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Date : 19990326


Dossiers : T-147-98

     T-148-98

     T-149-98

Entre :

     COMPAGNIE GERVAIS DANONE,

     appelante,

     - et -

     ASTRO DAIRY PRODUCTS LIMITED,

     intimée.

     MOTIFS DE JUGEMENT

LE JUGE DENAULT

[1]      Il s"agit de trois appels interjetés en vertu de l"article 56 de la Loi sur les marques de commerce 1 (" Loi ") à l"encontre de trois décisions du registraire des marques de commerce ayant accueilli les oppositions de l"intimée et refusé l"enregistrement des marques de l"appelante. En substance, la Cour a à décider s'il y a un risque raisonnable de confusion entre la marque BIO DANONE de l'appelante et la marque BIOBEST de l'intimée.

[2]      L"appelante, Compagnie Gervais Danone, est une société anonyme constituée en vertu des lois de la France. Le 10 juin 1988, elle déposa auprès du registraire deux demandes afin d"obtenir l"enregistrement des marques BIO DANONE (no 608,984) et BIO DANONE & Dessin (no 609,006). Les demandes étaient fondées sur l"emploi projeté des marques en association avec les produits suivants : " lait et produits laitiers, nommément : lait frais, lait à longue durée de conservation, lait fermenté, beurre, yogourt, crème, fromage, fromage blanc". Quelques mois plus tard, une troisième demande d"enregistrement fut formulée pour la marque BIO DANONE & Dessin (no 616,615) fondée encore une fois sur l"emploi projeté en rapport avec les mêmes produits. Cette dernière marque est identique à celle faisant l"objet de la demande no 609,006, la seule différence étant sa coloration.

[3]      Suite à la publication des trois marques dans le Journal des marques de commerce, l"intimée, Astro Dairy Products Limited, s"opposa à leur enregistrement en invoquant plusieurs motifs dont l"alinéa 12(1)d) de la Loi. Sa prétention était que les marques de l"appelante n"étaient pas enregistrables du fait qu"elles créaient de la confusion avec sa marque de commerce déposée BIOBEST employée en rapport avec des produits laitiers de culture biologique, nommément le yogourt, le fromage cottage et la crème sûre.

[4]      Le 2 décembre 1997, le registraire rendit simultanément trois décisions accueillant les oppositions de l"intimée et refusant l"enregistrement des marques de commerce de l"appelante. Il conclut que celle-ci n"avait pas démontré qu"il n"y avait aucun risque raisonnable de confusion entre ses marques et celle de l"intimée.

Confusion

[5]      Aux termes de l"alinéa 12(1)d) de la Loi, une marque de commerce est enregistrable si elle ne crée pas de confusion avec une marque de commerce déposée :


12. (1) Sous réserve de l'article 13, une marque de commerce est enregistrable sauf dans l'un ou l'autre des cas suivants:

...

d) elle crée de la confusion avec une marque de commerce déposée;

12. (1) Subject to section 13, a trade-mark is registrable if it is not

...

(d) confusing with a registered trade-mark;

[6] Selon le paragraphe 6(2) de la Loi, il y a confusion entre les deux marques de commerce lorsque leur emploi dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises sont fabriquées ou vendues par la même personne, que ces marchandises soient ou non de la même catégorie générale :


6.(2) L'emploi d'une marque de commerce crée de la confusion avec une autre marque de commerce lorsque l'emploi des deux marques de commerce dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à ces marques de commerce sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à ces marques sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou ces services soient ou non de la même catégorie générale.

6.(2) The use of a trade-mark causes confusion with another trade-mark if the use of both trade-marks in the same area would be likely to lead to the inference that the wares or services associated with those trade-marks are manufactured, sold, leased, hired or performed by the same person, whether or not the wares or services are of the same general class.

[7]      Le risque raisonnable de confusion s"évalue eu égard à toutes les circonstances incluant celles énumérées au paragraphe 6(5) :     

6.(5) En décidant si des marques de commerce ou des noms commerciaux créent de la confusion, le tribunal ou le registraire, selon le cas, tient compte de toutes les circonstances de l'espèce, y compris_:

a) le caractère distinctif inhérent des marques de commerce ou noms commerciaux, et la mesure dans laquelle ils sont devenus connus;

b) la période pendant laquelle les marques de commerce ou noms commerciaux ont été en usage;

c) le genre de marchandises, services ou entreprises;

d) la nature du commerce;

e) le degré de ressemblance entre les marques de commerce ou les noms commerciaux dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu'ils suggèrent.

