Dossier : T‑120‑20
Référence : 2020 CF 731
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 30 juin 2020
En présence de monsieur le juge Simon Noël
ENTRE :
|
SAAD GAYA
|
appelant
|
et
|
CANADA (MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE) ET
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
|
intimés
|
MOTIFS
Table des matières
III. QUESTIONS DE DROIT PRÉLIMINAIRES
C. Observations de l’amicus curiae
B. Rôle de l’amicus curiae – complément au juge désigné
(1) L’amicus curiae et la compétence inhérente de la Cour
(2) Nomination de l’amicus curiae dans le cadre du présent appel
(3) Rôle de l’amicus curiae dans le cadre du présent appel
C. Pouvoirs de l’amicus curiae
I.
APERÇU
[1]
L’appelant, M. Saad Gaya, est une personne inscrite en vertu de l’article 8 de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, LC 2015, c 20, art. 11 [la LSDA]. Par conséquent, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] a jugé qu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’il « participera ou tentera de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports »
ou qu’il « se déplacera en aéronef dans le but de commettre un fait – acte ou omission – qui : (i) constitue une infraction visée aux articles 83.18, 83.19 ou 83.2 du Code criminel ou à l’alinéa c) de la définition d’infraction de terrorisme à l’article 2 de cette loi, [ou,] (ii) s’il était commis au Canada, constituerait une des infractions visées au sous‑alinéa (i) »
. Voir les alinéas 8(1)a) et 8(1)b) de la LSDA.
[2]
L’appelant demeure inscrit en vertu de la LSDA par suite de la décision du ministre de rejeter sa demande de recours administratif en application de l’article 15 de la LSDA, qui visait à faire retirer son nom de la liste. Par conséquent, l’appelant a interjeté appel de cette décision en vertu de la loi, conformément à l’article 16 de la LSDA.
[3]
Après une conférence de gestion de l’instance tenue le 18 mars 2020, au cours de laquelle les parties ont exprimé leurs désaccords quant au rôle et aux pouvoirs d’un amicus curiae dans le cadre d’un appel interjeté en vertu de la LSDA, la Cour a nommé M. Gib van Ert en tant qu’amicus curiae dans une ordonnance datée du 24 mars 2020 (voir l’ordonnance à l’annexe A). La Cour a également ordonné aux parties et à l’amicus curiae de présenter des observations écrites sur le rôle et les pouvoirs de l’amicus curiae dans le cadre du présent appel, et une audience subséquente a été tenue par vidéoconférence le 20 mai 2020 afin de permettre à la Cour d’entendre les parties et l’amicus curiae sur cette question de droit préliminaire.
[4]
La présente décision répond aux questions de droit préliminaires concernant le rôle et les pouvoirs de l’amicus curiae dans le cadre du présent appel. Cependant, la clé pour comprendre la décision est le fait que des questions préliminaires similaires ont été simultanément soulevées devant la Cour dans Brar c Canada (Sécurité publique et Protection civile); Dulai c (Sécurité publique et Protection civile) 2020 CF 729 [Brar/Dulai], qui portait sur les deux premiers appels interjetés en vertu de la LSDA. Par conséquent, bien que les présents motifs répondent aux observations précises des parties et de l’amicus curiae en l’espèce, ils s’appuient également sur l’analyse détaillée des principes juridiques en cause dans Brar/Dulai pour répondre aux questions préliminaires dont est saisie la Cour.
[5]
Pour résumer l’analyse ci‑dessous, selon moi, mon rôle en tant que juge désigné en vertu de la LSDA est double : (1) déterminer si la décision du ministre est raisonnable; et (2) concilier les intérêts opposés en matière de sécurité nationale et les droits individuels de façon à s’assurer que la procédure judiciaire est aussi équitable que possible à l’intérieur des paramètres établis par la loi et à permettre à la Cour d’exercer son pouvoir absolu de contrôler sa propre procédure. Par conséquent, dans ces circonstances, mon rôle en tant que juge désigné m’oblige à nommer un amicus curiae ayant un mandat et des pouvoirs interventionnistes solides qui donnent le plus d’effet possible au droit de l’appelant de connaître les arguments présentés contre lui et d’y répondre.
[6]
Cela dit, la présente décision ne répond pas aux questions constitutionnelles soulevées dans l’avis d’appel de l’appelant. En fait, la Cour a examiné les allégations de violations de la Charte canadienne des droits et libertés, Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 [la Charte], dans le cadre de l’élaboration de la procédure judiciaire dans les limites des pouvoirs légaux et inhérents de la Cour de se prononcer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre et la constitutionnalité du régime de la LSDA. La question de savoir si la procédure judiciaire établie en fonction des circonstances et des limites des pouvoirs de la Cour est adéquate pour assurer une procédure judiciaire équitable est une question que la Cour abordera plus tard dans le présent appel.
II.
FAITS
[7]
L’appelant interjette appel de la décision du ministre, datée du 29 novembre 2019, laquelle confirme son statut de « personne inscrite »
en vertu de la LSDA. L’appelant a déposé un avis d’appel à la Cour, daté du 24 janvier 2020, conformément au paragraphe 16(2) de la LSDA. Dans cet avis d’appel, l’appelant demande à la Cour (1) d’annuler la décision du ministre de maintenir son statut de « personne inscrite »
; (2) de le retirer de la liste des « personne[s] inscrite[s] »
en vertu de la LSDA; (3) de déclarer inconstitutionnelles et inopérantes les dispositions contestées de la LSDA et, subsidiairement, d’ordonner au ministre de réexaminer sa décision et de fournir des motifs détaillés; et (4) de prendre toute autre mesure corrective qui peut être demandée ou jugée juste.
[8]
Plus précisément, l’appelant soutient notamment que : (1) le paragraphe 6(2) et l’article 12 de la LSDA violent l’article 8 de la Charte et ne peuvent se justifier au regard de l’article premier de la Charte; (2) le paragraphe 8(1) de la LSDA viole les articles 2 et 15 de la Charte et ne peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte; et (3) les alinéas 9(1)a) et 9(1)b) de la LSDA violent les articles 2, 6, 7 et 15 de la Charte et ne peuvent se justifier au regard de l’article premier de la Charte.
[9]
Enfin, l’appelant demande la divulgation de tous les documents, y compris tous les documents confidentiels sur lesquels le ministre s’est fondé pour prendre la décision. L’appelant demande également que tous les documents confidentiels soient examinés par [traduction] « un avocat ayant obtenu une attestation de sécurité [l’avocat du cabinet de l’appelant] ou par un amicus [curiae], selon ce que la Cour estimera convenable »
.
[10]
Le 27 février 2020, le juge en chef Crampton m’a confié la gestion de la présente instance. Peu après, le 18 mars 2020, une conférence sur la gestion de l’instance a été tenue pour discuter de questions d’intérêt pour les parties, notamment la nomination d’un amicus curiae et l’établissement d’un calendrier pour les prochaines étapes du présent appel. Entre ces deux dates, moins de trois semaines se sont écoulées et la COVID‑19 a été déclarée pandémie mondiale par l’Organisation mondiale de la santé; son incidence monumentale sur le Canada est devenue de plus en plus claire. Au cours de cette conférence de gestion de l’instance, les parties ont informé la Cour de leur désaccord quant au rôle et aux pouvoirs de l’amicus curiae durant les parties ex parte et à huis clos des appels interjetés en vertu de la LSDA.
[11]
Après cette conférence de gestion de l’instance, la Cour a choisi d’exercer son pouvoir discrétionnaire et a nommé M. Gib van Ert à titre d’amicus curiae, en plus d’établir certains délais pour faire progresser l’appel et réduire au minimum les retards, le tout en tenant compte des circonstances extraordinaires soulevées par la pandémie de la COVID‑19. Comme je l’explique dans l’ordonnance, M. Gib van Ert a été nommé à titre d’amicus curiae par la Cour [TRADUCTION] « notamment en raison de son expérience dans des appels similaires interjetés en vertu de la LSDA, qui sont actuellement en instance devant la Cour »
. De plus, compte tenu des questions soulevées par les parties lors de la conférence de gestion de l’instance concernant le rôle de l’amicus curiae dans le cadre d’appels interjetés en vertu de la LSDA, la Cour a ordonné que les parties et l’amicus curiae présentent des observations écrites sur le rôle, les responsabilités et les pouvoirs à accorder à l’amicus curiae durant les parties ex parte et à huis clos du présent appel.
III.
QUESTIONS DE DROIT PRÉLIMINAIRES
[12]
Conformément à mon ordonnance du 24 mars 2020, la Cour doit trancher les questions suivantes à la présente étape préliminaire de l’appel :
- Quel est le rôle de l’amicus curiae dans le cadre du présent appel?
- De quels pouvoirs l’amicus curiae dispose‑t‑il pour remplir ce rôle?
[13]
Bien sûr, pour répondre à ces questions, il me faudra d’abord analyser le rôle du juge désigné dans les appels interjetés en vertu de la LSDA et la compétence de la Cour pour nommer un amicus curiae.
IV.
ARGUMENTS
A.
OBSERVATIONS DES INTIMÉS
[14]
Les intimés soutiennent que, bien qu’il soit loisible à la Cour de nommer un amicus curiae dans le cadre d’appels interjetés en vertu de la LSDA, un amicus curiae ne peut assumer un rôle qui l’oblige à représenter la personne inscrite, car cela serait contraire à son rôle d’ami de la Cour. Les intimés font valoir que le rôle de l’amicus curiae est d’aider la Cour à s’acquitter de ses fonctions et, par conséquent, les pouvoirs conférés à l’amicus curiae doivent refléter le rôle attribué au juge désigné tout au long de l’appel interjeté en vertu de la LSDA. Pour ce motif, les intimés demandent à la Cour de rejeter toute interprétation de l’ordonnance nommant M. Gib van Ert à titre d’amicus curiae qui lui conférerait un rôle ou des pouvoirs compatibles avec le fait d’agir à titre de représentant de l’appelant durant les parties ex parte et à huis clos du présent appel interjeté en vertu de la LSDA.
[15]
D’abord, les intimés affirment que le rôle du juge désigné peut être divisé en fonction des deux étapes des appels interjetés en vertu de la LSDA : l’étape de la divulgation et l’étape du bien‑fondé. Les intimés déclarent que, à l’étape de la divulgation – l’étape au cours de laquelle le juge désigné statue sur les demandes de confidentialité du ministre en vertu de l’alinéa 16(6)b) –, le rôle du juge désigné est celui d’un « gardien »
. Cependant, les intimés affirment que, à l’étape du bien‑fondé – l’étape au cours de laquelle le juge désigné évalue le bien‑fondé de la décision du ministre visée par l’appel –, le juge désigné doit se prononcer sur le [traduction] « caractère raisonnable »
de la décision du ministre en vertu du paragraphe 16(4). Par conséquent, les intimés soutiennent que, à l’étape du bien‑fondé, le juge désigné a un rôle similaire à celui d’un juge saisi d’un contrôle judiciaire traditionnel – un rôle fondé sur la retenue et la déférence à l’égard du décideur –, par opposition à un rôle similaire à celui d’un juge désigné qui examine des attestations de sécurité en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Les intimés reconnaissent toutefois qu’il peut être nécessaire pour la Cour de jouer un rôle plus solide à l’étape du bien‑fondé en ce qui concerne tout nouvel élément de preuve présenté en vertu de l’alinéa 16(6)e) de la LSDA.
