jusqu’à la fin du procès pourrait prendre des années et, selon les événements qui se produiraient entre‑temps, comme le fait qu’Enoch doive porter l’affaire devant le Tribunal des revendications particulières, un changement de gouvernement, les changements apportés à la Politique sur les revendications particulières ou la difficulté d’obtenir des fonds du Parlement, pourraient en fin de compte faire échouer le règlement. À mon avis, la position d’Enoch est spéculative. Je suis convaincue que, bien que la demande des demanderesses rencontre de nombreuses difficultés, cela ne va pas jusqu’à la rendre frivole ou vexatoire.

[56]  Toutefois, bien que les demanderesses aient pu satisfaire le premier volet du critère, elles ne pouvaient pas satisfaire les deuxième et troisième volets.

[57]  Les demanderesses décrivent le préjudice irréparable qu’elles subiront comme étant qu’elles seront empêchées de poursuivre l’action sous‑jacente si l’entente de règlement proposée pour la revendication particulière d’Enoch est signée, parce que cette entente prévoit qu’Enoch fournira des quittances à la Couronne relativement à la revendication particulière (Goodswimmer v Canada (Attorney General), 2017 ABCA 365 aux para 48‑49 [Goodswimmer]). Elles soutiennent que leurs droits seront donc [traduction« illégalement expropriés » par Enoch à la connaissance du Canada et avec son appui.

[58]  Le procureur général soutient qu’il incombe aux demanderesses d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y aura préjudice irréparable si une injonction n’est pas accordée. Le préjudice allégué ne peut être conjectural ou hypothétique (Glooscap Heritage Society c Canada, 2012 CAF 255 aux para 31‑32 [Glooscap]; Canada (Procureur général c Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25 au para 12; Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 176 aux para 44‑46). Le procureur général soutient que les demanderesses n’ont pas fourni d’éléments de preuve clairs ou convaincants selon lesquels elles subiront un préjudice irréparable, et qu’elles n’ont pas non plus démontré que les dommages‑intérêts seraient insuffisants pour compenser tout préjudice allégué découlant du règlement de la revendication particulière.

[59]  Enoch est d’accord avec le procureur général et soutient que la preuve des demanderesses ne satisfait pas au seuil requis pour démontrer un préjudice irréparable (Ahlul‑Bayt Centre, Ottawa c Canada (Revenu national) 2018 CAF 61 au para 15 [Ahlul‑Bayt]; Canada (Procureur général) c Oshkosh Defence Canada Inc, 2018 CAF 102 au para 25 [Oshkosh]). En outre, lors des discussions entre Enoch et les demanderesses, Enoch a offert de discuter de toute mesure nécessaire pour remettre en état les terres visées par le CP ou, si la famille avait des préoccupations au sujet de l’utilisation antérieure des terres comme secteur de bombardement, qu’un échange de terres puisse être envisagé. Ces propositions ont été rejetées par les demanderesses qui ont indiqué qu’elles ne seraient satisfaites qu’avec une indemnité pécuniaire. Ainsi, elles ne subiront pas de préjudice irréparable. En outre, Enoch soutient que les demanderesses ont mal interprété l’arrêt Goodswimmer.

Analyse

[60]  Les demanderesses font valoir qu’en raison du libellé général de la quittance et d’autres stipulations contenues dans l’entente de règlement proposée, elles seront empêchées de poursuivre leur action devant la Cour. Lorsqu’elles ont comparu devant moi, les demanderesses ont laissé entendre que le libellé général de l’entente de règlement proposée avait été utilisé intentionnellement à cette fin. Je ne trouve aucun élément de preuve dans les dossiers de requête dont je suis saisie pour étayer cette observation.

