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Dossier : IMM-1596-19

Référence : 2020 CF 647

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 mai 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

BASHIR ALI ISMAIL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Bashir Ali Ismail est un citoyen somalien vivant en Afrique du Sud. Il a présenté une demande de résidence permanente au Canada à titre de membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières et de celle des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières ainsi que le prévoit l’article 95 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Sa demande a été rejetée parce qu’il n’a pas déclaré ses deux fils, qui vivent avec leur mère en Éthiopie. Il sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

I.  Contexte

[2]  La demande de parrainage du demandeur a été initialement approuvée en août 2017, mais elle ne contenait aucune mention de ses enfants. Le 7 janvier 2019, il a été convoqué à une entrevue. À ce moment‑là, il a informé le défendeur qu’il avait deux fils vivant en Éthiopie.

[3]  Le 30 janvier 2019, un agent des visas (l’agent) a interrogé le demandeur et a lui posé plusieurs questions sur les raisons qui l’ont poussé à ne pas inscrire ses enfants dans sa demande. Le demandeur a expliqué que ses enfants vivaient avec leur mère, qu’il n’avait plus de contacts réguliers avec eux et que son répondant voulait seulement le financer lui, et non ses enfants. Ces réponses sont décrites plus en détail ci‑dessous.

[4]  Les réponses n’ont pas satisfait l’agent, qui a rejeté la demande de résidence permanente, ainsi que la demande de parrainage. Dans la lettre de refus, l’agent cite plusieurs dispositions différentes pour étayer le rejet, notamment l’obligation de déclarer tous les membres de la famille l’accompagnant, énoncée au sous-alinéa 139(1)f)(i) et à l’alinéa 140.1a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement], ainsi que l’exigence plus générale de dire la vérité dans une demande, énoncée au paragraphe 16(1) de la LIPR. Enfin, l’agent renvoie au paragraphe 11(1) de la LIPR, qui prévoit que celui‑ci doit être convaincu que le demandeur n’est pas interdit de territoire et se conforme à la LIPR, dont le Règlement. L’agent conclut en déclarant ce qui suit : [traduction] « Je ne suis pas convaincu que vous vous conformez à la Loi et au Règlement pour les motifs expliqués ci‑dessus. Par conséquent, je rejette votre demande. »

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[5]  Le demandeur fait valoir qu’il y a deux questions en litige : (i) celle de savoir si le non‑respect de l’alinéa 140.1a) du Règlement constitue un motif valable pour rejeter sa demande; et (ii) celle de savoir si le non‑respect du paragraphe 16(1) de la LIPR constitue un motif valable pour rejeter sa demande.

[6]  Le défendeur soutient pour sa part qu’il n’y a qu’une seule question en litige : celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[7]  Je formulerais les questions en litige comme suit :

  1. La décision de l’agent était‑elle raisonnable?
  2. Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

[8]  La norme de contrôle applicable à la question de savoir si le demandeur est membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières et de celle des personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières est celle de la décision raisonnable (Sivakumaran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 590, au par. 19; Tesfamichael c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 337, au par. 8). Cela est conforme aux directives de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[9]  Lorsqu’elle évalue le caractère raisonnable, la Cour se demande « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au par. 99). Elle doit être intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov, au par. 85).

[10]  En fonction de ce cadre, une décision sera probablement jugée déraisonnable si les motifs, lus en corrélation avec le dossier, ne permettent pas à la Cour de comprendre le raisonnement du décideur sur un point central (Vavilov, au par. 103). Le cadre d’analyse établi par cet arrêt insiste « sur la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif », au moyen d’une méthode de contrôle qui est à la fois respectueuse et rigoureuse (Vavilov, aux par. 2, 12‑13).

[11]  En ce qui concerne l’équité procédurale, la Cour doit appliquer une norme qui ressemble le plus à la norme de la décision correcte, mais, en réalité, elle doit évaluer si la procédure était équitable compte tenu de toutes les circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au par. 54; voir aussi Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, aux par. 51‑54).