[16]
Afin d’aider la Cour à s’acquitter des fonctions exigées par ces rôles distincts attribués au juge désigné dans le cadre d’appels interjetés en vertu de la LSDA, les intimés reconnaissent que la Cour a le pouvoir inhérent de nommer un amicus curiae, et que le rôle et les pouvoirs de l’amicus curiae varient selon les circonstances entourant la nomination. Cela dit, les intimés affirment que le rôle inhérent de l’amicus curiae d’aider la Cour, ainsi que les limites qu’impose ce rôle, ne permet pas à l’amicus curiae d’agir au nom d’une partie. Les intimés invoquent Ontario c Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, aux paragraphes 49, 53, 54 et 56 [Criminal Lawyers’ Association of Ontario], à l’appui de l’affirmation selon laquelle l’amicus curiae ne peut pas avoir les mêmes responsabilités que l’avocat de la défense. Ils invoquent aussi Canada (Procureur général) c Telbani, 2014 CF 1050, aux paragraphes 27 à 31 [Telbani], et Canada (Procureur général) c Huang, 2018 CAF 109, aux paragraphes 35 et 36 [Huang (2018) CAF], à l’appui de la thèse selon laquelle l’amicus curiae ne peut avoir un rôle élargi similaire à celui d’un avocat spécial en vertu de la LIPR. En fait, les intimés soutiennent que l’ordonnance nommant l’amicus curiae devrait être interprétée de la même façon que dans Huang c Canada (Procureur général), 2019 CF 1122 [Huang (2019) CF] : attribuer un rôle de défense des intérêts de la justice qui permet à l’amicus curiae de présenter des arguments au nom de la personne exclue. Bien qu’il puisse y avoir certaines similitudes entre les tâches pouvant être dûment attribuées à l’amicus curiae dans le cadre du présent appel et celles d’un avocat de la défense ou d’un avocat spécial, les intimés affirment que l’objectif de ces tâches est très différent, car l’amicus curiae doit toujours agir dans le but d’aider la Cour à rendre une décision dans l’intérêt supérieur de la justice. Selon les intimés, cela exclut toute interprétation qui obligerait l’amicus curiae à devenir l’avocat de l’appelant.
[17]
Conformément au rôle qu’ils proposent pour le juge désigné aux étapes perçues de l’appel interjeté en vertu de la LSDA et à leur interprétation des limites inhérentes au rôle de l’amicus curiae, les intimés proposent que l’ordonnance soit interprétée comme conférant à l’amicus curiae les pouvoirs suivants. Les intimés affirment que, à l’étape de la divulgation, l’amicus curiae a le pouvoir : (1) d’examiner les documents confidentiels et de discuter avec les intimés pour circonscrire les questions de divulgation; (2) de contre‑interroger les auteurs d’affidavits sur la validité des allégations de confidentialité; (3) de présenter des observations orales et écrites au sujet de la divulgation; (4) d’assister aux audiences publiques et, avec l’autorisation de la Cour, de présenter des observations publiques; (5) de participer à la préparation des résumés des renseignements de l’appelant. Cependant, les intimés laissent entendre que, à l’étape du bien‑fondé, la capacité de l’amicus curiae de contre‑interroger les témoins des intimés sur le bien‑fondé de la décision visée par l’appel se limite aux questions de fond concernant les nouveaux affidavits déposés par les intimés et acceptés par la Cour, conformément à la déférence dont doit faire preuve la Cour à cette étape. Subsidiairement, les intimés affirment qu’il faudrait étendre les pouvoirs de l’amicus curiae au‑delà de cette interprétation pour s’assurer qu’il demeure un ami de la Cour.
B.
OBSERVATIONS DE L’APPELANT
[18]
L’appelant affirme que personne ne peut être privé d’une liberté sans une procédure judiciaire équitable qui lui permet de connaître les arguments présentés contre lui et d’y répondre. Par conséquent, l’appelant affirme que, dans le cas d’une procédure ex parte à huis clos, l’équité procédurale exige de [traduction] « remplacer pour l’essentiel »
une divulgation complète et une pleine participation – un avocat qui, bien qu’il ne soit pas l’avocat choisi par l’appelant, le défendra vigoureusement durant les parties ex parte et à huis clos d’une instance, et ce, de la même manière que son avocat. L’appelant fait remarquer que la LSDA prive les personnes inscrites d’une liberté et que le rôle de l’amicus curiae est suffisamment souple pour permettre de remplacer pour l’essentiel la pleine participation de l’avocat choisi par la personne inscrite durant les parties ex parte et à huis clos de l’appel. Cependant, l’appelant fait remarquer que limiter le rôle de l’amicus curiae à quelque chose de moins rend la LSDA inconstitutionnelle en raison d’un manque d’équité procédurale.
[19]
D’abord, l’appelant fait remarquer que, dans Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9 [Charkaoui I], et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Harkat, 2014 CSC 37 [Harkat (2014)], la Cour suprême du Canada a conclu qu’une procédure judiciaire équitable est un principe de justice fondamentale et qu’il ne peut y avoir privation du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité garantie par l’article 7 de la Charte que si une procédure judiciaire équitable a été suivie. De plus, l’appelant fait remarquer que, dans Charkaoui I et Harkat (2014), la Cour suprême du Canada a déclaré que, lorsque la capacité d’une personne à connaître les arguments présentés contre elle et à y répondre est limitée, et que la capacité du juge à rendre une décision fondée sur les faits et le droit est restreinte par la nécessité de la confidentialité et d’une audience ex parte et à huis clos, il faut fournir une façon de l’informer pour l’essentiel de ces restrictions pour assurer une procédure judiciaire équitable. Selon l’appelant, Charkaoui I et Harkat (2014) indiquent qu’un « avocat spécial »
peut remplacer pour l’essentiel la pleine participation de la personne et sa pleine capacité à recevoir une divulgation complète si cet avocat reçoit une divulgation complète et est « à même d’agir avec autant de vigueur et d’efficacité que le ferait la personne visée elle‑même au cours d’une instance publique »
(Harkat (2014), au normales. 47). Cependant, l’appelant prévient qu’un défaut d’informer pour l’essentiel la partie viole en effet le droit de cette partie à une procédure judiciaire équitable.
[20]
Étant donné que la LSDA a été rédigée après les décisions de la Cour suprême du Canada dans Charkaoui I et Harkat (2014), l’appelant affirme que la Cour devrait appliquer la présomption de conformité de la loi et déclarer que les exigences énoncées dans Charkaoui I et Harkat (2014) sont implicitement inhérentes à la LSDA afin de rendre les audiences ex parte et à huis clos constitutionnellement conformes. Étant donné l’absence d’une façon explicite de l’informer pour l’essentiel dans la LSDA, l’appelant affirme que le rôle de l’amicus curiae devrait être interprété comme étant une façon de remplacer pour l’essentiel le rôle de l’avocat choisi par l’appelant. L’appelant fait remarquer que la Cour a explicitement reconnu la nécessité de prévoir une façon de l’informer pour l’essentiel dans son ordonnance nommant l’amicus curiae et que les pouvoirs conférés à l’amicus curiae le démontrent implicitement.
[21]
L’appelant affirme que le rôle de l’amicus curiae est suffisamment souple pour inclure le fait d’agir au nom de l’avocat comme une façon d’informer pour l’essentiel l’avocat de l’appelant dans le cadre d’un appel interjeté en vertu de la LSDA. L’appelant soutient que l’amicus curiae devrait agir comme s’il était un avocat partisan et que cela est commun et conforme à la compréhension générale selon laquelle l’amicus curiae sert à représenter des intérêts qui ne sont pas portés à l’attention de la Cour. En effet, l’appelant renvoie notamment à Canada (Procureur général) c Ribic, 2003 CAF 246 au par. 6, où l’amicus curiae a été nommé pour « agir au nom des avocats [de la personne exclue] »
, ainsi qu’à une ordonnance rendue le 19 septembre 2011 par le juge Mosley, dans Canada (Procureur général) c Almalki, DES‑1‑11, au par. 6a), où les amici curiae ont reçu l’ordre d’examiner les documents, [traduction] « agissant comme s’ils étaient les avocats des intimés dans le cadre d’une audience à huis clos »
. L’appelant affirme que la décision de la Cour suprême du Canada dans Criminal Lawyers’ Association of Ontario devrait être distinguée de la présente affaire qui ne concerne pas un accusé non représenté demandant la nomination d’un amicus curiae dans une instance publique, mais il s’agit plutôt d’une affaire où il est nécessaire de fournir une façon d’informer pour l’essentiel une partie dans le cadre d’une audience ex parte et à huis clos. L’appelant invoque plusieurs décisions rendues après Criminal Lawyers’ Association of Ontario, dans lesquelles une cour a conclu que la présence d’un risque accru d’erreur judiciaire exigeait la nomination d’un amicus curiae pour agir de façon partisane (voir R c Jaser, 2014 ONSC 2277 [Jaser], au par. 35, et R c Imona‑Russel, 2019 ONCA 252, aux paragraphes 85, 88 et 91 [Imona‑Russel]).
[22]
En résumé, compte tenu de la possibilité considérable d’erreur judiciaire dans la présente procédure d’appel interjeté en vertu de la LSDA, dans le cadre de laquelle l’appelant est privé de son droit à une pleine participation et à une divulgation complète, l’appelant conclut que l’amicus curiae aidera en fin de compte la Cour en agissant comme s’il était l’avocat de l’appelant lors de l’audience ex parte et à huis clos, aidant ainsi la Cour à assurer une procédure judiciaire équitable. Par conséquent, l’ordonnance nommant l’amicus curiae devrait être interprétée comme conférant ce rôle et ces pouvoirs.
C.
OBSERVATIONS DE L’AMICUS CURIAE
[23]
L’amicus curiae soutient qu’un amicus curiae peut remplacer pour l’essentiel la divulgation complète dans une procédure en matière sécurité nationale. Cependant, cela n’en fait pas un représentant de la partie exclue. Le rôle de l’amicus curiae n’est pas de représenter l’appelant, mais d’être un ami de la Cour; cependant, dans le cadre de ce rôle, l’amicus curiae jouera parfois un rôle opposé aux intimés au moment de présenter à la Cour les intérêts de l’appelant. Cela dit, il affirme que la restriction générale proposée par les intimés à l’égard de la capacité de l’amicus curiae de contre‑interroger leurs témoins doit être rejetée parce qu’un appel interjeté en vertu de la LSDA ne doit pas nécessairement être divisé en deux étapes et que l’imposition d’une restriction générale au contre‑interrogatoire fondée sur cette division est dangereuse et empêche la décision du ministre d’être examinée.