[61]  Je souligne également que la Politique sur les revendications particulières et la LTRP prévoient des garanties de la part des Premières Nations dont la revendication particulière est réglée. La politique sur les revendications particulières indique que le Canada demande certitude et irrévocabilité lorsqu’il règle une revendication. De plus, le règlement doit permettre de résoudre entièrement et définitivement la revendication. Les Premières Nations doivent donc fournir au Canada une garantie à l’égard de la revendication. Il est également possible que les Premières Nations doivent consentir à une cession, mettre fin au litige ou prendre d’autres mesures afin que la revendication ne puisse pas être rouverte ultérieurement. En outre, dans le règlement d’une revendication particulière, le Canada tiendra compte des intérêts des tierces parties. Le Canada n’acceptera aucun règlement entraînant la dépossession de tierces parties. L’article 35 de la LTRP traite de l’exigence de garanties si le Tribunal décidait qu’une revendication particulière est invalide ou s’il accordait une indemnisation pour les revendications. Selon l’affidavit d’O’Neil, une fois qu’une revendication est acceptée aux fins de négociation par le Canada, les parties visent à négocier une entente de règlement qui comprend une indemnisation financière. En contrepartie, la Première Nation fournira des garanties et, s’il y a lieu, des cessions ou d’autres instruments pour régulariser le statut des terres qui assureront habituellement le règlement complet et définitif de la revendication et de toute responsabilité connexe de la part du Canada.

[62]  L’entente de règlement proposée reconnaît que l’indemnité versée aux termes de l’entente comprend un montant qui peut être utilisé pour les activités d’enlèvement des débris de munitions et des munitions explosives non explosées (UXO), tel qu’elles sont définies, sur les terres d’Enoch visées par le règlement, y compris les terres octroyées à un titulaire de CP au titre d’un CP valide, et qu’Enoch conservera toute discrétion pour déterminer la nature et l’étendue de ces activités. Enoch doit tenir le Canada indemne de toute procédure connexe, et a fait et continuera de [TRADUCTION] « déployer des efforts raisonnables » pour obtenir des quittances de la part des titulaires de CP. L’entente de règlement proposée contient également des stipulations aux termes desquelles Enoch accepte de libérer à tout jamais le Canada de toute responsabilité ou procédure qu’Enoch, ses successeurs ou ayants droit, ses anciens ou ses futurs membres auraient pu avoir, peuvent avoir ou pourraient avoir dans le futur contre le Canada, et de ne pas faire valoir cette responsabilité ou cette procédure à l’égard de tout aspect de la réclamation, du caractère adéquat de l’indemnisation fournie et d’autres questions. Enoch accepte également d’indemniser le Canada et de le tenir indemne à tout jamais à l’égard de toute poursuite intentée par toute personne, y compris tout titulaire de CP. L’entente de règlement proposée comprend également une stipulation selon laquelle le Canada consent à ne pas refuser de contester une procédure fondée uniquement sur l’indemnité et qu’il fera tous les efforts raisonnables pour se défendre. Enoch convient également de mettre fin à toutes les instances liées à la revendication, de les rejeter ou de s’en désister.

[63]  Les demanderesses reconnaissent qu’Enoch et le Canada ne peuvent les obliger à se désister de leur action. Toutefois, elles affirment que les stipulations sur la libération la rendront vide de sens.

[64]  Je conviens avec Enoch que son règlement de la revendication particulière porte sur la revendication collective, au nom d’Enoch en tant que Première Nation, pour manquement à l’obligation fiduciaire de la Couronne à l’égard des terres de réserve d’Enoch (Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Affaires indiennes et Nord canadien), 2001 CAF 67 aux para 19, 21‑22; Behn c Moulton Contracting Ltd, 2013 CSC 26 au para 33; Papaschase Indian Band (Descendants of) v Canada (Attorney General), 2004 ABQB 655 aux para 174, 181). Dans la mesure où les demanderesses peuvent avoir, comme elles le prétendent, certains droits exclusifs et distincts détenus à titre individuel en tant que titulaires de CP, elles peuvent continuer de les faire valoir par la voie de leur action (Waquan v Canada (Attorney General), 2017 ABCA 279 aux para 36‑41; Première Nation de Birch Narrows et Nation Dénée de Buffalo River c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2020 TRPC 2 aux para 18‑21; Goodswimmer au para 84). Lorsqu’ils ont comparu devant moi, les avocats d’Enoch et du Canada ont convenu que la revendication particulière d’Enoch portait sur les droits collectifs d’Enoch et que les droits séparés et distincts des titulaires de CP ne seraient pas éteints ou prescrits du fait du règlement de la revendication particulière d’Enoch.

