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Date : 20200608


Dossier : T-386-18

Référence : 2020 CF 675

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2020

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

CHARLES WACHSBERG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE, ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’un appel à l’encontre d’une ordonnance rendue le 28 janvier 2020 par laquelle une protonotaire a rejeté une requête présentée par le demandeur. Le demandeur sollicitait une ordonnance contraignant les défendeurs à comparaître et à démontrer les raisons pour lesquelles ils ne devraient pas être déclarés coupables d’outrage au tribunal pour avoir désobéi à une ordonnance rendue le 12 mars 2019 par le juge Barnes dans le cadre de l’action sous-jacente. Dans l’action, le demandeur interjette appel des conclusions selon lesquelles le demandeur avait contrevenu à la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, LC 2000, c 17 (la LRPCFAT ou la Loi), et sollicite d’autres mesures de redressement substantielles et un jugement déclaratoire. La requête en rejet de l’action présentée par les défendeurs, qui a été examinée en même temps par la protonotaire, a également été rejetée. Cette décision n’est pas portée en appel dans la présente instance.

[2]  Le demandeur sollicite, en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), une ordonnance annulant la décision de la protonotaire, ainsi qu’une ordonnance de justification, en vertu du paragraphe 467(1) des Règles. Avant que la tenue d’une audience de justification au titre du paragraphe 467(1) des Règles puisse être ordonnée, une preuve prima facie de l’outrage doit être présentée. Les motifs de l’appel sont essentiellement que la protonotaire a commis une erreur de droit en jugeant qu’une conclusion d’outrage au tribunal prima facie exige une [traduction« désobéissance délibérée et obstinée » de la part des défendeurs, et que la protonotaire a commis une erreur en jugeant qu’une conclusion d’outrage au tribunal prima facie ne peut pas être tirée lorsqu’un tiers rend impossible l’exécution d’une ordonnance judiciaire.

[3]  Les défendeurs reconnaissent que la protonotaire n’a pas appliqué le bon critère en ce qui concerne l’ordonnance de justification. Cependant, les défendeurs prétendent que la protonotaire a conclu à juste titre que l’exécution de l’entente de règlement conclue entre les parties – qui a mené à l’ordonnance rendue le 12 mars 2019 par la Cour – était devenue impossible en raison d’un [traduction« événement nouveau » qui avait pour effet de les dispenser de leur obligation de se conformer à l’ordonnance. Par conséquent, ils demandent le rejet de l’appel avec dépens.

II.  Contexte

[4]  Le demandeur est un résident de Toronto (Ontario). Il importe et distribue des produits de détail, et, à cette fin, se rend fréquemment aux États-Unis et à l’étranger. La majorité de ses ventes sont réalisées aux États-Unis. Pour faciliter ses voyages, il utilise son adhésion au programme de voyageurs fiables NEXUS depuis son lancement en 2007. Il était membre du programme précédent. NEXUS est administré conjointement par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et l’agence des douanes et de la protection des frontières des États-Unis (la CBP). Les enfants mineurs du demandeur sont également membres du programme et voyagent souvent avec lui.

[5]  Le 6 mars 2017, le demandeur et une de ses filles, qui est mineure, sont retournés à Toronto après de courtes vacances à Paris, en France. À leur arrivée à l’Aéroport international Pearson, ils ont présenté une carte de déclaration douanière conjointe et ont été référés pour une inspection secondaire. Au cours de cette inspection, un agent de l’ASFC a trouvé une certaine quantité d’argent dans les bagages à main du demandeur. Le montant total – dans plusieurs devises différentes – dépassait le seuil de déclaration en dollars canadiens (10 000 $) prévu par la Loi. L’explication du demandeur était qu’il croyait ne pas avoir atteint le seuil, puisque la valeur totale des fonds en dollars canadiens ne dépassait pas le montant que lui et sa fille pouvaient, en vertu de la Loi, apporter au Canada sans faire de déclaration. En tant que membres d’une famille voyageant ensemble, une déclaration a été présentée. Cette explication n’a pas été acceptée par l’agent de l’ASFC.