[24]
En vertu de l’ordonnance de la Cour nommant l’amicus curiae, datée du 24 mars 2020, l’amicus curiae affirme qu’on lui a attribué deux rôles : (1) aider la Cour à se prononcer à huis clos; et (2) aider la Cour à trancher les questions de divulgation. Le premier rôle de l’amicus curiae est de tenir compte du droit de connaître les arguments présentés contre la partie et d’y répondre, ainsi que de la nécessité de fournir une façon adéquate d’informer pour l’essentiel les personnes qui ne peuvent pas participer aux parties à huis clos des instances relatives à la sécurité nationale, citant Harkat (2014) et Charkaoui I. Parallèlement, le deuxième rôle consiste à veiller à ce que l’appelant reçoive une « quantité minimale incompressible de renseignements »
nécessaire pour assurer une procédure judiciaire équitable conforme à l’article 7 de la Charte (Harkat (2014), aux paragraphes 54 et 55).
[25]
L’amicus curiae affirme que, pour ce qui est de ces rôles, la jurisprudence établit clairement que la nomination d’un amicus curiae « vise généralement à représenter les intérêts qui ne sont pas représentés devant la cour, à informer cette dernière de certains facteurs dont elle ne serait pas autrement au courant, ou de la conseiller sur une question de droit »
, mais, ce faisant, demeure un ami de la Cour, et non pas le représentant d’une partie (Telbani, aux paragraphes 27 et 30). Cependant, en représentant les intérêts d’une partie qui n’ont pas été portés à l’attention de la Cour et en présentant des arguments au nom de cette partie, l’amicus curiae affirme que la jurisprudence reconnaît que l’aide requise d’un amicus curiae peut être compatible avec les intérêts d’une partie exclue dans certaines circonstances. L’important est que l’amicus curiae doit toujours demeurer un ami de la Cour. L’amicus curiae cite les décisions suivantes à l’appui : Telbani, au par. 30; Khadr c Canada (Procureur général), 2008 CF 46, aux paragraphes 30 à 32 [Khadr]; et Huang (2019) CF, aux paragraphes 27 à 31.
[26]
Enfin, en ce qui concerne les pouvoirs conférés à l’amicus curiae pour remplir ces rôles, l’amicus curiae s’oppose à la restriction générale proposée par les intimés à l’égard de la capacité de l’amicus curiae de contre‑interroger leurs témoins. Premièrement, l’amicus curiae affirme que le fondement de cette restriction proposée, soit la division de l’appel en deux étapes distinctes, est dangereux et ne peut être invoqué comme fondement d’une restriction générale parce que la ligne entre les questions de divulgation et les questions de fond n’est pas aussi claire que les intimés le laissent entendre. Deuxièmement, l’amicus curiae affirme que l’adoption d’une restriction abstraite de la capacité de contre‑interroger n’aidera pas le juge désigné à rendre une décision concernant le caractère raisonnable de la décision visée par l’appel, mais empêchera plutôt sa capacité à rendre une telle décision. Troisièmement, l’amicus curiae affirme que l’approche habituelle et préférable consiste à ce que les avocats des intimés présentent les objections qu’ils estiment appropriées pendant l’audience, ainsi qu’à demander au juge désigné de statuer qu’il a entendu la question et les éléments de preuve contestés qui l’étayaient plutôt que d’adopter une restriction générale et abstraite dès le départ. Quatrièmement, l’amicus curiae soutient que la restriction proposée par les intimés leur permettrait d’empêcher l’examen de la décision du ministre en ne présentant aucun témoin qui pourrait s’exprimer sur son bien‑fondé. L’amicus curiae affirme qu’on ne devrait pas l’empêcher de poser des questions utiles en raison des choix stratégiques des intimés; cela n’aide pas la Cour.
V.
ANALYSE
[27]
Comme je l’ai susmentionné, les principales questions de droit en litige devant la Cour concernent le rôle et les pouvoirs de l’amicus curiae. Cependant, pour répondre à ces questions, il est tout d’abord essentiel d’examiner et d’analyser brièvement le rôle du juge désigné dans le cadre d’appels interjetés en vertu de la LSDA. Par conséquent, mon analyse sera structurée comme suit : (A) Rôle du juge désigné; (B) Rôle de l’amicus curiae – complément au juge désigné; et (C) Pouvoirs de l’amicus curiae. Bien sûr, étant donné que ces questions préliminaires ont été abordées en détail dans Brar/Dulai, mon analyse ci‑dessous résume principalement les conclusions que j’ai tirées dans Brar/Dulai et les adapte au contexte du présent appel.
A.
Rôle du juge désigné
[28]
Dans le présent appel, les intimés soutiennent que le rôle du juge désigné est divisé selon les deux étapes des appels interjetés en vertu de la LSDA, soit l’étape de la divulgation et l’étape du bien‑fondé. Les intimés affirment que, à l’étape de la divulgation, le juge peut assumer un rôle de « gardien »
, mais qu’à l’étape du bien‑fondé, le juge désigné a un rôle similaire à celui d’un juge saisi d’un contrôle judiciaire traditionnel. Cet argument a également été soulevé par le ministre dans Brar/Dulai. Conformément à mes conclusions dans Brar/Dulai, je ne peux pas être d’accord avec les intimés.
[29]
La LSDA s’appuie principalement sur son mécanisme d’appel pour établir un équilibre entre ses objectifs de sécurité nationale et son objectif de protection des droits et libertés individuels. Le juge désigné est au cœur de ce mécanisme d’appel, car il est la « pierre angulaire de la procédure »
(Charkaoui I, au par. 34; Brar/Dulai, aux paragraphes 90 et 105). En effet, l’article 16 de la LSDA, qui accorde un droit d’appel, confère un pouvoir discrétionnaire important aux juges désignés afin de leur permettre de remplir leur rôle : (1) d’assurer une procédure judiciaire équitable qui ne porte pas atteinte aux objectifs de sécurité nationale de la LSDA; et (2) de statuer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre visée par l’appel (Brar/Dulai, aux paragraphes 105 à 127).
[30]
Comme je l’ai conclu dans Brar/Dulai, au par. 105, ce rôle qui est attribué par la LSDA exige que le juge désigné assume un rôle actif et interventionniste tout au long de la procédure prévue par la LSDA, qui est analogue au rôle décrit par la Cour suprême du Canada dans Charkaoui I, aux paragraphes 39 à 42, ainsi que dans Harkat (2014), au par. 46, où on déclare succinctement ce qui suit :
[46] Premièrement, le juge désigné est censé jouer le rôle de gardien. Il est investi d’un large pouvoir discrétionnaire et doit s’assurer non seulement que le dossier étaie [sic] le caractère raisonnable de la conclusion d’interdiction de territoire tirée par les ministres, mais aussi que l’ensemble du processus est équitable : [traduction] « . . . dans un système d’avocats spéciaux, le juge se verra encore imposer le fardeau inhabituel de réagir à l’absence de la personne visée en talonnant la partie gouvernementale avec plus de vigueur qu’il ne le ferait en présence de cette personne » (C. Forcese et L. Waldman, « Seeking Justice in an Unfair Process : Lessons from Canada, the United Kingdom, and New Zealand on the Use of “Special Advocates” in National Security Proceedings » (2007) (en ligne), p. 60). D’ailleurs, le régime établi par la LIPR exige expressément du juge qu’il tienne compte des « considérations d’équité et de justice naturelle » dans l’instruction de l’instance : al. 83(1)a) LIPR. Le juge désigné doit adopter une approche interventionniste, sans pour autant jouer un rôle inquisitoire.
[31]
Bien que la LSDA n’exige pas la division d’un appel en deux étapes distinctes et qu’une telle division est, dans de nombreux cas, peu pratique puisque les questions de divulgation et de fond sont souvent liées, j’ai conclu que ce rôle de « gardien »
est essentiel tout au long de la procédure compte tenu des sérieuses limites imposées à la pleine participation et à la pleine divulgation par la LSDA, ainsi que des violations potentielles des droits en cause garantis par la Charte (Brar/Dulai, au par. 105). Ce n’est qu’en assumant ce rôle actif et interventionniste tout au long de la procédure qu’un juge désigné peut assurer son indépendance et son impartialité, sa capacité à rendre une décision fondée sur les faits et le droit, et le droit de l’appelant de connaître les arguments présentés contre lui et d’y répondre, lesquels sont tous des principes clés d’une procédure judiciaire équitable. Cela dit, comme nous le verrons ci‑dessous, bien que la présomption d’un rôle actif et interventionniste tout au long de la procédure soit essentielle pour assurer une procédure judiciaire équitable, dans de nombreux cas, cela ne suffit pas en soi à informer pour l’essentiel une partie exclue (Brar/Dulai, au par. 139). J’y reviendrai plus tard. Pour le moment, conformément à mes conclusions dans Brar/Dulai, je vais brièvement examiner les deux aspects du rôle attribué au juge désigné en vertu de la LSDA.
[32]
La première partie du rôle attribué au juge désigné en vertu de la LSDA consiste à assurer une procédure judiciaire équitable dans les limites imposées par la LSDA à l’égard de la capacité de l’appelant à recevoir une divulgation complète et à participer pleinement tout au long de la procédure (Brar/Dulai, aux paragraphes 106 à 112). Pour remplir ce rôle, le juge désigné doit assumer son rôle de « gardien »
afin de veiller à ce qu’un appelant puisse recevoir le maximum de renseignements pour directement connaître les arguments présentés contre lui et y répondre dans les limites de la LSDA. Par conséquent, le juge désigné doit procéder à un examen « vigilant et sceptique »
des allégations de confidentialité du ministre, compte tenu de l’absence de l’appelant à ces procédures, afin de s’assurer que le plus de renseignements possible sont divulgués directement à l’appelant, dans les limites imposées par la LSDA, et d’éviter une possible allégation excessive du ministre. La limitation de la divulgation complète à une partie doit être exceptionnelle et ne doit survenir que si elle est nécessaire. À partir de là, si certains renseignements doivent demeurer confidentiels en vertu de la LSDA, le juge doit assumer son rôle de gardien et tenter de fournir à l’appelant le plus de renseignements possible dans les limites imposées par la LSDA en matière de confidentialité, au moyen de résumés ou autrement, afin d’assurer une procédure judiciaire le plus équitable possible. L’essentiel de ce rôle est résumé au par. 112 de Brar/Dulai :
[traduction]
[...] Le juge désigné doit activement chercher des moyens de fournir le plus de renseignements possible à l’appelant, tout en protégeant la confidentialité de certains renseignements pour des raisons de sécurité nationale. Tout comme un élastique, les juges désignés doivent exercer leurs pouvoirs légaux et inhérents afin de s’assurer qu’une divulgation la plus complète possible à l’appelant, tout en s’arrêtant à un point de rupture. Un juge désigné doit être convaincu que la divulgation (par des résumés ou d’autres moyens) est, essentiellement, suffisante pour permettre aux appelants d’être « suffisamment inform[és] » (alinéa 16(6)e)) des arguments qui leur sont présentés et d’être en mesure de présenter leur version de l’histoire, à tout le moins à les informant pour l’essentiel (Harkat (2014), au par. 51 à 63 et 110). Ce n’est qu’alors que le juge désigné disposera des faits et du droit nécessaires pour rendre une décision équitable.