[65]  À cela, j’ajouterais que, dans leur action, les demanderesses font valoir le délit de détournement. Si, comme elles l’affirment, le Canada a détourné injustement leurs intérêts, il s’agit d’une cause d’action séparée et distincte qui n’est pas réglée par le règlement de la revendication particulière. Je ne suis pas d’accord non plus avec l’affirmation des demanderesses, fondée sur leur opinion que le Canada est lié par le [traduction] « cadre des droits juridiques » décrit par les demanderesses, voulant qu’en concluant l’entente de règlement proposée, le ministre [traduction« déclare qu’il ne sera pas lié par les jugements des tribunaux relativement aux droits des titulaires de CP », ou que l’entente de règlement proposée est une tentative pour [traduction« exproprier illégalement » les droits des demanderesses. Quoi qu’il en soit, si les demanderesses poursuivent leur revendication et qu’elles ont gain de cause, Enoch sera tenue d’indemniser le Canada pour tout octroi de dommages‑intérêts contre lui.

[66]  Par conséquent, les demanderesses n’auraient pas pu établir qu’elles subiraient le préjudice irréparable allégué, l’extinction ou la futilité de leur action, du fait de la conclusion de l’entente de règlement proposée.

[67]  Les demanderesses ne présentent aucun autre motif pour lequel elles allèguent un préjudice irréparable, c’est‑à‑dire un préjudice qui n’est pas indemnisable en dommages‑intérêts ou auquel on ne peut remédier. L’affidavit no 2 de Deborah Hardy et l’affidavit de Morin révèlent qu’il y a eu des discussions entre les demanderesses et Enoch au sujet de formes possibles d’indemnisation, comme l’indemnisation pécuniaire, l’échange de terres des demanderesses visées par le CP contre d’autres terres de réserve ainsi que la remise en état des terres visées par le CP. Bien que les demanderesses aient rejeté ces offres d’indemnisation, elles ne sont pas dépossédées, et je ne suis pas convaincue que leur preuve aurait pu établir que les dommages qu’elles subiraient à la suite du règlement de la revendication particulière d’Enoch ne pourraient pas être indemnisés ultérieurement par des dommages‑intérêts (RJR – MacDonald à la p 341; Première Nation de Stoney c Shotclose, 2011 CAF 232 au para 48; Musqueam aux para 48‑49; Commodore c Canada (Procureur général), 2001 CAF 387 au para 7; Ahlul‑Bayt au para 15; Oshkosh au para 25; Glooscap au para 31).

[68]  Enfin, pour ce qui est du dernier volet du critère, à savoir si la prépondérance des inconvénients favorise les demanderesses, en l’espèce, cela aurait été un facteur important.

[69]  Les demanderesses soutiennent que la prépondérance des inconvénients est réglée par la détermination de laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire, en attendant une décision sur le fond (Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110 à la p 129). Les demanderesses s’appuient également sur la décision Première Nation Ahousaht c Canada (Pêches et Océans), 2014 CF 197 au para 31 [Ahousaht], pour appuyer le fait que la conciliation est dans l’intérêt public. Les demanderesses soutiennent que la prépondérance des inconvénients les favorise, parce qu’elles ont tenté de discuter avec la Couronne et Enoch de leurs droits détenus au titre du CP, mais avec des réponses limitées de la part de la Couronne. En outre, si la Couronne est autorisée à faire fi de leurs droits, cela effritera la confiance du public dans les droits des titulaires de CP partout au Canada.