[6]  Comme le demandeur n’avait pas tenté de dissimuler l’argent, les fonds lui ont été rendus. Cependant, l’agent a pris une mesure d’exécution, imposé une sanction administrative de 250 $ et saisi la carte NEXUS du demandeur. L’adhésion du demandeur au programme NEXUS a ensuite été révoquée pour non-respect des conditions. Au moment de la mesure d’exécution, l’adhésion du demandeur à NEXUS était valide jusqu’au 25 juillet 2017.

[7]  Le demandeur a demandé un examen ministériel de la mesure d’exécution, de l’imposition de la sanction, de la saisie de sa carte NEXUS et de la révocation de son adhésion. Dans une lettre de décision datée du 30 novembre 2017, le représentant du ministre a confirmé la sanction administrative, la saisie de la carte NEXUS et la déclaration d’inadmissibilité au programme en vertu du Règlement de 2003 sur l’obligation de se présenter à un bureau de douane, DORS/2003-323 (le Règlement). Selon la lettre, l’une des conditions d’admissibilité était que les demandeurs doivent « jouir d’une bonne réputation ». Définissant ce terme aux fins d’application des programmes des voyageurs fiables de l’ASFC, le représentant a écrit que des facteurs comme la perpétration d’une infraction grave aux lois du Canada et des États-Unis ont été pris en compte. Étant donné que la mesure d’exécution prise le 6 mars 2017 [traduction« demeure dans les dossiers de l’ASFC », le représentant a jugé que le demandeur n’était pas admissible à l’adhésion. Il a été informé qu’il pourrait présenter une nouvelle demande après l’expiration de la période de rétention, six ans plus tard.

[8]  Le demandeur a présenté une nouvelle demande d’adhésion à NEXUS le 14 décembre 2017. Ce faisant, il a répondu par l’affirmative à la question de savoir s’il avait été déclaré coupable de violation à une loi sur les douanes ou à une autre loi fédérale sur l’importation. Cette question figurait sur le formulaire de nouvelle demande en ligne utilisé par l’ASFC et par la CBP. La nouvelle demande du demandeur a été rejetée en janvier 2018 en raison de la mesure d’exécution du 6 mars 2017.

[9]  Le 28 février 2018, le demandeur a déposé et signifié une déclaration aux défendeurs en vue de faire annuler la conclusion selon laquelle le demandeur avait contrevenu à la LRPCFAT, et d’obtenir d’autres mesures de redressement substantielles et un jugement déclaratoire. Le demandeur a demandé, entre autres, que la Cour déclare que plusieurs dispositions de la Loi et du Règlement, ainsi que les mesures prises par l’ASFC, contrevenaient à la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 (la Charte).

[10]  Après la signification et le dépôt des actes de procédure, ainsi qu’après les multiples échanges entre les avocats, une conférence préparatoire a été convoquée par le protonotaire Aalto le 13 février 2019. Durant cette conférence, les parties ont convenu d’un règlement selon lequel l’ASFC remettrait la carte NEXUS du demandeur, rétablirait son adhésion au programme et annulerait la mesure d’exécution. Un projet d’ordonnance de règlement à cet effet a été rédigé par les avocats du demandeur et a été envoyé à l’avocat des défendeurs le 15 février 2019.

[11]  Il ressort du dossier que l’ASFC a tenté de revenir sur le règlement lorsqu’elle a pris connaissance du fait que la carte NEXUS du demandeur avait expiré avant la conclusion de l’entente. Néanmoins, après d’autres échanges, l’avocat des défendeurs a préparé un projet d’ordonnance qui comprenait des échéances que devait respecter l’ASFC. Ce projet d’ordonnance a été accepté par le demandeur et déposé auprès de la Cour, pour approbation. L’ordonnance a été rendue par le juge Barnes le 12 mars 2019.