[33]
La deuxième partie du rôle attribué au juge désigné consiste à assurer le caractère raisonnable de la décision du ministre. Comme il a été conclu dans Brar/Dulai, au par. 115, cela exige également que le juge désigné assume un rôle actif et interventionniste. En effet, le juge désigné doit statuer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre visée par l’appel (paragraphe 16(4)) en tenant compte d’une preuve potentiellement différente de celle dont était saisi le ministre (paragraphe 16(4), et alinéas 16(6)e) et 16(6)g)), qui comprend des renseignements qu’un appelant n’a jamais vus (alinéas 16(6)a), 16) 6)b) et 16(6)f)), et a le pouvoir d’ordonner directement au ministre de retirer un appelant de la liste prévue par la LSDA si la décision du ministre est jugée déraisonnable (paragraphe 16(5)). L’importance du rôle actif et interventionniste dans l’évaluation du caractère raisonnable de la décision du ministre, compte tenu de ces restrictions importantes et du pouvoir discrétionnaire considérable conféré au juge désigné, est résumée au par. 127 de Brar/Dulai :
[traduction]
[127] Dans l’ensemble, une lecture holistique des dispositions en matière d’appel contenues dans la LSDA, dans leur contexte juridique, exige qu’un juge désigné assume un rôle de « gardien » lorsqu’il évalue le caractère raisonnable de la décision visée par l’appel. Une procédure judiciaire équitable exige qu’un juge soit en mesure de fonder sa décision sur les faits et le droit; cela signifie que le juge désigné doit être en mesure de vérifier suffisamment la pertinence et la fiabilité de la preuve. Cela est particulièrement vrai pour deux raisons. Premièrement, l’étape de l’appel des procédures fondées sur la LSDA est en fait la première fois que l’appelant est en mesure de remettre en question de façon significative le bien‑fondé de la preuve sur laquelle repose la décision du ministre. Deuxièmement, étant donné que le juge devra probablement tenir compte des éléments de preuve ou des renseignements qui ne sont pas divulgués directement à l’appelant, le juge désigné doit assumer un rôle qui lui permet de vérifier suffisamment la pertinence et la fiabilité de la preuve invoquée dans ces circonstances. En conférant ces pouvoirs au juge désigné, le législateur a manifestement tenu compte du fait qu’il ne serait pas dans l’intérêt de la justice de se contenter de renvoyer aux conclusions de fait du ministre dans ces cas, sans que le juge désigné ne participe davantage. Il s’ensuit que les juges désignés dans le cadre d’appels interjetés en vertu de la LSDA doivent participer activement à l’examen des éléments de preuve présentés par le ministre tout au long des audiences ex parte et à huis clos, y compris l’interrogatoire des témoins devant la Cour dans le cadre d’audiences ex parte et à huis clos.
[34]
Cependant, bien que le fait qu’un juge désigné assume son rôle de façon active et interventionniste soit un élément clé pour assurer une procédure judiciaire équitable dans le contexte d’audiences ex parte et à huis clos en matière de sécurité nationale, cela ne constitue pas une façon d’informer pour l’essentiel la partie. Un complément au juge désigné est nécessaire compte tenu des droits importants en cause garantis par la Charte et des limites importantes imposées par la LSDA à la pleine participation et à la divulgation complète (Brar,/Dulai aux paragraphes 139 à 141). Cela m’amène donc à discuter du rôle de l’amicus curiae dans le présent appel.
B.
Rôle de l’amicus curiae – complément au juge désigné
[35]
Bien que le juge désigné assume un rôle de « gardien »
lorsque les droits d’une personne garantis par la Charte, notamment les droits prévus à l’article 7, sont en jeu et que la divulgation complète et la pleine participation sont impossibles en raison d’intérêts de sécurité nationale, la Cour suprême du Canada a déclaré que cela ne suffit pas à assurer une procédure judiciaire équitable. Cela s’explique par le fait qu’il n’y a aucune façon de remplacer pour l’essentiel la divulgation complète et la pleine participation, ce qui, à son tour, ne garantit pas que la capacité du juge désigné de fonder sa décision sur les faits et le droit est préservée étant donné l’absence d’un mécanisme de contestation des renseignements confidentiels ou des éléments de preuve invoqués par le ministre. Dans Charkaoui I, la Cour a déclaré que le juge désigné n’est « pas en mesure de compenser l’absence d’examen éclairé, de contestation et de contre‑preuve par une personne qui serait au fait de la cause »
(par. 64). Au lieu de cela, la Cour a conclu que la nomination d’un avocat indépendant dans une audience ex parte et à huis clos pouvait constituer une façon de remplacer pour l’essentiel la divulgation intégrale et la pleine participation (par. 70 à 84). Quelques années plus tard, cela a été confirmé par la Cour suprême du Canada dans Harkat (2014), aux paragraphes 45 à 47. Voir aussi Brar/Dulai, aux paragraphes 139 à 141.
[36]
Essentiellement, ce que l’on peut tirer de Harkat (2014) et de Charkaoui I, c’est que, compte tenu des limites strictes imposées par la LSDA en matière de divulgation (similaires à celles imposées par la LIPR), une procédure judiciaire équitable exige que le juge désigné assume un rôle de « gardien »
tout au long de l’appel interjeté en vertu de la LSDA; elle exige aussi la présence d’un avocat indépendant dans le cadre d’audiences ex parte et à huis clos pour informer pour l’essentiel la partie (Brar/Dulai, au par. 141). Dans le présent appel, j’ai nommé l’amicus curiae comme façon d’informer pour l’essentiel la partie. À ce stade préliminaire, je vais examiner ma capacité à nommer un amicus curiae en vertu de la LSDA, ainsi que le rôle attribué à l’amicus curiae. Cela dit, la question de savoir si la procédure judiciaire établie conformément aux pouvoirs légaux et inhérents de la Cour constitue une façon adéquate d’informer pour l’essentiel la partie sera tranchée à une étape ultérieure du présent appel lorsque la Cour examinera la constitutionnalité du régime de la LSDA.
(1)
L’amicus curiae et la compétence inhérente de la Cour
[37]
La nomination d’amici curiae par les tribunaux dans des cas où certains intérêts clés sont absents est devenue de plus en plus courante. C’est notamment le cas dans les procédures en matière de sécurité nationale. Par exemple, la nomination d’amici curiae est devenue courante dans le contexte de procédures intentées en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑5 (Huang (2018) CAF, au par. 36; Telbani, au par. 26; Khadr, aux paragraphes 12 à 16), de mandats accordés en vertu de l’article 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC 1985, c C‑23 [Loi sur le SCRS] (Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (Re), 2008 CF 300, au par. 3 [Loi sur le SCRS (Re) (2008)]; Articles 16 et 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC 1985, ch. C‑23 (Re), 2018 CAF 207) et de revendications de privilège soulevées en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS (X (Re), 2017 CF 136, aux paragraphes 31 et 32; Article 18.1 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, LRC 1985, ch. C‑23, telle que modifiée (Re), 2018 CAF 161, aux paragraphes 41 à 47, 53, 56 et 57 [Article 18.1 de la Loi sur le SCRS (Re)]. Voir la discussion détaillée sur ce point dans Brar/Dulai, aux paragraphes 157 à 164.
[38]
Le pouvoir de la Cour de nommer un amicus curiae est inhérent et s’appuie sur son « pouvoir de faire respecter sa propre procédure et de constituer une cour de justice »
(Criminal Lawyers’ Association of Ontario, au par. 46). Néanmoins, la Cour suprême du Canada a également précisé que les amici curiae ne doivent être nommés que si leur aide est essentielle pour aider le juge à s’acquitter de ses fonctions judiciaires (Criminal Lawyers’ Association of Ontario, au par. 47).
[39]
Essentiellement, le rôle de l’amicus curiae est de servir la Cour. La façon dont ce rôle général se manifeste selon les circonstances, car son rôle et ses responsabilités dépendent du juge qui nomme l’amicus curiae. Cependant, malgré cette souplesse du mandat de l’amicus curiae, la Cour suprême du Canada a reconnu qu’un tribunal ne peut attribuer à un amicus curiae un rôle qui l’oblige à agir comme avocat au nom d’une partie. Cela découle du fait que le devoir de loyauté de l’amicus curiae doit demeurer envers la Cour plutôt qu’envers une partie (Criminal Lawyers’ Association of Ontario, au par. 49). Cela dit, la nomination d’amici curiae vise généralement à « représenter les intérêts qui ne sont pas représentés devant la cour, à informer cette dernière de certains facteurs dont elle ne serait pas autrement au courant, ou de la conseiller sur une question de droit »
(Telbani, au par. 27).
[40]
Dans toutes les circonstances susmentionnées, lorsqu’il est devenu pratique courante pour la Cour de nommer un amicus curiae dans le cadre d’une procédure désignée, les amici curiae sont appelées à aider les juges désignés à s’acquitter de leurs fonctions légales de manière à respecter l’obligation générale du juge d’assurer une procédure judiciaire équitable. Étant donné que les audiences ex parte et à huis clos excluent intrinsèquement les parties concernées, le mandat des amici curiae a donc été largement axé sur la représentation devant la Cour des intérêts de la partie exclue qui n’a pas accès à certains renseignements confidentiels (voir Brar/Dulai, aux paragraphes 164 à 167). C’est ce que le juge Mosley a observé dans Khadr, au par. 32 :
[32] De même, je crois que dans le contexte d’une demande présentée en vertu de l’article 38 en rapport avec une instance criminelle, comme en l’espèce, un amicus nommé par la Cour peut soulever des questions favorisant la personne qui demande la divulgation des renseignements durant la partie ex parte de l’instance et peut être considéré à cet égard comme représentant la personne à ce stade. Mais l’amicus n’entretient aucune relation avocat‑client avec la personne et son rôle consiste à aider la Cour à trancher les questions de façon équitable.