[70]  Le procureur général soutient que, compte tenu de tous les facteurs pertinents – la nature de la réparation demandée, le préjudice que les demanderesses allèguent qu’elles subiront et l’intérêt public – la prépondérance des inconvénients milite en faveur du refus d’accorder l’injonction. Lorsqu’une partie cherche à interdire un organisme public d’exercer un pouvoir conféré par la loi, l’intérêt public subit un préjudice irréparable (Canada (Procureur général) c Fishing Vessel Owners’ Association of British Columbia, [1985] 1 CF 791; Zoocheck Canada Inc c Canada (Agence Parcs Canada), 2008 CF 540 aux para 63‑66; RJR – MacDonald à la p 346). En outre, la prépondérance des inconvénients favorise la conciliation et le règlement des injustices commises dans le passé contre les peuples autochtones du Canada. En négociant un règlement de la revendication particulière d’Enoch, le Canada peut atteindre dans une certaine mesure une conciliation avec Enoch au sujet de cette préoccupation de longue date. Le fait d’empêcher le Canada de régler cette question constituerait un obstacle aux tentatives de conciliation du Canada avec Enoch en particulier, et avec les peuples autochtones en général.

[71]  Enoch soutient que le règlement de sa revendication particulière se traduira par un gain pécuniaire individuel précieux pour chacun de ses membres, et que la prépondérance des inconvénients favorise la conclusion du règlement.

[72]  Je souscris au point de vue du procureur général. Dans l’arrêt RJR – MacDonald, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur l’intérêt public dans le contexte de la prépondérance des inconvénients, dans les affaires relatives à la Charte, aux pages 344 à 346, en déclarant ce qui suit :

Lorsqu’un particulier soutient qu’un préjudice est causé à l’intérêt public, ce préjudice doit être prouvé puisqu’on présume ordinairement qu’un particulier poursuit son propre intérêt et non celui de l’ensemble du public. Dans l’examen de la prépondérance des inconvénients et de l’intérêt public, il n’est pas utile à un requérant de soutenir qu’une autorité gouvernementale donnée ne représente pas l’intérêt public. Il faut plutôt que le requérant convainque le tribunal des avantages, pour l’intérêt public, qui découleront de l’octroi du redressement demandé.

[…]

À notre avis, le concept d’inconvénient doit recevoir une interprétation large dans les cas relevant de la Charte. Dans le cas d’un organisme public, le fardeau d’établir le préjudice irréparable à l’intérêt public est moins exigeant que pour un particulier en raison, en partie, de la nature même de l’organisme public et, en partie, de l’action qu’on veut faire interdire. On pourra presque toujours satisfaire au critère en établissant simplement que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et en indiquant que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situent le texte législatif, le règlement ou l’activité contestés. Si l’on a satisfait à ces exigences minimales, le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public.

En règle générale, un tribunal ne devrait pas tenter de déterminer si l’interdiction demandée entraînerait un préjudice réel. Le faire amènerait en réalité le tribunal à examiner si le gouvernement gouverne bien, puisque l’on se trouverait implicitement à laisser entendre que l’action gouvernementale n’a pas pour effet de favoriser l’intérêt public et que l’interdiction ne causerait donc aucun préjudice à l’intérêt public. La Charte autorise les tribunaux non pas à évaluer l’efficacité des mesures prises par le gouvernement, mais seulement à empêcher celui‑ci d’empiéter sur les garanties fondamentales.

[Caractères gras ajoutés.]

(Voir aussi North of Smokey Fisheries Assn c Canada (Procureur général), 2003 CFPI 33 aux para 23‑26.)

[73]  Dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ishaq, 2015 CAF 90, la Cour d’appel fédérale a conclu que les commentaires formulés dans l’arrêt RJR – MacDonald concernant le préjudice irréparable causé à l’intérêt public s’appliquaient également si une autorité publique adoptait une politique en vue « de favoriser ou de protéger l’intérêt public » (aux para 13, 15; voir aussi Institut professionnel de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2015 CF 1101 aux para 196‑197).

[74]  Dans la décision Ahousaht, la Cour a conclu que l’intérêt public allait au‑delà des intérêts qui existaient entre les demanderesses et le ministre ou, dans ce cas, entre les demanderesses et le secteur de la pêche commerciale. Il s’agit de l’intérêt public, dans tous ses aspects, qui découle de l’octroi du redressement demandé ou de son refus. En outre, l’intérêt public qui se dégage de la conciliation entre les droits ancestraux énoncés à l’article 35 favorisait nettement les demanderesses.