[12]  L’ordonnance du 12 mars 2019 annulait la conclusion tirée dans la décision ministérielle selon laquelle le demandeur avait contrevenu à la LRPCFAT, ainsi que la conclusion connexe selon laquelle le demandeur ne satisfait pas à la condition de « bonne réputation » prévue à l’alinéa 6b) du Règlement. La Cour a également ordonné à l’ASFC de radier tous les documents qu’elle détenait concernant la mesure d’exécution et la révocation de l’adhésion du demandeur au programme NEXUS. L’ASFC a reçu l’ordre de rétablir l’adhésion de M. Wachsberg et de lui remettre immédiatement sa carte NEXUS et, en tout état de cause, dans les dix jours suivant la date de l’ordonnance.

[13]  Le 21 mars 2019, l’avocat des défendeurs a confirmé que la mesure d’exécution avait été annulée et a demandé une prorogation jusqu’au 1er avril 2019 afin de permettre à l’ASFC de se coordonner avec la CBP et de renoncer à l’évaluation des risques qui serait habituellement requise pour rétablir l’adhésion du demandeur au programme NEXUS. Le demandeur a consenti à cette prorogation, mais a ensuite été tenu d’assister à une entrevue avec la CBP le 24 avril 2019. Selon les éléments de preuve non contestés de M. Wachsberg, durant cette entrevue, un agent de l’ASFC était présent et a mentionné la mesure d’exécution en présence du représentant de la CBP, malgré l’entente expresse des parties pour que celle-ci ne soit pas mentionnée.

[14]  Le demandeur a reçu un avis écrit le 16 mai 2019 indiquant que sa demande de renouvellement de son adhésion à NEXUS n’avait pas été approuvée par la CBP pour [traduction« non-respect des conditions d’admissibilité au programme ». Compte tenu de cette situation, une conférence de gestion de l’instance a été convoquée le 30 mai 2019. Après la conférence, le juge Barnes a émis une directive à l’intention des défendeurs, les obligeant à communiquer avec l’autorité américaine compétente chargée de l’administration du programme NEXUS pour déterminer les motifs du refus de rétablir l’adhésion du demandeur, ainsi qu’à tout mettre en œuvre pour que cette autorité rétablisse l’adhésion du demandeur à NEXUS.

[15]  Le 25 juillet 2019, l’avocat des défendeurs a remis au demandeur une lettre du directeur général des programmes d’admissibilité et des voyageurs du Bureau des opérations sur le terrain de la CBP, dans laquelle une liste des motifs pour lesquels le demandeur ne serait pas admissible au programme NEXUS était dressée, y compris la révocation de l’adhésion du demandeur par l’ASFC. Le mois suivant, le demandeur a déposé une requête en vue d’obtenir une ordonnance de justification, qui prévoyait la tenue d’une conférence de la gestion de l’instance le 7 octobre 2019.

[16]  Lors de la conférence du 7 octobre 2019, l’avocat des défendeurs a affirmé que le refus de la CBP de rétablir l’adhésion de M. Wachsberg n’était pas lié à la mesure d’exécution prise par l’ASFC, mais qu’il était plutôt lié à un incident non précisé survenu en 2005 et impliquant le demandeur. Cette affirmation était fondée sur les renseignements que l’avocat avait obtenus lors d’un appel téléphonique avec un fonctionnaire américain. Le juge Barnes a ensuite émis une autre directive à l’intention des défendeurs, exigeant qu’un représentant approprié de l’ASFC écrive au directeur général du Programme des voyageurs fiables des États-Unis afin de lui demander de plus amples renseignements sur les motifs du rejet de la demande d’adhésion à NEXUS présentée par le demandeur, en particulier au sujet de l’événement qui serait survenu en 2005.

[17]  Il convient de noter que l’événement allégué de 2005 était antérieur au lancement du programme NEXUS et à l’évaluation du demandeur qu’auraient effectuée l’ASFC et la CBP avant l’approbation de sa demande d’adhésion.

[18]  M. John Ommanney, directeur général du Programme des voyageurs à l’ASFC, a écrit aux représentants de la CBP le 12 octobre 2019 pour les informer que, pour s’acquitter de son obligation légale envers la Cour, l’ASFC doit demander à ce que le ou les motifs du refus de la CBP soient fournis directement à M. Wachsberg.