[41]
Cependant, conformément aux déclarations de la Cour suprême du Canada dans Criminal Lawyers’ Association of Ontario, la jurisprudence applicable en matière de sécurité nationale indique clairement que le mandat de l’amicus curiae ne peut pas franchir la ligne séparant la représentation d’intérêts qui ne sont pas représentés devant la Cour afin d’aider le juge désigné à s’acquitter de ses fonctions et la représentation d’une partie devant la Cour dans le cadre de procédures désignées. Cette ligne est bien définie par le juge de Montigny (de cette Cour à l’époque) dans Telbani, aux paragraphes 28 à 31, où il interprète Criminal Lawyers’ Association of Ontario dans le contexte d’une demande présentée en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada :
[28] Il ne fait pas de doute, cependant, que l’amicus n’est pas l’avocat de l’accusé (dans une instance criminelle) ou du défendeur (dans une instance civile). Le rôle d’un amicus n’est pas davantage assimilable à celui d’un avocat spécial nommé sous l’autorité de l’article 83 de la LIPR dans le contexte d’un certificat de sécurité. Son rôle est de prêter main‑forte au tribunal et d’assurer la bonne administration de la justice, et son seul « client » est le tribunal ou le juge qui l’a nommé. Comme le rappelait le juge Fish (s’exprimant au nom des dissidents) dans l’arrêt Ontario c Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43 (au para 87), « [u]ne fois nommé, l’amicus a une obligation de loyauté et d’intégrité envers le tribunal, et non vis‑à‑vis de l’une ou l’autre des parties à l’instance ».
[29] Il ne saurait d’ailleurs en aller autrement si l’amicus doit pouvoir jouer intégralement le rôle qui lui est imparti. En effet, il n’est pas inconcevable qu’il ait à faire valoir des arguments ou des points de droit qui ne soient pas nécessairement favorables à l’accusé ou au défendeur. C’est d’ailleurs pour cette raison que la Cour suprême a unanimement conclu dans l’arrêt Criminal Lawyers’ Association qu’une fois nommé amicus, l’avocat qui accepte de tenir le rôle d’avocat de la défense n’est plus l’ami de la Cour (voir les paragraphes 56 pour la majorité et 114 pour la minorité). Bien que la Cour se soit divisée sur la question de savoir si une cour supérieure a le pouvoir inhérent de fixer le taux de rémunération d’un amicus, tous les juges ont considéré que le rôle d’un amicus et celui d’un avocat de la défense sont antinomiques. J’estime qu’il en va de même dans le cadre d’une procédure civile, même si la ligne de démarcation n’est peut‑être pas toujours aussi claire et que les conséquences d’une confusion des genres ne seraient pas nécessairement aussi dramatiques.
[30] Bref, le fait de jouer un rôle qui peut parfois être opposé à celui du Procureur général ne fait pas de l’amicus un avocat de la défense ou de la partie civile. L’objectif de l’amicus et l’état d’esprit dans lequel il agit n’est pas de prendre fait et cause pour l’accusé ou le défendeur, mais d’apporter à la Cour un éclairage qu’elle ne recevrait pas autrement et de l’aider à prendre une décision qui soit dans le meilleur intérêt de la justice. Le fait que ces intérêts puissent converger dans certaines circonstances n’y change rien et ne représente pour ainsi dire qu’un bénéfice marginal résultant de la nomination d’un amicus. Ce dernier se doit donc d’agir en tout temps avec transparence, sans jamais tenter de prendre les avocats du Procureur général par surprise. Les tactiques et les stratégies que pourrait à bon droit utiliser un avocat de la défense et même, dans certaines circonstances, un avocat spécial, ne sont pas de mise dans le cadre d’une procédure découlant de l’article 38 de la LPC.
[31] Ceci dit, le rôle de l’amicus dans une telle procédure pourra être modulé par le juge qui le nomme pour tenir compte du caractère très particulier d’une demande présentée sous l’autorité de l’article 38 de la LPC. La nature même des renseignements auxquels l’amicus aura accès, la gravité des enjeux que soulève l’équilibrage de la sécurité nationale et l’équité des procédures, et le degré de transparence avec lequel le Procureur général ainsi que les témoins appelés au soutien de la demande s’acquittent de leur fonction, sont autant de facteurs qui pourront amener un amicus à jouer un rôle plus ou moins interventionniste selon les circonstances.
[42]
L’appelant soutient que la Cour a le pouvoir d’attribuer à l’amicus curiae un rôle similaire à celui d’un avocat partisan de l’appelant durant les parties ex parte et à huis clos de l’appel. À l’appui, l’appelant cite une jurisprudence de l’Ontario qui est postérieure à Criminal Lawyers’ Association of Ontario et qui démontre que, lorsqu’il est justifié d’attribuer un rôle élargi à l’amicus curiae en raison d’un risque réel d’erreur judiciaire, l’écart entre la représentation d’une partie devant la Cour à titre d’avocat de la défense et la représentation de ses intérêts peut sembler minime. Voir Jaser, aux paragraphes 35 à 42, et Imona‑Russel, aux paragraphes 85 à 94. Dans ces décisions, les tribunaux ont traité des situations où les accusés non représentés sont incompétents et où la nomination d’un amicus curiae est nécessaire pour éviter une éventuelle erreur judiciaire. Interprétant Criminal Lawyers’ Association of Ontario, ces tribunaux ont conclu, respectivement, qu’un amicus curiae pourrait se voir confier le mandat [traduction] « d’agir pour l’accusé »
(Jaser, au par. 39), ainsi que de discuter de questions de droit et de communiquer avec le tribunal [traduction] « au nom de l’accusé »
sans assumer le « rôle d’avocat de la défense »
(Imona‑Russel, au par. 88), comme il est précisé dans Criminal Lawyers’ Association of Ontario, aux paragraphes 49 à 56.
[43]
Cependant, cette interprétation de Criminal Lawyers’ Association of Ontario ne semble pas être compatible avec la jurisprudence par laquelle je suis lié. Ce point est expliqué plus en détail dans Brar/Dulai, au paragraphe 170 :
[traduction]
[170] Cette interprétation de Criminal Lawyers’ Association of Ontario ne semble pas compatible avec l’interprétation des décisions de la Cour suprême du Canada constituant la jurisprudence par laquelle je suis lié, notamment Telbani, aux paragraphes 27 à 30, et Huang, au par. 36, qui établissent une distinction entre la représentation des intérêts et le fait d’agir au nom d’une partie. Bien que le juge Mosley, à un moment donné, utilise une terminologie similaire à celle utilisée dans Jaser dans sa décision Khadr rendue en 2008 (par. 32), cette décision a été invoquée devant la Cour suprême du Canada dans Criminal Lawyers’ Association of Ontario, Telbani et Huang. Par conséquent, pour le moment, je crois que mes pouvoirs inhérents de nommer un amicus curiae et d’établir son mandat en fonction des circonstances ne me permettent pas d’attribuer aux amici curiae un mandat qui leur permettrait d’agir [traduction] « au nom » des appelants. Cependant, mes pouvoirs inhérents me permettent de leur attribuer le mandat de [traduction] « représenter les intérêts » des appelants. Cela dit, il peut arriver un moment où des faits importants imprévus découverts dans le cadre d’une audience à huis clos peuvent justifier la nomination d’un amicus curiae ayant un rôle plus représentatif dans les audiences ex parte et à huis clos. Pour le moment, ce n’est pas le cas dans les présents appels.
[44]
Comme je l’ai affirmé dans Brar/Dulai, je ne crois pas que les circonstances actuelles me permettent d’attribuer à l’amicus curiae un rôle plus représentatif dans les audiences ex parte et à huis clos, similaire au rôle attribué dans Jaser et Imona‑Russel. Néanmoins, cela peut changer. Pour le moment, le mandat de l’amicus curiae peut s’étendre jusqu’à inclure la représentation des intérêts de l’appelant pendant les audiences ex parte et à huis clos. Voir le paragraphe 171 de Brar/Dulai :
[traduction]
[171] Certains peuvent dire que l’attribution d’un mandat pour « représenter les intérêts » d’un appelant devant la Cour durant les parties ex parte et à huis clos d’un appel dépasse cette limite inhérente au rôle de l’amicus curiae. On peut soutenir que le fait d’agir « au nom » d’une personne et de « représenter les intérêts » d’une personne est la même chose et que la différence est principalement de nature sémantique. Bien que ces mandats puissent se manifester de la même façon dans certaines circonstances, les différences sont l’état d’esprit dans lequel l’amicus curiae agit, ainsi que les tactiques et les stratégies qui sont appropriées lorsqu’il agit « au nom » d’une personne plutôt que de représenter les intérêts pour aider la Cour lorsque la personne n’est pas représentée (Telbani, au par. 30). Je suis d’avis que le fait de « représenter les intérêts » d’un appelant durant les parties ex parte et à huis clos d’un appel est toujours compatible avec les limites inhérentes au rôle de l’amicus curiae, car cela est conforme à ce qui est affirmé dans Telbani, au par. 27, et au rôle souvent attribué par la Cour suprême du Canada à l’amicus curiae en vertu du paragraphe 53(7) de la Loi sur la Cour suprême (Criminal Lawyers’ Association of Ontario, au par. 45 et à la note de bas de page 4).
(2)
Nomination de l’amicus curiae dans le cadre du présent appel
[45]
Après avoir examiné les principes généraux relatifs au pouvoir inhérent de la Cour de nommer un amicus curiae, ainsi que la pratique générale de le faire dans un éventail de procédures désignées, j’examinerai maintenant brièvement ma capacité de nommer un amicus curiae dans le cadre d’un appel interjeté en vertu de la LSDA, en me référant en grande partie à mon analyse sur ce point dans Brar/Dulai.
[46]
Premièrement, la nomination d’un amicus curiae dans le cadre d’appels interjetés en vertu de la LSDA est conforme aux obligations légales qu’elle impose au juge désigné. En effet, étant donné les obligations contradictoires de tenir des audiences ex parte et à huis clos (alinéa 16(6)a)) et d’assurer la confidentialité de certains renseignements ou éléments de preuve en les dissimulant à l’appelant (alinéa 16(6)b)), tout en étant tenu de donner à l’appelant la possibilité d’être entendu (alinéa 16(6)d)), la nomination d’un amicus curiae peut être la seule façon de donner effet à ces obligations de façon simultanée (Brar/Dulai, aux paragraphes 184 et 185). De plus, l’amicus curiae est implicitement tenu d’aider la Cour à vérifier la fiabilité et la pertinence de certains renseignements ou éléments de preuve qui n’ont pas été divulgués à l’appelant durant les parties ex parte et à huis clos de l’appel, ainsi que d’aider la Cour à soupeser ces renseignements ou éléments de preuve, notamment si ces éléments de preuve ou renseignements ne peuvent pas être résumés à l’appelant et seraient inadmissibles devant un tribunal judiciaire. Voir les alinéas 16(6)e) et 16(6)f), ainsi que Brar/Dulai, aux paragraphes 186 et 187.