6.(5) In determining whether trade-marks or trade-names are confusing, the court or the Registrar, as the case may be, shall

have regard to all the surrounding circumstances including

(a) the inherent distinctiveness of the trade-marks or trade-names and the extent to which they have become known;

(b) the length of time the trade-marks or trade-names have been in use;

(c) the nature of the wares, services or business;

(d) the nature of the trade; and

(e) the degree of resemblance between the trade-marks or trade-names in appearance or sound or in the ideas suggested by them.

[8]      Lorsqu"il est question de confusion entre une marque de commerce qui fait l"objet d"une demande d"enregistrement et une marque déposée, il appartient à la personne qui demande l"enregistrement d"établir l"absence de confusion selon toute probabilité raisonnable et si cette personne ne s"acquitte pas de cette charge, la demande devrait être rejetée.

Décision du registraire

[9]      De l"avis du registraire, l"appelante n"a pas réussi à s"acquitter de son fardeau en l"espèce. Non seulement y avait-il un certain degré de ressemblance entre les marques en raison du préfixe BIO et un chevauchement entre les produits désignés et les canaux de distribution, mais la preuve déposée par l"intimée révéla que sa marque BIOBEST était devenue connue en Ontario et dans les grandes régions métropolitaines du Québec, de la Colombie-Britannique, du Manitoba et de Terre-Neuve depuis 1988 contrairement aux marques BIO DANONE dont l"enregistrement est fondé sur un usage projeté. De plus, la preuve de la présence de quatre autres marques de commerce déposées incorporant le préfixe BIO pour désigner le yogourt ne fut pas considérée d"une grande utilité pour l"appelante en raison de l"absence de preuve d"emploi de ces marques. Ainsi, le registraire conclut qu"il y avait un risque raisonnable de confusion.

Analyse

[10]      En appel, la Cour ne peut se contenter de substituer son opinion à celle du registraire. Elle doit faire preuve de retenue à l"endroit d'une décision du registraire des marques de commerce étant donné la connaissance spécialisée et l"expertise reconnue de celui-ci. Ainsi, la Cour ne peut intervenir à moins qu"elle soit convaincue que le registraire a tiré une conclusion erronée sur les faits ou à moins qu"on ne produise devant la Cour des éléments de preuve nouveaux et importants dont le registraire n"a pas été saisi et qui auraient pour effet de remettre en question sa décision.2

[11]      En l'espèce, l"appelante prétend que la décision du registraire est fondée sur des considérations erronées. D"abord, il aurait erronément disséqué dans leurs composantes les marques de commerce en question, mettant l"emphase sur l"élément BIO plutôt que de les considérer dans leur ensemble tel que l"exige la jurisprudence. Il aurait aussi erré en décidant, d"une part que le préfixe BIO était suggestif, mais en concluant, d"autre part, que les marques de commerce étaient susceptibles de créer de la confusion en raison de ce même préfixe. Selon l"appelante, ceci est une incongruité qui a pour conséquence de conférer un monopole à l"intimée sur l"utilisation du préfixe BIO en rapport avec des produits laitiers. Finalement, le registraire n"aurait pas considéré la preuve de l"état du registre, n"appréciant pas que le préfixe BIO était une caractéristique commune de la catégorie générale des denrées alimentaires, certaines étant enregistrées pour usage en association avec du yogourt. Par le dépôt de deux nouveaux affidavits, l"appelante a aussi tenté de remédier à la lacune identifiée par le registraire en introduisant de la preuve de l"emploi d"autres marques incorporant le préfixe BIO dans le commerce, en association avec du yogourt, soit BIOGHURT et BIOGARDE.

[12]      Je m'attarderai maintenant à analyser chacune de ces allégations.

[13]      Il est bien établi qu"une marque doit être évaluée dans son ensemble. Dans son traité Canadian Law of Trade Marks and Unfair Competition3, H.G. Fox indique le principe d'appréciation en cette matière:

         What must be regarded in each case is the totality of each mark ...While this question must always be affected by the fact that a given part of both marks, for example, a prefix or a suffix, is common to the trade, this fact cannot be decisive and does nothing more than lend some colour to the suggestion that the parts of the marks that resemble each other are not capable of exclusive appropriation and that, so regarded, the marks, considered as a whole, do not infringe.4                 

Dans Sealy Sleep Products Limited v. Simpson's-Sears Limited 5, le juge Thorson de la Cour de l'Échiquier avait déjà énoncé le même principe en ces mots:

                 It is not a proper approach to the determination of whether one trade mark is confusing with another to break them up into their elements, concentrate attention upon the elements that are similar and conclude that, because there are similarities in the trade marks, the trade marks as a whole are confusing with one another. Trade marks may be different from one another and, therefore, not confusing with one another when looked at in their totality, even if there are similarities in some of the elements when viewed separately. It is the combination of the elements that constitutes the trade mark and it is the effect of the trade mark as a whole, rather than that of any particular part in it, that must be considered.                 