[19]  Le demandeur n’ayant reçu aucune réponse en date du 9 décembre 2019, il a de nouveau déposé une requête en vue d’obtenir une ordonnance contraignant les défendeurs à comparaître et à démontrer les raisons pour lesquelles ils ne devraient pas être déclarés coupables d’outrage au tribunal pour non-respect de l’ordonnance rendue le 12 mars 2019 par le juge Barnes. Le même jour, le demandeur a reçu une lettre de la CBP l’informant que sa demande au titre de NEXUS avait été rejetée [traduction« en raison du défaut de déclarer des marchandises commerciales le 1er avril 2015 ». C’était la première fois qu’on mentionnait une allégation relative à un événement survenu en 2015. De plus, au cours des deux années suivantes, le demandeur est entré aux États-Unis à plusieurs reprises sans difficulté.

[20]  La requête en justification, ainsi que la requête en rejet de l’action du demandeur présentée par les défendeurs, ont été déposées auprès de la protonotaire Milczynski le 28 janvier 2020. Le même jour, la protonotaire Milczynski a rendu une ordonnance rejetant les deux requêtes.

III.  La décision faisant l’objet de l’appel

[21]  La protonotaire Milczynski a conclu que les mesures de redressement demandées par le demandeur et les défendeurs ne devraient pas être accordées. En ce qui concerne la requête des défendeurs, la protonotaire a conclu que le demandeur était en droit d’intenter son action et, dans l’éventualité où il aurait gain de cause, d’obtenir toute réparation que la Cour jugerait appropriée. Elle a jugé qu’il serait approprié que l’action fasse l’objet d’une gestion de l’instance, et a ordonné qu’elle soit renvoyée au bureau du juge en chef pour qu’un juge chargé de la gestion de l’instance soit désigné.

[22]  En ce qui concerne la requête du demandeur, la protonotaire Milczynski a conclu que, malgré les intentions des parties, comme en témoignent les propositions envoyées par le demandeur et les conditions acceptées par les défendeurs, l’exécution du règlement était devenue impossible. Il n’a pas pu être conclu que les parties s’étaient acquittées de leurs obligations ou qu’elles s’y sont conformées, car le demandeur n’avait pas réintégré le programme NEXUS et n’avait pas reçu sa carte d’adhésion comme il était exigé. Cependant, la protonotaire a conclu que ni l’entente des parties ni la Cour ne pouvait contraindre les autorités américaines à faire quoi que ce soit au sujet de l’adhésion du demandeur au programme NEXUS. Elle n’était pas disposée à rendre l’ordonnance de justification pour permettre aux défendeurs de faire des efforts supplémentaires pour persuader les autorités américaines de revenir sur leur décision. Elle a déclaré qu’il serait encore loisible aux parties d’en discuter à tout moment.

[23]  La protonotaire a conclu que les défendeurs n’avaient pas [traduction« refus[é] d’obtempérer à une ordonnance judiciaire ou désobé[i] [de façon] délibérée et obstinée » [non souligné dans l’original], de sorte que cela justifierait la délivrance d’une ordonnance de justification.

IV.  Le cadre législatif

[24]  Le paragraphe 51(1) des Règles prévoit que les ordonnances de protonotaires peuvent être contestées en appel par voie de requête devant un juge de la Cour fédérale.

Appel

Appeal

51 (1) L’ordonnance du protonotaire peut être portée en appel par voie de requête présentée à un juge de la Cour fédérale.

51 (1) An order of a prothonotary may be appealed by a motion to a judge of the Federal Court.