[47]
Deuxièmement, comme je l’ai conclu dans Brar, la nomination de l’amicus curiae est tout aussi conforme à l’objectif de la LSDA et à l’intention du législateur (Brar/Dulai, au par. 189). En effet, la nomination d’un amicus curiae est conforme à son objectif général d’établir un équilibre entre les droits et libertés des personnes, et la protection des intérêts du Canada en matière de sécurité nationale et la sécurité des Canadiens en matière de transport aérien (Brar/Dulai, au par. 190). Entre‑temps, l’intention du législateur de se fier à la possibilité de nommer un amicus curiae pour établir un équilibre entre ces intérêts est également clairement exprimée dans les débats législatifs relatifs à la LSDA, notamment dans l’échange suivant entre la sénatrice Marilou McPhedran, l’honorable Ralph Goodale (alors ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), Doug Breithaupt (directeur et avocat général, Section de la politique en matière de droit pénal) et Malcolm Brown (alors sous‑ministre de la Sécurité publique), daté du 10 avril 2019, devant le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense :
La sénatrice McPhedran : Je vous remercie, monsieur le ministre, de bien vouloir rester un peu plus longtemps pour répondre aux questions.
Ma question porte sur la partie 6 du projet de loi et sur l’équilibre entre la sécurité et les droits. Comme nous le savons, nous avons des dispositions de recours dans la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, un renvoi à la partie 6, et des restrictions quant aux renseignements qu’un demandeur peut être en mesure de recevoir sur les raisons de son inscription sur la liste d’interdiction de vol. Comme une partie de ces renseignements peuvent être considérés de nature sensible et secrète, c’est tout à fait acceptable. L’article 16 de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens exige que le juge présidant l’audience entende des renseignements ou des éléments de preuve en l’absence de l’intéressé, le résumé étant fourni à l’intéressé, à l’exclusion des renseignements ayant été jugés préjudiciables à la sécurité nationale ou qui pourraient compromettre la sécurité de quelque personne que ce soit s’ils étaient communiqués.
Monsieur le ministre, étant donné que nous avons déjà un système dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés qui permet une approche par médiation avec des avocats ayant une autorisation de sécurité qui ont accès aux renseignements secrets à titre d’avocats spéciaux travaillant sous le régime des certificats de sécurité, pourquoi ne pas utiliser un système ayant fait ses preuves dans la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, comme couvert dans le projet de loi?
M. Goodale : Sénatrice McPhedran, je vais vérifier, pour être sûr de ne pas me tromper. Si j’ai bien compris, dans ces circonstances, un juge peut demander l’aide d’un ami de la cour au besoin. Je crois que cela est déjà prévu dans la loi.
Il reviendrait au juge président du tribunal de déterminer si l’aide d’un avocat spécial ou autre ami de la cour serait nécessaire pour veiller à ce que tout se déroule de façon juste pour ceux qui se retrouvent devant le juge.
La sénatrice McPhedran : C’est un énorme exercice du pouvoir discrétionnaire. Si le certificat de sécurité existant avec les avocats spéciaux était en place, les personnes faisant l’objet d’un examen et d’une surveillance seraient systématiquement représentées plutôt que d’être soumises à la possibilité d’une application incohérente dans ce domaine du pouvoir discrétionnaire du juge.
M. Goodale : Je comprends ce que vous dites, mais je vais contre‑argumenter en disant que, dans les tribunaux de tout le pays, les juges sont appelés à rendre des jugements de cette nature presque tous les jours.
La sénatrice McPhedran : Mais les jugements ne sont pas entourés d’autant de secrets.
M. Goodale : Avez‑vous quelque chose à ajouter, monsieur Breithaupt?
M. Breithaupt : J’aimerais simplement confirmer que la Cour fédérale a le pouvoir de nommer un amicus curiae ou un ami de la cour pour l’assister dans de telles procédures si le juge de la Cour fédérale estime qu’une telle nomination est justifiée. C’est le genre de décisions qu’ils prennent.
La sénatrice McPhedran : C’est le mot « si » qui m’inquiète. C’est ce que je tenais à souligner.
M. Goodale : Je comprends ce que vous dites, madame la sénatrice.
M. Brown : J’ajouterais que les avocats spéciaux dans le processus des certificats de sécurité ont un rôle très unique à jouer dans un processus très rarement utilisé. Le processus le plus traditionnel pour répondre aux préoccupations que vous soulevez est l’amicus. Je pense que les juristes sont d’avis – et je m’adresse également à Doug à ce sujet – qu’il existe un précédent bien établi en ce qui concerne le recours à l’amicus pour protéger l’intérêt même qui vous préoccupe, et ce, sans avoir à recourir au processus beaucoup plus élaboré et compliqué des avocats spéciaux qui sont liés aux certificats de sécurité.
Délibérations du Comité sénatorial permanent de la Sécurité nationale et de la défense, 42e législature, 1re session, no 40 (le 10 avril 2019).
[48]
Comme il a été conclu dans Brar/Dulai, la LSDA attribue aux [traduction] « juges désignés le pouvoir discrétionnaire d’assurer l’équité procédurale à laquelle l’appelant a droit et de décider si cela exige la nomination d’un amicus curiae dont le mandat est conforme aux circonstances »
(Brar/Dulai, au par. 194). Il s’appuie sur ce pouvoir discrétionnaire pour atteindre son objectif général d’établir un équilibre entre la sécurité nationale et la sécurité des Canadiens qui jouissent de droits et libertés.
(3)
Rôle de l’amicus curiae dans le cadre du présent appel
[49]
Conformément à la jurisprudence générale relative au rôle de l’amicus curiae, à l’objectif législatif et à l’intention du législateur de se fonder sur la capacité de la Cour à nommer un amicus curiae pour assurer une procédure judiciaire équitable, et conformément à ma décision dans Brar/Dulai, je vais maintenant préciser le rôle particulier attribué à l’amicus curiae dans le cadre du présent appel. Compte tenu des limites imposées à la divulgation complète et à la pleine participation, ainsi que des droits garantis par la Charte qui seraient en jeu, mon rôle en tant que juge désigné m’oblige à confier à l’amicus curiae un mandat solide afin d’assurer une procédure judiciaire le plus équitable possible conformément à mes pouvoirs légaux et inhérents.
[50]
Le rôle que j’ai attribué à l’amicus curiae dans mon ordonnance du 24 mars 2020 peut se résumer à représenter les intérêts de l’appelant devant la Cour durant les parties ex parte et à huis clos de l’appel, où la participation de l’appelant et de son avocat est interdite par la LSDA. Conformément aux deux fonctions principales du juge désigné, le rôle de l’amicus curiae dans la représentation des intérêts de l’appelant devant la Cour durant les parties ex parte et à huis clos de l’appel peut être compris de façon similaire : (i) représenter les intérêts de l’appelant en ce qui concerne les questions de divulgation de renseignements ou d’autres éléments de preuve; et (ii) représenter les intérêts de l’appelant en ce qui concerne l’incidence des renseignements confidentiels ou d’autres éléments de preuve sur le caractère raisonnable de la décision du ministre visée par l’appel.
[51]
Premièrement, en représentant les intérêts de l’appelant en ce qui concerne les questions de divulgation de renseignements ou d’autres éléments de preuve, l’amicus curiae aide la Cour à tenter d’assurer une procédure judiciaire équitable, c’est‑à‑dire une procédure qui vise à donner le plus d’effet possible au droit de l’appelant de connaître directement les arguments présentés contre lui et d’y répondre dans les limites imposées par la LSDA. C’est pourquoi l’amicus curiae offre une perspective opposée aux allégations de confidentialité des intimés et aide le juge à inclure le plus de renseignements possible dans les résumés publiés par la Cour, sous réserve, bien sûr, des limites imposées par la LSDA en matière de confidentialité et des observations des intimés. Un rôle identique est résumé au par. 200 de Brar/Dulai :
[traduction]
[200] Malgré la présomption selon laquelle le juge désigné assume un rôle actif et interventionniste, l’avantage accordé au défendeur dans le cadre d’une audience ex parte et à huis clos place le juge désigné dans une position où il est exposé à une possible allégation excessive et systématique de confidentialité, telle qu’exprimé par la Cour suprême du Canada dans Harkat (2014), au par. 63, puisque les intérêts des appelants ne sont pas entendus durant cette partie de l’appel. La nomination d’amici curiae vise à remédier à cette vulnérabilité, car son rôle est d’aider la Cour en représentant les intérêts des appelants durant la partie de l’appel portant sur la divulgation, permettant ainsi au juge désigné d’examiner pleinement le bien‑fondé des allégations de confidentialité formulées par l’intimé. Si le juge désigné décide en fin de compte que certains renseignements doivent demeurer confidentiels conformément à l’alinéa 16(6)b), le rôle des amici curiae est d’aider le juge désigné à résumer ces renseignements de façon à fournir aux appelants le plus de renseignements possible dans les limites imposées par la LSDA en matière de confidentialité.
[52]
Deuxièmement, en représentant les intérêts de l’appelant en ce qui a trait à l’incidence des renseignements confidentiels sur le caractère raisonnable de la décision du ministre de maintenir l’appelant sur la liste prévue par la LSDA, l’amicus curiae aide le juge désigné à s’assurer que le ministre a rendu sa décision en s’appuyant sur les faits et le droit, ainsi qu’à veiller à ce qu’une façon de remplacer pour l’essentiel la divulgation complète et la pleine participation soit offerte à l’appelant. Il s’agit d’un rôle important qui reflète ce qui est résumé au par. 203 de Brar/Dulai :
[traduction]
[203] Étant donné que les appelants seront en mesure de présenter leurs arguments concernant les motifs pour lesquels la décision du ministre était déraisonnable selon les renseignements et les éléments de preuve qui leur ont été communiqués, ainsi que des résumés fournis au sujet des renseignements confidentiels, leur argumentation est limitée compte tenu de leur incapacité à présenter des observations complètes qui tiennent compte des renseignements confidentiels et des observations présentés par le défendeur pendant les audiences ex parte et à huis clos concernant le bien‑fondé de la décision du ministre. Le rôle des amici curiae est de comprendre la position des appelants et de représenter leurs intérêts devant la Cour en ce qui concerne ces renseignements et éléments de preuve confidentiels afin d’éviter une lacune dans l’appel en raison du fait que les intérêts des appelants ne sont pas représentés devant la Cour. En d’autres termes, les amici curiae sont chargés de faire valoir le caractère déraisonnable de la décision du ministre visée par l’appel, et ce, d’une façon qui complète la position des appelants concernant les éléments de preuve publics, en tenant compte des renseignements et éléments de preuve confidentiels présentés durant les parties ex parte et à huis clos de l’appel. Cela est essentiel pour permettre au juge désigné de fonder sa décision sur les faits et le droit.