[75]  En l’espèce, aux termes de la Politique sur les revendications particulières et de la LTRP, le Canada a été autorisé à entamer des négociations avec Enoch, en tant que Première Nation. La Politique sur les revendications particulières énonce ce qui suit :

Le règlement des revendications particulières sera avantageux pour tous les Canadiens. Les règlements négociés reposent sur la justice, le respect et la conciliation. Ils ne visent pas seulement à réparer le passé et à respecter les traités, mais aussi à bâtir un meilleur avenir commun.

[76]  Le préambule de la LTRP reconnaît qu’il est dans l’intérêt de tous les Canadiens que soient réglées les revendications particulières des Premières Nations, et que le règlement de ces revendications contribuera au rapprochement entre Sa Majesté et les Premières Nations et au développement et à l’autosuffisance de celles‑ci.

[77]  En l’espèce, à la suite des négociations qui ont eu lieu au fil des ans entre Enoch et le Canada, la revendication particulière d’Enoch est en voie d’être réglée sans qu’il soit nécessaire de porter l’affaire devant le Tribunal. Le règlement de la revendication particulière d’Enoch est une étape vers la conciliation. Le chef et le conseil d’Enoch sont convaincus que les modalités de règlement proposées sont dans l’intérêt collectif d’Enoch, et la majorité des membres d’Enoch ont voté en faveur de la ratification de l’entente de règlement proposée. Si l’entente de règlement proposée reçoit l’approbation définitive et est signée, chacun des membres d’Enoch tirera un avantage pécuniaire individuel du règlement, et Enoch tirera également profit globalement du fonds de règlement.

[78]  À l’inverse, la revendication des six demanderesses porte sur l’affirmation de droits individuels relatifs à un intérêt possessoire qui leur a été accordé par le CP à l’égard des terres visées par le CP. Autrement dit, les demanderesses défendent leurs propres intérêts plutôt que ceux d’Enoch. En outre, l’action des demanderesses porte spécifiquement sur leurs droits possessoires visés par le CP dans la matrice factuelle qui constitue la toile de fond de la revendication particulière d’Enoch. À mon avis, le Canada ne faisait pas fi des droits conférés par le CP des demanderesses, et la conclusion de l’entente de règlement proposée en l’absence de résolution des préoccupations des demanderesses, comme entre les demanderesses et Enoch et dans le cadre du processus des revendications particulières d’Enoch, n’entraînera pas non plus un effritement de la confiance du public dans les droits des titulaires de CP.

[79]  À mon avis, empêcher le règlement – et le pas vers la conciliation qu’il représente – et ainsi retarder ou empêcher l’indemnisation que son règlement accorderait aux membres d’Enoch collectivement et individuellement, n’est pas dans l’intérêt public et fait pencher la prépondérance des inconvénients en faveur d’Enoch et du procureur général. Les demanderesses ne subiraient pas non plus le préjudice le plus important dans ce cas.

Conclusion

[80]  En conclusion, pour les motifs exposés ci‑dessus, la Cour n’a pas compétence pour accueillir la requête en injonction des demanderesses. Pour cette raison, la requête est rejetée. Toutefois, même si je n’avais pas conclu que c’était le cas, je n’aurais pas accordé l’injonction, car les demanderesses n’ont pas satisfait aux exigences du critère conjonctif à trois volets.

Dépens

[81]  Lors de l’audition des requêtes, il a été convenu que les parties présenteraient chacune de brèves observations sur les dépens avant la fermeture des bureaux le 10 juillet. J’ai maintenant reçu et examiné ces observations à la lumière de mes constatations ci‑dessus. Je suis d’accord avec Enoch et le procureur général pour dire que l’approche des demanderesses à l’égard du présent litige a entraîné des frais évitables. Par exemple, cette démarche comprend le refus des demanderesses de retirer et de réviser les affidavits déposés à l’appui de la requête en injonction pour répondre aux préoccupations exprimées par le procureur général selon lesquelles les affidavits comprenaient des documents et de la correspondance assujettis au privilège relatif aux règlements. Ces affidavits contenaient des renseignements qui étaient clairement assujettis au privilège relatif aux règlements. Cette question aurait facilement pu être réglée entre les demanderesses et le procureur général, et dans la mesure où le désaccord persistait à l’égard de certains documents, elle aurait pu être rapidement traitée comme une question préliminaire dans le cadre de la requête en injonction. Toutefois, les demanderesses ont insisté pour que le procureur général présente une requête distincte en radiation, plutôt que de traiter cette question dans le cadre de la requête en injonction. Les demanderesses ont adopté la même approche avec les préoccupations d’Enoch en matière de preuve, rendant nécessaire la requête d’Enoch en radiation. En fin de compte, la requête du procureur général en radiation et celle d’Enoch ont été rendues théoriques en raison de l’absence de compétence de la Cour pour accorder une injonction dans l’action des demanderesses, ce dont les demanderesses étaient au courant avant l’audition de la requête en injonction.