III.  Analyse

A.  La décision de l’agent était-elle raisonnable?

[12]  Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable, car l’agent : (i) s’est appuyé sur la mauvaise disposition; (ii) a commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas dit la vérité; et (iii) n’a pas tenu compte de l’explication qu’il a fournie à la lumière d’une ambiguïté dans les formulaires d’immigration.

[13]  L’agent s’est fondé sur l’alinéa 140.1a) du Règlement comme principal motif pour rejeter la demande. Le demandeur soutient qu’il s’agit d’une erreur fatale. L’alinéa 140.1a) exige que le demandeur déclare les « membres de sa famille qui l’accompagnent », mais, en l’espèce, les enfants du demandeur vivaient avec sa femme en Éthiopie et il n’a jamais voulu qu’ils l’accompagnent. Même si l’agent avait renvoyé à 140.1b), qui fait référence aux « membres de la famille […] qui ne l’accompagnent pas », le demandeur soutient qu’il aurait également commis une erreur, car le non‑respect de cette disposition empêche simplement la personne à charge du demandeur qui ne l’accompagne pas de demander la résidence permanente dans le délai d’un an prévu pour ces demandes en vertu de l’article 141 du Règlement.

[14]  Le demandeur souligne que l’alinéa 141(1)a) du Règlement prévoit expressément qu’un membre de la famille peut ne pas être inscrit sur une demande au moment où elle est présentée, mais ensuite ajouté avant le départ du demandeur. Tant que l’autre membre de la famille est déclaré avant le départ, l’alinéa 141(1)a) est respecté. C’est ce qui s’est produit en l’espèce.

[15]  Le demandeur soutient également qu’il était déraisonnable pour l’agent de fonder le rejet sur l’obligation de dire la vérité énoncée au paragraphe 16(1) de la LIPR, puisqu’en fait, il disait la vérité. Il a informé l’agent de l’existence de ses deux fils de son propre chef, avant l’entrevue, et il a répondu aux questions de l’agent de manière honnête. Par conséquent, il était déraisonnable de la part de l’agent de conclure qu’il ne s’était pas conformé au paragraphe 16(1).

[16]  Enfin, le demandeur soutient que les formulaires d’immigration prêtent à confusion et qu’il était déraisonnable pour l’agent de refuser d’accepter son explication justifiant pourquoi il n’avait pas inscrit ses fils dans les formulaires. La demande de parrainage avait été approuvée, le demandeur était honnête avant et pendant l’entrevue, et il était déraisonnable pour l’agent de le pénaliser pour les réponses qu’il avait données dans les formulaires, qui sont libellés de manière confuse. Ses enfants n’ont jamais demandé à venir au Canada et n’étaient pas non plus des membres de la famille l’accompagnant. Bien que le demandeur ait pu souhaiter les amener avec lui, il n’avait pas la garde des enfants et ne pouvait donc pas le faire. Le formulaire n’indique pas clairement que les enfants doivent figurer dans la demande et, quoi qu’il en soit, le demandeur a révélé leur existence avant l’entrevue. Il était déraisonnable de ne pas accepter son explication.

[17]  Le défendeur soutient que même si l’agent a commis une erreur en se référant au mauvais alinéa de l’article 140.1, cela ne suffit pas pour infirmer la décision, car l’analyse de l’agent est claire et concorde avec l’explication du demandeur lors de l’entrevue. L’argumentation du demandeur repose sur la théorie selon laquelle il s’agissait d’une erreur anodine, qui a été corrigée par la suite. Cela ne correspond pas aux éléments de preuve. Les notes de l’entrevue indiquent que le demandeur voulait ajouter les enfants, mais que son répondant ne l’a pas fait. Le demandeur a affirmé ce qui suit [traduction] : « Il voulait me financer et il voulait que je finance mes enfants. » Il s’agissait d’une omission délibérée dans le formulaire, et le demandeur est responsable du contenu de ses formulaires (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 401, au par. 64 [Patel]).