[53]
Dans l’ensemble, ce rôle dépasse le rôle attribué aux amici curiae dans Telbani, au par. 31, puisqu’il est plus solide et plus interventionniste. Cela découle en partie de la différence de circonstances, notamment l’absence d’un pouvoir discrétionnaire de divulguer des renseignements ou d’autres éléments de preuve si, de l’avis du juge, les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public justifiant la non‑divulgation. Voir le paragraphe 38.06(2) de la Loi sur la preuve au Canada, ainsi que la discussion sur ce pouvoir discrétionnaire comme solution de rechange moins intrusive dans Charkaoui I, au par. 77. Il s’agit d’un rôle similaire à celui qui est attribué dans Article 18.1 de la Loi sur le SCRS (Re), aux paragraphes 47, 53, 54 et 57, Loi sur le SCRS (Re) (2008), au par. 3, et Khadr, aux paragraphes 31 et 32, en gardant à l’esprit les commentaires ci‑dessus concernant ma capacité de nommer un amicus curiae pour agir au nom d’une partie. Voir Brar/Dulai, aux paragraphes 204 à 212.
[54]
Cela dit, comme je l’ai conclu dans Brar/Dulai, aux paragraphes 213 et 214, malgré les nombreuses similitudes entre le rôle attribué à l’amicus curiae dans le cadre du présent appel et celui d’un avocat ou d’un avocat spécial d’une partie, les limites inhérentes au rôle de l’amicus curiae, telles qu’énoncées dans Telbani, aux paragraphes 27 à 32, et Huang (2018) CAF, aux paragraphes 35 à 37, s’appliquent toujours. Par conséquent, le rôle que j’ai attribué à l’amicus curiae dans mon ordonnance du 24 mars 2020 doit être interprété conformément à cette limite inhérente, qui interdit à la Cour d’attribuer à l’amicus curiae un rôle qui l’oblige à assumer le rôle de l’avocat.
[55]
Par conséquent, je dois rejeter l’interprétation de l’appelant selon laquelle le rôle de l’amicus curiae lui permettrait d’« agir au nom »
de l’appelant durant les parties ex parte et à huis clos de l’appel. Le rôle de l’amicus curiae consiste plutôt à représenter les intérêts de l’appelant durant les parties ex parte et à huis clos de l’appel. Bien que la différence entre ces deux interprétations puisse sembler de nature sémantique, cette deuxième interprétation est conforme au rôle inhérent de l’amicus curiae d’aider la Cour, car elle ne crée aucun conflit pour l’amicus curiae entre aider la Cour et agir au nom de l’appelant; le devoir de l’amicus curiae doit demeurer envers la Cour, et non pas envers les appelants. L’attribution à l’amicus curiae du rôle d’agir « au nom »
de l’appelant n’est pas conforme à ce qui est déclaré dans Telbani et Huang (2018) CAF concernant ce qui est nécessaire pour s’assurer que l’amicus curiae n’assume pas un rôle de l’avocat, ce qui est incompatible avec la fonction inhérente de l’amicus curiae. Comme je l’ai déjà déclaré, cela peut changer au fur et à mesure que l’appel progresse, notamment en fonction de ce qui est révélé pendant les audiences ex parte et à huis clos. Cependant, pour le moment, le rôle attribué à l’amicus curiae se limite à représenter les intérêts de l’appelant durant les parties ex parte et à huis clos de l’appel. Néanmoins, la question de savoir si cette limite inhérente au rôle de l’amicus curiae empêche la Cour de fournir une façon adéquate d’informer pour l’essentiel l’appelant est une question qui sera tranchée lorsque la Cour examinera les allégations de violations des droits garantis par la Charte.
C.
Pouvoirs de l’amicus curiae
[56]
Afin que l’amicus curiae puisse assumer ce rôle solide et interventionniste de représenter les intérêts de l’appelant durant les parties ex parte et à huis clos du présent appel, mon ordonnance nommant l’amicus curiae a conféré à ce dernier les pouvoirs suivants : (1) avoir accès aux renseignements ou autres éléments de preuve confidentiels; et (2) rencontrer l’appelant et communiquer avec lui avant d’avoir accès aux documents confidentiels, tout en préservant le secret professionnel de l’avocat auquel a droit l’appelant. De plus, j’ai l’intention de modifier cette ordonnance pour y inclure les pouvoirs suivants : (3) aider à la préparation des résumés de renseignements, comme indiqué ci‑dessus; (4) présenter des observations orales et écrites lors des audiences ex parte et à huis clos, et, avec l’autorisation de la Cour, assister aux audiences publiques et y présenter des observations orales et écrites; et (5) contre‑interroger les témoins des intimés. En ce qui concerne le contenu de ces pouvoirs et la justification de leur attribution à l’amicus curiae, je me fonde sur mes motifs dans Brar/Dulai, aux paragraphes 215 à 246, et je modifie l’ordonnance nommant l’amicus curiae en conséquence. Cela dit, étant donné que les parties et l’amicus curiae ne s’entendent pas sur les limites du pouvoir de l’amicus curiae de contre‑interroger les témoins des intimés, je préciserai ce point.
[57]
Les intimés proposent que l’amicus curiae soit autorisé à contre‑interroger leurs témoins sur des questions de divulgation, mais ils soutiennent qu’à moins que de nouveaux éléments de preuve soient déposés, l’amicus curiae ne devrait pas avoir le pouvoir de contre‑interroger leurs témoins au sujet du bien‑fondé de la décision du ministre visée par l’appel. Je ne peux pas souscrire à cette position. Premièrement, selon ma lecture de la LSDA, celle‑ci ne prévoit pas deux étapes obligatoires distinctes : l’étape de la divulgation et l’étape du bien‑fondé. En fait, comme je l’ai appris pendant mes près de 20 années d’expérience en tant que juge désigné, nous sommes souvent appelés à trancher des questions qui portent à la fois sur la divulgation de renseignements et le bien‑fondé d’une décision. En outre, conformément au rôle du juge désigné, aux violations des droits garantis par la Charte qui sont alléguées dans le présent appel et au rôle que j’ai attribué à l’amicus curiae, je suis d’avis que l’amicus curiae devrait également avoir la possibilité de contre‑interroger les témoins sur des aspects relatifs au bien‑fondé de ces appels. Cela dit, le rôle de « gardien »
de la Cour et son droit inhérent de contrôler sa propre procédure lui permettent d’imposer des restrictions à ce pouvoir de contre‑interroger si le contre‑interrogatoire de l’amicus curiae dépasse son rôle d’aider la Cour à s’acquitter de ses fonctions. En effet, le contre‑interrogatoire de l’amicus curiae est, bien sûr, assujetti aux objections que pourraient formuler les avocats des intimés, ainsi qu’aux décisions que pourrait rendre la Cour. Voir Brar/Dulai, aux paragraphes 235, 238 et 246.
[58]
Le contre‑interrogatoire est un outil essentiel à la découverte de la vérité. La Cour suprême du Canada a toujours jugé que la possibilité de contre‑interroger était un principe clé protégé par l’article 7 et l’alinéa 11d) de la Charte; il est essentiel à une procédure judiciaire équitable, puisqu’il s’agit d’un principe de justice fondamentale protégé par l’article 7 de la Charte. Voir R c Lyttle, 2004 CSC 5, aux paragraphes 41 à 44. Par conséquent, il est essentiel que l’amicus curiae ait la possibilité de contre‑interroger les témoins des intimés au sujet du bien‑fondé des allégations de confidentialité formulées, ainsi qu’au sujet du bien‑fondé de la décision du ministre de ne pas retirer le nom de l’appelant de la liste prévue par la LSDA; l’imposition de limites à sa capacité de contre‑interroger des témoins durant les parties ex parte et à huis clos de l’appel est incompatible avec une procédure judiciaire équitable. Voir Brar/Dulai, aux paragraphes 236 à 238.
[59]
Une conclusion contraire à ce principe permettrait aux intimés de protéger leurs éléments de preuve secrets, que l’appelant n’a jamais vus, contre des objections et un examen approfondi, ce qui, à son tour, empêcherait la Cour de s’acquitter de son obligation de statuer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre en se fondant sur les faits et le droit. Cela est incompatible avec la conclusion de la Cour suprême du Canada concernant ce qui est nécessaire pour permettre au juge désigné d’assurer une procédure judiciaire équitable à une partie qui n’a pas eu droit à une divulgation complète et une pleine participation dans l’intérêt de la sécurité nationale. Voir Charkaoui I, au par. 64; Harkat (2014), au par. 35; et Brar/Dulai, au par. 242. Cela est tout aussi incompatible avec l’objectif général de la LSDA d’établir un équilibre, ainsi qu’avec une interprétation harmonieuse de ses dispositions accordant expressément un droit d’appel. En effet, l’adoption des limites proposées par les intimés à la capacité de l’amicus curiae de contre‑interroger serait incompatible avec l’obligation du juge désigné de donner à l’appelant la possibilité d’être entendu, conformément à l’alinéa 16(6)d), ainsi qu’avec l’obligation de déterminer si les éléments de preuve sont pertinents, conformément à l’alinéa 16(6)g). Voir Brar/Dulai, au par. 244.
[60]
En résumé, la Cour conclut que l’amicus curiae doit avoir la possibilité de contre‑interroger les témoins des intimés sur les questions relatives au bien‑fondé et à la divulgation, car ce pouvoir est nécessaire pour aider la Cour à assurer une procédure judiciaire équitable et à statuer sur le caractère raisonnable de la décision du ministre, au regard des limites imposées à la capacité de l’appelant à recevoir une divulgation complète et à participer pleinement au présent appel. Lors du contre‑interrogatoire sur les questions de divulgation, l’amicus curiae joue un rôle essentiel en vérifiant les allégations de confidentialité des intimés afin de s’assurer que seuls les renseignements ou autres éléments de preuve qui doivent demeurer confidentiels pour des raisons de sécurité nationale en vertu de la LSDA sont exclus de la divulgation à l’appelant. Comme je l’ai dit dans Brar/Dulai, une procédure judiciaire équitable est une procédure qui vise à fournir le plus de renseignements possible pour permettre à une partie de connaître les arguments présentés contre elle dans les limites imposées en matière de sécurité nationale afin qu’elle puisse répondre directement à ces arguments, au lieu de devoir chercher une façon de les remplacer pour l’essentiel. Voir Brar/Dulai, aux paragraphes 239 à 240. Pendant le contre‑interrogatoire sur les questions relatives au bien‑fondé, l’amicus curiae aide le juge désigné en vérifiant la fiabilité et la pertinence des nouveaux éléments de preuve, et en vérifiant les renseignements confidentiels sur lesquels le ministre s’est appuyé pour rendre sa décision. Voir Brar/Dulai, aux paragraphes 241 à 244.
VI.