[14]      En l'espèce, j'estime que le registraire n'a pas considéré les marques dans leur ensemble. Dans son analyse du caractère distinctif inhérent des marques de commerce en cause, il importe de remarquer que le registraire avait d'abord noté le caractère suggestif du préfixe BIO, la signification élogieuse mais sans caractère distinctif de l'élément BEST, et que le mot DANONE était un terme inventé. Il en avait conclu que, considérée dans son ensemble, la marque de commerce BIO DANONE possédait un caractère distinctif inhérent plus marqué que la marque de l'opposante-intimée. Mais lorsqu'il s'est attardé à juger du degré de ressemblance entre les marques en cause, il a mis l'emphase sur l'élément initial BIO seulement, et il a décidé que c'est à cause de cet élément que les marques BIO DANONE et BIOBEST présentaient "un certain degré de ressemblance dans la présentation ou le son", et un "aspect biologique" dans les idées qu'elles suggèrent. Ce faisant, il a négligé la composante DANONE de la marque de commerce de l'appelante, un élément qui, à mon avis, sert vraiment à distinguer les deux marques, d'autant plus que, selon la preuve, le mot DANONE est bien connu à travers le monde, son premier emploi remontant environ aux années 1880 en Espagne. Depuis ce temps, DANONE est employé dans plusieurs pays incluant le Canada, en association avec le yogourt.

[15]      Par ailleurs, la marque déposée BIOBEST n"a pas acquis, à mon avis, une notoriété assez importante au Canada pour lui conférer un monopole sur le préfixe BIO employé en association avec le yogourt. Car, faut-il le souligner, c'est le résultat pratique qu'avait la décision du registraire: conférer à l'intimée un monopole sur l'utilisation du mot BIO en association avec des produits laitiers. En effet, la preuve devant le registraire révèle que sur une période de sept ans, de 1988 à 1994, l"intimée aurait vendu 7 000 000 contenants de son yogourt. Bien que le registraire avait raison de dire que le critère favorisait nettement l"intimée - dans la mesure où la marque de l"appelante se fonde sur un emploi projeté - les chiffres n"appuient pas la conclusion que c"est une marque très connue et qui mérite donc une très forte protection. Des chiffres additionnels ont été déposés en appel pour la période de 1994 à 1997. Bien qu"ils démontrent une hausse dans les ventes de 25% par année, représentant un total de 46 millions contenants vendus, ce n"est toujours pas assez significatif pour lui conférer un monopole sur le préfixe BIO.

[16]      J'entends maintenant traiter de la preuve qui a été faite de l'état du registre.

[17]      En général, une partie dépose la preuve de l"enregistrement de plusieurs marques de commerce qui ont un élément en commun afin de démontrer l"emploi courant de cet élément dans le commerce ou l"industrie en question. L"inférence qu"il faut tirer de cette preuve est que les consommateurs de ces produits sont familiers avec la caractéristique et peuvent plus facilement distinguer entre les marques. Or, comme le souligne H.G. Fox6, l"inférence ne peut être tirée à moins que les marques inscrites au registre soient employées de façon courante dans le commerce en question :

         In considering the possibility of confusion between any two trade marks, it is a well recognized principle that, where those two marks contain a common element that is also contained in a number of other marks in use in the same market, such a common occurrence in the market tends to cause purchasers to pay more attention to the other or non-common features of the respective marks and to distinguish between them by those other features. This principle, however, requires that the marks comprising the common elements shall be in fairly extensive use in the market in which the marks under consideration are being used or will be used.7                 

[18]      Il appert de la jurisprudence que les tribunaux judiciaires sont aussi d"avis que la preuve de l"état du registre n"est pas suffisante en soi pour établir qu"une caractéristique est commune à l"industrie. Elle doit généralement être appuyée par la preuve de l"emploi commun de cette caractéristique. Reprenant les arrêts-clé sur la question, le juge Strayer, dans Del Monte Corp. c. Welch Foods Inc.8, nota :

         I have considered carefully the implications of the recent Federal Court of Appeal decision in Kellogg Salada Canada Inc. v. Registrar of Trade Marks and Maximum Nutrition Limited "June 29, 1992, A-140-87, unreported. > ... "T > he Court of Appeal found evidence of the state of the register there to be highly relevant and held that (as I understand it), combined with other direct evidence of use, it demonstrated no likelihood of confusion arising from the appellant"s trade mark. I have also noted the recent decision of that Court in Park Avenue Furniture Corp. v. Wickes/Simmons Bedding Ltd. et al., (1991) 37 C.P.R. (3d) 413, where it also relied on state of the register evidence. ...                 
         In Park Avenue, I take it there was other evidence of use by the registered trade mark owners: Desjardins J.A. states that these marks "were shown on the evidence to have been used by such owners ...".9                 