[25]  Les Règles définissent qui peut être reconnu coupable d’outrage au tribunal :

Outrage

Contempt

466 Sous réserve de la règle 467, est coupable d’outrage au tribunal quiconque :

466 Subject to rule 467, a person is guilty of contempt of Court who

b) désobéit à un moyen de contrainte ou à une ordonnance de la Cour;

(b) disobeys a process or order of the Court;

Droit à une audience

Right to a hearing

467 (1) Sous réserve de la règle 468, avant qu’une personne puisse être reconnue coupable d’outrage au tribunal, une ordonnance, rendue sur requête d’une personne ayant un intérêt dans l’instance ou sur l’initiative de la Cour, doit lui être signifiée. Cette ordonnance lui enjoint :

467 (1) Subject to rule 468, before a person may be found in contempt of Court, the person alleged to be in contempt shall be served with an order, made on the motion of a person who has an interest in the proceeding or at the Court’s own initiative, requiring the person alleged to be in contempt

a) de comparaître devant un juge aux date, heure et lieu précisés;

(a) to appear before a judge at a time and place stipulated in the order;

b) d’être prête à entendre la preuve de l’acte qui lui est reproché, dont une description suffisamment détaillée est donnée pour lui permettre de connaître la nature des accusations portées contre elle;

(b) to be prepared to hear proof of the act with which the person is charged, which shall be described in the order with sufficient particularity to enable the person to know the nature of the case against the person; and

c) d’être prête à présenter une défense.

(c) to be prepared to present any defence that the person may have.

Fardeau de preuve

Burden of proof

(3) La Cour peut rendre l’ordonnance visée au paragraphe (1) si elle est d’avis qu’il existe une preuve prima facie de l’outrage reproché.

(3) An order may be made under subsection (1) if the Court is satisfied that there is a prima facie case that contempt has been committed.

V.  Norme de contrôle en appel

[26]  Le principe général est que l’appel d’une ordonnance d’un protonotaire doit être tranché à partir des documents dont le protonotaire disposait : Shaw c Canada, 2010 CF 577. Les Règles ne prescrivent pas la norme de contrôle applicable aux appels de décisions rendues par les protonotaires. Cependant, depuis la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 (Hospira), il est bien établi que la Cour ne peut intervenir dans la décision d’un protonotaire que si ce dernier a commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante à l’égard d’une question de fait ou mixte de fait et de droit : Hospira, aux par. 64, 65 et 79. Il s’agit de la norme énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 (Housen) à l’égard d’appels de décisions de juges de première instance.

[27]  Une erreur de principe isolable, comme l’application du mauvais critère à une conclusion d’outrage civil, constitue une erreur de droit commandant l’application de la norme de la décision correcte : Housen, au par. 33. La cour de révision a le droit d’intervenir et de substituer sa propre décision à celle du protonotaire si ce dernier a commis une erreur de droit. Aucune déférence ne s’impose. En ce qui concerne les conclusions de fait, la cour de révision doit s’abstenir d’intervenir, à moins que le protonotaire n’ait pas accordé suffisamment de poids aux circonstances pertinentes ou qu’il n’ait mal apprécié les faits.

VI.  Les questions en litige

[28]  Comme il est indiqué dans l’introduction, les parties conviennent que la protonotaire a commis une erreur en exigeant une preuve que les défendeurs avaient l’intention de désobéir à l’ordonnance rendue le 12 mars 2019 par le juge Barnes. Ils conviennent également qu’il est loisible à la Cour d’annuler la décision par laquelle la protonotaire a rejeté la requête en justification et d’ordonner à la protonotaire de réexaminer l’affaire en appliquant le bon critère. Cependant, ils sont plutôt d’accord pour que la Cour intervienne et substitue sa propre décision à la requête. Ils ne s’entendent pas sur la décision qui devrait être rendue.

VII.  Analyse

[29]  Dans l’arrêt Carey c Laiken, 2015 CSC 17 (Carey), la Cour suprême du Canada a conclu qu’exiger une preuve que l’auteur allégué de l’outrage avait l’intention de désobéir à une ordonnance judiciaire constituerait une norme trop élevée. Aux paragraphes 32 à 35, la Cour suprême énonce les exigences applicables :

[32]  L’outrage civil comporte trois éléments, qui doivent être établis hors de tout doute raisonnable [...]. Ces trois éléments, conjugués à une norme de preuve plus rigoureuse, aident à assurer que les conséquences pénales qu’entraîne une conclusion d’outrage soient imposées seulement dans les cas appropriés [...].