CONCLUSION
[61]
Pour conclure, ma réponse à chacune des questions préliminaires est la suivante : (A) le rôle du juge désigné dans le cadre d’un appel interjeté en vertu de la LSDA est celui d’un « gardien » solide et interventionniste, tel que décrit dans Charkaoui I et Harkat (2014); (B) le rôle de l’amicus curiae est d’aider la Cour en représentant les intérêts de l’appelant durant les parties ex parte et à huis clos de l’appel d’une façon solide et interventionniste qui ne va pas jusqu’à assumer le rôle de l’avocat de l’appelant; et (C) les pouvoirs attribués à l’amicus curiae comprennent, entre autres, la possibilité de contre‑interroger les témoins des intimés sur les questions relatives à la divulgation et au bien‑fondé, sous réserve des objections retenues formulées par les avocats des intimés et des décisions de la Cour. Comme je l’ai mentionné plus tôt, et conformément aux présents motifs, l’ordonnance du 24 mars 2020 sera modifiée en conséquence. À cette fin, une conférence de gestion de l’instance publique sera tenue afin de recueillir les commentaires de toutes les parties et de l’amicus curiae concernant les modifications à apporter et d’examiner d’autres questions essentielles pour faire avancer les procédures.
« Simon Noël »
Juge
Traduction certifiée conforme
Ce 21e jour d’août 2020.
Caroline Tardif, traductrice
ANNEXE A
ORDONNANCE
VU la tenue d’une conférence sur la gestion de l’instance publique par téléconférence le 18 mars 2020, en présence des avocats des parties, pour discuter des questions d’intérêt, notamment la nomination d’un amicus curiae et l’établissement d’un calendrier pour les prochaines étapes du présent appel;
ET VU la reconnaissance du fait que le présent appel est régi par les dispositions prévues au paragraphe 16(6) de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, LC 2015, c 20, art. 11 [la LSDA];
ET VU que les intimés ont informé la Cour que le dossier d’appel contiendra une version expurgée de renseignements concernant la décision de maintenir le statut de l’appelant à titre de personne inscrite en vertu de l’article 15 de la LSDA, ainsi que des renseignements qui, selon eux, porteraient atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui s’ils étaient divulgués. La Cour acceptera donc le dépôt d’une copie expurgée du dossier d’appel à ce stade, sous réserve de la décision de la Cour quant à savoir si la divulgation de ces documents porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;
ET VU que l’appelant et son avocat seront exclus d’une partie de l’appel si les intimés, conformément à l’alinéa 16(6)a) de la LSDA, demandent à la Cour d’entendre les observations concernant les renseignements ou autres éléments de preuve en l’absence du public, de l’appelant et de l’avocat de ce dernier afin d’éviter que leur divulgation porte atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;
ET VU que l’appelant a demandé, dans son avis d’appel, la nomination d’un avocat ayant obtenu une attestation de sécurité du cabinet choisi par le demandeur, ou d’un amicus curiae, pour le représenter, selon ce que la Cour estime approprié;
ET VU que la nomination d’un amicus curiae aidera la Cour à s’acquitter de ses obligations, y compris celles prévues par la LSDA;
ET VU les violations alléguées de la Charte canadienne des droits et libertés, le droit de l’appelant de connaître les arguments présentés contre lui et d’y répondre, et le fait qu’il doit y avoir une façon d’informer pour l’essentiel les personnes qui ne peuvent pas participer personnellement aux procédures secrètes : Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, au par. 27; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Harkat, 2014 CSC 37, au par. 43;
ET VU que la nomination d’un amicus curiae dans cette situation aidera la Cour à se former une opinion pendant l’audition des renseignements ou d’autres éléments de preuve présentés par les intimés en l’absence de l’appelant et du public, et à déterminer si leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;
ET VU que la nomination d’un amicus curiae relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour et que des amici curiae ont été nommés dans des appels similaires interjetés en vertu de la LSDA;
ET VU que l’équité exige que l’une des parties les plus essentielles du mandat de l’amicus curiae soit de rencontrer l’appelant et son avocat, et de communiquer avec eux pour discuter des questions en litige, et, à cette fin, de telles réunions peuvent se tenir par téléphone ou en personne à Toronto;
ET VU l’importance d’assurer une communication complète et ouverte entre l’appelant, son avocat et l’amicus curiae avant que l’amicus curiae examine les renseignements confidentiels en l’espèce;
ET VU l’obligation légale de la Cour de trancher le présent appel sans délai en vertu du paragraphe 16(4) de la LSDA, les retards inhérents à la pandémie de la COVID‑19 et les positions suivantes adoptées par les parties concernant le rôle de l’amicus curiae dans le présent appel :
- la position de l’appelant est que l’amicus curiae devrait avoir un rôle qui lui permet de le représenter devant la Cour pendant les audiences ex parte et à huis clos tenues dans le cadre du présent appel,
- la position des intimés est que le rôle que l’appelant demande de conférer à l’amicus curiae est incompatible avec la nature juridique de l’amicus curiae;
ET VU que la nomination de M. Gib van Ert limiterait les délais et aiderait davantage la Cour en l’espèce, notamment en raison de son expérience dans des appels similaires interjetés en vertu de la LSDA, qui sont actuellement en instance devant la Cour;
ET VU que les avocats des intimés ont souligné que la pandémie de la COVID‑19 entraîne des retards imprévus dans la finalisation des versions expurgées des renseignements qui sont contenus dans les documents dont était saisi le ministre, et dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui selon les intimés;
LA COUR ORDONNE que :
- M. Gib van Ert, de Gib van Ert Law, à Ottawa (Ontario), est nommé à titre d’amicus curiae en l’espèce afin d’aider la Cour à s’acquitter de ses obligations, y compris celles prévues par la LSDA, d’une manière conforme à la présente ordonnance et à toute ordonnance subséquente relative au mandat de l’amicus curiae en l’espèce. Il devra demander des directives au juge présidant la présente instance, au besoin et advenant des circonstances non prévues par la présente ordonnance ou des ordonnances subséquentes.
- L’amicus curiae aura accès aux renseignements confidentiels dans le présent appel, tels que déterminés par la Cour.
- Avant d’avoir accès aux renseignements et documents confidentiels dans le cadre du présent appel, l’amicus curiae peut rencontrer l’avocat de l’appelant ou communiquer avec lui afin de comprendre les questions d’intérêt pour l’appelant dans le cadre du présent appel, y compris communiquer l’appelant en présence de son avocat, si l’avocat de l’appelant et l’amicus curiae estiment cela nécessaire et que l’appelant est d’accord. La Cour encourage que cette communication commence en temps opportun afin de s’assurer que le présent appel sera interjeté dans un délai minimal après la levée des mesures exceptionnelles de la Cour en réponse à la pandémie de la COVID‑19, sous réserve de toute autre considération d’importance accrue.
- L’amicus curiae devra alors informer par écrit la Cour et l’avocat lorsqu’il est prêt à procéder à l’examen des documents confidentiels. L’amicus curiae informera également la Cour et l’avocat des intimés une fois qu’il aura terminé l’examen des documents confidentiels.
- Une fois que l’amicus curiae aura accès aux renseignements confidentiels dans le cadre du présent appel, l’amicus curiae ne devra plus communiquer avec l’appelant ou son avocat sans l’autorisation préalable de la Cour.
- Pour plus de clarté, le paragraphe 5 de la présente ordonnance n’interdit pas à l’avocat de l’appelant de communiquer à sens unique avec l’amicus curiae à tout moment au cours de l’instance; l’amicus curiae peut accuser réception de ces communications.
- Toute communication entre l’appelant et son avocat, qui est protégée par le secret professionnel de l’avocat ou le privilège relatif au litige, ne perdra pas ce privilège si celle‑ci est partagée avec l’amicus curiae.
- L’amicus curiae ne révélera pas à l’appelant, à son avocat et à toute autre personne qui ne participe pas aux audiences ex parte et à huis clos, les renseignements et documents confidentiels auxquels l’amicus curiae aura accès.
- Les intimés paieront les honoraires et les débours raisonnables de l’amicus curiae, y compris ses frais de déplacement au besoin, et l’amicus curiae s’efforcera de s’assurer qu’ils sont raisonnables.
- Les intimés et l’amicus curiae peuvent s’adresser à la Cour en cas de désaccord ou de malentendu quant au remboursement des honoraires et des débours raisonnables de l’amicus curiae.
- Étant donné que les parties ont signalé leur désaccord quant au rôle de l’amicus curiae durant les audiences ex parte et à huis clos en l’espèce, les parties et l’amicus curiae devront présenter des observations écrites sur cette question avant que la Cour ne décide du rôle, des responsabilités et des pouvoirs qui doivent être attribués à l’amicus curiae durant les audiences ex parte et à huis clos.
- Les observations écrites susmentionnées doivent être présentées conformément au calendrier suivant :
- les observations des intimés doivent être présentées au plus tard le 24 avril 2020;
- les observations de l’appelant doivent être présentées au plus tard le 8 mai 2020;
- les observations de l’amicus curiae doivent être présentées au plus tard le 8 mai 2020.
- Étant donné que les intimés connaissent bien la question du rôle de l’amicus curiae dans le contexte d’un appel interjeté en vertu de la LSDA, en raison de leur participation à deux appels similaires en instance, la Cour demande aux intimés de déployer des efforts raisonnables pour présenter leurs observations écrites le plus tôt possible afin de limiter les retards. Si les intimés présentent leurs observations écrites avant le 24 avril 2020, l’appelant et l’amicus curiae devront présenter leurs observations écrites respectives dans les deux semaines suivant cette date.
- Les intimés doivent faire rapport à la Cour par écrit au cours de la semaine du 20 avril 2020 au sujet du calendrier des prochaines étapes du présent appel. Cela comprend les étapes suivantes : (1) informer la Cour de toute entente relative au contenu du dossier d’appel; (2) le dépôt du dossier d’appel confidentiel; (3) la signification et le dépôt du dossier d’appel public contenant une version expurgée des renseignements; (4) le dépôt des affidavits confidentiels; et (5) la signification et le dépôt des affidavits publics. Au cours de la semaine qui suit la réception de ce rapport, sous réserve de l’évolution de la situation relative à la pandémie de la COVID‑19, la Cour a l’intention de tenir une conférence de gestion de l’instance publique afin de discuter du calendrier de ces prochaines étapes du présent appel.
- Les parties ou l’amicus curiae peuvent, sur préavis aux autres participants, demander au juge présidant la présente instance ou au juge responsable de la gestion de l’instance de modifier les conditions de la présente ordonnance.
« Simon Noël »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T‑120‑20
|
INTITULÉ :
|
SAAD GAYA c CANADA (MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE) et PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À OTTAWA (ONTARIO)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 20 MAI 2020
|
MOTIFS :
|
LE JUGE S. NOËL
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 30 JUIN 2020
|
COMPARUTIONS :
Zachary Al‑Khatib
|
POUR L’APPELANT
|
|
Maria Barrett‑Morris
Ian Hicks
Michelle Lufty
Suzanne Bruce
|
POUR LES INTIMÉS
|
|
|
Gib van Ert
|
Amicus curiae
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Stockwoods LLP
Avocats
Toronto (Ontario)
|
POUR L’APPELANT
|
Procureur général du Canada
|
POUR LES INTIMÉS
|