[19]      En l'espèce, l'intimée a elle-même référé, au soutien de son opposition, à 29 marques de commerce déposées comprenant le préfixe BIO pour désigner soit des produits laitiers, soit de la nourriture ou des produits diététiques. Quatre d'entre elles, utilisées en relation avec du yogourt, ont été portées à l'attention du registraire. En l'absence de preuve de l'emploi des marques, ce dernier a conclu que la preuve n'était pas d'une grande utilité pour l'appelante. Le registraire a aussi noté que le vice-président de l'opposante, dans son affidavit, avait indiqué, qu'à sa connaissance, aucun autre yogourt n'était vendu au Canada sous une marque de commerce composée de l'élément BIO.

[20]      En appel, la preuve révèle une toute autre histoire. D'abord l'appelante a déposé devant la Cour de nouveaux affidavits qui attestent de l'emploi des marques BIOGARDE et BIOGHURT par les produits de marque Liberté Inc. de Candiac, Québec, en association avec le yogourt et de la vente de ces produits au moins dans la région montréalaise, à Toronto, Ottawa et Aylmer. Par ailleurs, lors du contre-interrogatoire sur son second affidavit, Jack Marshall a reconnu que les marques BIOGARDE et BIOGHURT avaient été employées sur le marché depuis quelques années. Il a même affirmé avoir eu connaissance, dès avant le dépôt de son premier affidavit le 30 juin 1994, de l"emploi de ces marques. Il ne l'avait cependant pas indiqué dans son affidavit puisqu"il ne croyait pas qu"elles étaient perçues par les consommateurs comme des marques de commerce :

         Q. And when did you first saw "BIOGHURT and BIOGARDE > used in Canada, best of your recollection?                 
         A. I would say several years ago, Liberty has started to use the designation, although I"m not sure exactly when.                 
         Q. More than five?                 
         A. Possibly.                 
         Q. Any other company used it?                 
         A. Not that I"m aware of in Canada.                 
         Q. Were these designations in use by Liberty, I"m talking about Biogarde now and Bioghurt at least before you signed the affidavit in this case here?                 
         A. Yes.                 
         Q. And at least before you signed the affidavit that you did sign in the opposition proceeding, and let me give you the date of that. You signed another affidavit in June of 1994 in the opposition proceedings.                 
         Do you remember that? Do you want to read it?                 
         ...                 
         Were you aware at that time of the use by Liberty of the Biogarde/Bioghurt trade-mark?
         A. Very likely. 10                 

[21]      Cette nouvelle preuve, à mon avis, est suffisamment importante pour renverser la décision du registraire sur ce point. Elle vient en effet démontrer qu'à l'époque pertinente, du yogourt était vendu au Canada sous des marques de commerce composées de l'élément BIO.

[22]      J'estime, en conclusion, que l'appelante s'est déchargée de son fardeau de preuve et qu'elle a démontré qu"il n"y avait pas un risque raisonnable de confusion entre sa marque projetée et la marque déposée de l"intimée. Malgré leurs produits identiques et le chevauchement dans les canaux de distribution, les marques BIOBEST et BIO DANONE, considérées dans leur ensemble, ne se ressemblent pas suffisamment pour qu'on puisse conclure à leur égard, à un risque raisonnable de confusion.

[23]      Pour ces motifs, l'appel est accueilli, avec dépens contre l'intimée.

                             _____________________________

                             Juge

Ottawa, Ontario

le 26 mars 1999

__________________

     1      L.R.C. 1985, c. T-13.

     2      Glen-Warren Productions Ltd. v. Gertex Hosiery Ltd. (1990), 29 C.P.R. (3d) 7 at 11 (F.C.T.D.); Molson Companies Ltd. v. Registrar of Trade Marks et al. (1985), 3 C.P.R. (3d) 216 at 219 (F.C.T.D.); Kellogg Salada Canada Inc. v. Maximum Nutrition Ltd. et al. (1987), 14 C.P.R. (3d) 133 (F.C.T.D.).

     3      3e éd., Toronto, Carswell, 1972.

     4      Supra, à la p. 379.

     5      (1960) 20 Fox Pat.C. 76, à la page 82.

     6      supra, note 3.

     7      Ibid. à la p. 351.

     8      (1992), 44 C.P.R. (3d) 205 (F.C. T.D.).

     9      Ibid.

     10      Dossier de l'appelante, p. 069 et 070.

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