[33]  Le premier élément veut que l’ordonnance dont on allègue la violation [traduction] « formule de manière claire et non équivoque ce qui doit et ne doit pas être fait » [...]. Cette exigence de clarté garantit qu’une personne ne sera pas reconnue coupable d’outrage lorsqu’une ordonnance n’est pas claire [...]. Il peut être établi qu’une ordonnance n’est pas claire si, par exemple, il manque un détail essentiel sur l’endroit, le moment ou l’individu visé par l’ordonnance, si elle est formulée en des termes trop larges ou si des circonstances extérieures ont obscurci son sens [...].

[34]  Le deuxième élément veut que la partie à qui on reproche d’avoir violé l’ordonnance doive avoir été réellement au courant de son existence [...]. Il est possible de conclure à la connaissance de l’ordonnance dans les circonstances ou d’imputer la responsabilité à la personne à qui on reproche l’outrage en se fondant sur le principe de l’aveuglement volontaire [...].

[35]  Enfin, la personne qui aurait commis la violation doit avoir intentionnellement commis un acte interdit par l’ordonnance ou intentionnellement omis de commettre un acte comme elle l’exige [...].

[Renvois et certains passages omis.]

[30]  Il ressort clairement du dossier que les deux premiers volets du critère sont satisfaits. Rien ne laisse entendre que l’ordonnance n’est pas claire ou que les défendeurs n’étaient pas au courant de son existence. En effet, la preuve montre qu’ils ont rédigé ses conditions et inclus des délais que le demandeur n’avait pas demandés. Le problème réside dans le troisième volet. Les défendeurs ont-ils intentionnellement omis de commettre les actes qu’imposait l’ordonnance? Le demandeur soutient qu’il a clairement démontré l’existence d’une preuve prima facie pour le prouver. Non seulement les défendeurs ont retardé la radiation des documents relatifs à la mesure d’exécution, mais son adhésion n’a pas été rétablie et sa carte NEXUS ne lui a pas été remise.

[31]  Le demandeur soutient que, en plus d’imposer une exigence trop lourde selon laquelle il doit y avoir [traduction« désobéissance délibérée et obstinée » pour justifier une conclusion d’outrage au tribunal prima facie contre des défendeurs, la décision faisant l’objet de l’appel incorpore des facteurs qui ne sont pertinents qu’à la deuxième étape du processus, c’est-à-dire à l’audience de justification. Le plus important est l’impossibilité alléguée d’exécuter l’ordonnance. Le demandeur soutient que l’impossibilité objective de se conformer à la Loi constitue une défense que l’auteur présumé de l’outrage peut invoquer dans le cadre de l’audience de justification, mais qu’elle ne tient pas compte du critère permettant d’atteindre cette étape. Si l’affaire ne concernait que la suppression des documents, les défendeurs auraient pu soutenir qu’ils avaient fait amende honorable, bien qu’au-delà du délai fixé par l’ordonnance. Cependant, le demandeur prétend qu’ils n’ont pas répondu au défaut de se conformer au reste de l’ordonnance.

[32]  En l’espèce, le demandeur affirme que le rôle des autorités américaines n’a aucune incidence sur la question de savoir si les défendeurs sont à première vue coupables d’outrage au tribunal pour ne pas avoir respecté l’ordonnance et que le critère a été satisfait par les [traduction« nombreux refus flagrants des défendeurs de prendre des mesures nécessaires pour respecter l’ordonnance de la Cour » et leur incapacité à respecter l’ordonnance à ce jour.

[33]  En ce qui concerne les défauts des défendeurs à se conformer à l’ordonnance, le demandeur souligne, entre autres, le refus initial de l’ASFC de radier tous ses documents relatifs à la mesure d’exécution et de leur prétention selon laquelle les conditions de l’ordonnance, dans leur sens ordinaire, ne s’appliquaient pas à leurs [traduction« documents internes ». Cette interprétation douteuse de l’ordonnance n’a été abandonnée que deux mois après l’expiration du délai imposé par la Cour et juste avant une autre conférence de gestion de l’instance durant laquelle elle aurait dû être une question clé. Selon le demandeur, la conformité tardive à cet aspect de l’ordonnance pourrait bien avoir menacé l’admissibilité du demandeur au programme NEXUS.