[82]  Le procureur général et Enoch ont eu gain de cause dans le cadre de la requête en injonction et ils ont droit aux dépens.

[83]  Toutefois, je suis également sensible à l’affirmation selon laquelle les demanderesses sont six aînées aux moyens limités, bien qu’aucun élément de preuve n’ait été présenté à l’appui de cette affirmation dans le cadre des requêtes.

[84]  Dans sa lettre du 10 mai 2019 adressée au ministre, Mme Hardy affirme que sa mère et deux des sœurs de sa mère souffrent de démence. Il s’agit de trois des six demanderesses dans la présente action. L’affidavit no 2 de Deborah Hardy indique qu’elle a été autorisée par les six demanderesses à souscrire cet affidavit. Les réponses écrites au contre‑interrogatoire de Mme Scott, concernant l’affidavit no 2 de Fiona Scott, indiquent qu’elle a reçu et examiné les [TRADUCTION] « procurations perpétuelles » fournies aux membres de leur famille. En outre, elle a été informée par l’avocat des demanderesses, qui a parlé aux trois autres demanderesses et aux membres de la famille détenant une [TRADUCTION] « procuration » pour les trois demanderesses atteintes de démence, qu’elles avaient choisi Mme Hardy comme représentante. Par conséquent, les demanderesses et leurs représentants semblent avoir choisi de présenter la requête en injonction d’une manière qui a exigé un degré d’effort plus élevé que ce qui était nécessaire, et ce, sans succès.

[85]  Après avoir examiné les observations des parties sur les dépens et les facteurs pertinents en l’espèce, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire, conformément à l’article 400 des Règles des Cours fédérales, pour ordonner que les demanderesses paient, à titre de dépens, une somme forfaitaire de 9 000 $, tout compris, à chacun des défendeurs, le procureur général et Enoch. Bien qu’il s’agisse d’une somme inférieure à celles demandées par le procureur général et par Enoch, et plus élevée que celle que les demanderesses ont proposée si elles avaient eu gain de cause, je suis convaincue que cette somme est raisonnable dans les circonstances présentes.


JUGEMENT dans le dossier T‑1929‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en injonction interlocutoire des demanderesses est rejetée.

  2. Les dépens sont adjugés au procureur général et à la Nation crie d’Enoch. Les demanderesses doivent verser au procureur général la somme forfaitaire de 9 000 $, tout compris, à titre de dépens. Les demanderesses doivent également verser à la Première Nation crie d’Enoch la somme forfaitaire de 9 000 $, tout compris, à titre de dépens.

« Cecily Y. Strickland »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1929‑19

 

INTITULÉ :

MARGUERITE MARY (MARGARET) BUCK, DOROTHY ANNE SAVARD, SYLVIA M MCGILLIS, FRANCES JUNE MCGILLIS, FLORENCE JOYCE L’HIRONDELLE, ET MARILYN MCGILLIS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET NATION CRIE D’ENOCH

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 6 et 7 juillet 2020

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 JUILLET 2020

COMPARUTIONS :

Karim Ramji

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Robert Drummond et Matthew MacPherson

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Procureur général du Canada)

 

Edward Molstad, c.r. et Evan Duffy

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Nation crie d’Enoch)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Donovan & Company

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Ministère de la Justice Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Procureur général du Canada)

 

Parlee McLaws LLP

Edmonton (Alberta)

POUR LES DÉFENDEURS

(Nation crie d’Enoch)

 

 

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