[34]  De plus, un agent de l’ASFC a assisté à l’entrevue du demandeur avec la CBP et a mentionné la mesure d’exécution, contrairement à l’entente des parties et à l’intention claire exprimée par l’ordonnance. La connaissance de la mesure d’exécution par l’agent de l’ASFC pourrait être interprétée comme un [traduction« document » et, par conséquent, la divulgation de ce fait constituait une violation manifeste. Que cela ait été délibéré ou qu’il s’agisse d’une erreur de la part de l’agent, la CBP a été informée – si elle ne l’était pas déjà – de la mesure d’exécution avant son évaluation de la nouvelle demande d’adhésion au programme NEXUS présentée par le demandeur.

[35]  Le demandeur soutient que l’affirmation des défendeurs selon laquelle la nature bilatérale du programme a empêché l’ASFC de rétablir l’adhésion du demandeur est incompatible avec l’ordonnance sur consentement rédigée par les défendeurs et leur engagement à rétablir sans condition l’adhésion.

[36]  Bien que les défendeurs admettent l’erreur de la protonotaire en ce qui concerne le critère, ils soutiennent que le défaut intentionnel de se conformer à l’ordonnance doit tout de même être démontré afin d’établir l’existence d’une preuve prima facie d’outrage au tribunal. Le simple fait d’établir l’existence d’une violation ne suffit pas. La partie requérante doit démontrer l’intention de commettre l’acte ou l’omission qui a entraîné la violation. En l’espèce, les défendeurs soutiennent que rien n’indique qu’ils avaient l’intention de ne pas remettre la carte NEXUS au demandeur ou de ne pas rétablir son adhésion au programme. L’exécution de l’ordonnance était impossible, non pas en raison de leurs actions, mais plutôt de la position adoptée par les autorités américaines.

[37]  À l’appui de leur position, les défendeurs invoquent la théorie de l’impossibilité d’exécution énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Naylor Group Inc c Ellis-Don Construction Ltd, 2001 CSC 58, aux par. 53 à 56 (Naylor).

[38]  Naylor est une affaire de droit des contrats. Dans cette affaire, l’appelante soutenait que, même si elle était liée par le contrat, la décision du tribunal avait eu pour effet de la libérer de toute obligation envers l’intimée. Au par. 53, la Cour suprême a déclaré qu’« [i]l y a impossibilité d’exécution lorsque survient une situation que les parties n’ont pas prévue dans le contrat et qui fait en sorte que l’exécution du contrat devient [TRADUCTION] “quelque chose de radicalement différent des engagements pris au contrat” ». Dans de tels cas, l’intervention de la cour est sollicitée en raison d’un événement nouveau qui est survenu sans qu’il n’y ait eu faute de la part de l’une ou l’autre des parties : Naylor, au par. 55.

[39]  À mon avis, aucun événement nouveau n’est survenu et n’a rendu impossible la conformité à l’ordonnance du 12 mars 2019. L’exécution de l’ordonnance n’était pas devenue impossible dès le départ, sans l’accord d’un tiers qui n’était pas impliqué dans l’instance et qui n’avait pas consenti au règlement. L’erreur fatale de l’entente de règlement était qu’elle passait sous silence le fait que l’adhésion du demandeur avait expiré avant que soit rendue l’ordonnance et qu’elle ne pouvait être rétablie sans la présentation d’une nouvelle demande et son acceptation par les deux organismes. L’avocat des défendeurs l’a reconnu dans un courriel envoyé au demandeur le 26 mars 2019. Cela aurait dû être examiné et réglé avant que l’ordonnance sur consentement ne soit déposée auprès de la Cour pour approbation.

[40]  L’allégation, telle que portée à l’attention de la Cour par l’avocat des défendeurs et selon laquelle le demandeur avait commis une certaine transgression en 2005, ne semble pas fondée. Sa demande d’adhésion au programme NEXUS avait été accueillie lors du lancement du programme en 2007 et celle-ci fut renouvelée au moins une fois. Dans les circonstances, il est difficile d’accepter l’explication subséquente selon laquelle sa demande avait été rejetée [traduction« en raison du défaut de déclarer des marchandises commerciales le 1er avril 2015 ». Le demandeur semble n’avoir eu aucun mal à utiliser son adhésion à NEXUS au cours des mois précédant mars 2017. Cependant, même si elle est fallacieuse, cette explication ne peut faire l’objet d’un contrôle par la Cour. De plus, le refus des autorités américaines ne constitue pas un acte ou une omission volontaire de la part des défendeurs, qui constituerait une preuve prima facie d’outrage au tribunal pour ne pas avoir respecté l’ordonnance de la Cour.

[41]  Je ne suis donc pas en mesure de conclure que les conditions préalables à la tenue d’une audience de justification ont été remplies. Même si je crois qu’il puisse être instructif d’exiger des défendeurs qu’ils comparaissent devant la Cour pour expliquer pourquoi ils n’ont pas réussi à persuader leurs homologues américains de se conformer à l’ordonnance, je doute que cela ait un effet pratique. Même si la Cour devait convenir que le demandeur avait satisfait au critère pour démontrer l’existence d’une preuve prima facie d’outrage civil, la CBP est un organisme étranger qui contrôle ses propres pratiques et procédures, et qui a exercé son droit souverain de rejeter sa demande. C’est pourquoi je ne délivre pas l’ordonnance demandée.

VIII.  Dépens

[42]  Dans le dossier de requête qu’il a soumis à la protonotaire, le demandeur demandait qu’on lui accorde les dépens. Bien qu’il n’ait pas répété cette demande dans la requête en appel, je présume qu’il s’agissait d’un simple oubli. Dans le présent appel, les défendeurs ont demandé des dépens, que je refuse de leur accorder étant donné les antécédents décrits ci-dessus.

[43]  En vertu de l’article 400 des Règles, la Cour jouit d’un pouvoir discrétionnaire considérable en matière d’adjudication de dépens. Dans le cours normal d’une instance, il est peu probable que des dépens soient adjugés à la partie déboutée; cependant, le « principe fondamental » est celui du pouvoir discrétionnaire absolu du juge de première instance : Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119, au par. 6. Pour trancher la question des dépens, la Cour tient compte de plusieurs facteurs au titre du paragraphe 400(3) des Règles, et non pas seulement du résultat de l’instance. La Cour a récemment adjugé des dépens à un demandeur dont la demande de contrôle judiciaire avait été rejetée, au motif que le défendeur n’avait fourni aucune explication opportune ou raisonnable concernant le retard : Cumming c Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2020 CF 271, aux par. 34 à 36. Dans les circonstances de l’espèce, bien que la principale mesure de redressement demandée par le demandeur ne soit pas possible, les erreurs commises par les défendeurs ont engendré le problème qui a mené aux procédures devant les instances inférieures et au présent appel. À mon avis, cela justifie l’adjudication de dépens au demandeur, tant à l’égard du présent appel qu’à l’égard de la requête dont était saisie la protonotaire Milczynski, lesquels sont payables, quelle que soit l’issue de la cause.


ORDONNANCE dans le dossier T-386-18

LA COUR ORDONNE que :

  1. l’appel interjeté par le demandeur à l’encontre de l’ordonnance du 28 janvier 2020 de la protonotaire Milczynski soit rejeté;

  2. les dépens du présent appel et de la requête ci-dessous, calculés selon le barème habituel, soient adjugés au demandeur, quelle que soit l’issue de la cause.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour d’août 2020

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑386‑18

INTITULÉ :

CHARLES WACHSBERG c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE, ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 mars 2020

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

Le 8 juin 2020

COMPARUTIONS :

Stephen W. Green

Alexandra Cole

POUR LE DEMANDEUR

Eric Peterson

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Green and Spiegel LLP

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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