[18]  Le défendeur soutient que tant les membres de la famille du demandeur qui l’accompagnent que ceux qui ne l’accompagnent pas doivent être déclarés, et qu’il n’y a aucune différence dans les conséquences juridiques pouvant découler du non-respect des alinéas a) ou b) de l’article 140.1 du Règlement. La responsabilité du demandeur suivant cette disposition est de déclarer tous les membres de sa famille. Le paragraphe 141(1) du Règlement n’est d’aucune utilité pour le demandeur, car il se rapporte à l’obtention de la résidence permanente pour un membre de la famille qui ne l’accompagne pas, et cela n’a aucune incidence sur sa responsabilité suivant l’article 140.1 de déclarer tous les membres de la famille. Si le paragraphe 141(1) était un moyen d’ajouter des membres de la famille à une demande, les alinéas 140.1a) et b) seraient redondants.

[19]  De plus, le défendeur soutient que le rejet était raisonnable parce que l’agent avait le pouvoir discrétionnaire de rejeter la demande de parrainage en vertu du sous-alinéa 139(1)f)(i) du Règlement, et que son approbation provisoire à une étape antérieure du processus importe peu. Rien n’empêchait l’agent de refuser le parrainage sur la foi de l’ensemble des renseignements au dossier, y compris les résultats de l’entrevue, et ce refus est en soi un motif pour rejeter la demande du demandeur. Dans le cas contraire, l’agent des visas devrait accueillir une demande de résidence permanente fondée sur une demande de parrainage contenant de faux renseignements, ce qui va à l’encontre de toute la structure de la loi et des règlements.

[20]  L’argument du demandeur repose sur une interprétation de la loi et des règlements et sur la distinction entre les membres de la famille « qui l’accompagnent » et ceux « qui ne l’accompagnent pas ». Le demandeur soutient également que le fait qu’il ait révélé l’existence de ses deux fils avant l’entrevue démontre que l’agent n’aurait pas dû conclure qu’il ne disait pas la vérité. En outre, il attire l’attention sur les dispositions qui autorisent les demandeurs à ajouter des membres de leur famille avant le départ et soutient qu’il s’est conformé à toutes les exigences de la loi et a expliqué que le fait de ne pas avoir ajouté ses fils dans la demande était une erreur anodine.

[21]  Je conviens avec le défendeur que bon nombre des arguments juridiques avancés par le demandeur ne correspondent pas à ce qu’il a dit pendant l’entrevue. Il soutient qu’il était confus au sujet des formulaires et qu’il a offert plusieurs explications pour justifier pourquoi il n’avait pas ajouté ses fils dans les formulaires. Cependant, la partie pertinente des notes d’entrevue donne une explication différente et révèle le raisonnement de l’agent :

[traduction]

[…]

Où sont vos deux fils?

En Éthiopie.

Avez-vous des contacts avec eux?

J’en avais, mais plus maintenant.

[…]

Lorsque vous avez présenté votre demande, vous n’avez pas déclaré vos enfants. Pourquoi?

J’ai dit que j’avais deux fils, mais le gars ne l’a pas indiqué.

Vous avez signé le formulaire et avez déclaré votre ex-femme, mais pas vos fils?

Quand le gars m’a aidé, il m’a juste dit de signer et j’ai signé.

Mais vous saviez que vos enfants n’y figuraient pas. Je ne trouve pas cela crédible. Ce sont vos enfants et, conformément aux lois en matière d’immigration, ils doivent être déclarés lorsque vous présentez votre demande.

Je lui ai dit que j’avais des enfants, mais il ne l’a pas indiqué. Peut-être qu’il a supposé qu’ils étaient avec ma femme en Éthiopie.

Cela ne respecte pas les exigences. Il est important de déclarer les membres de votre famille à charge.

Même moi je veux mes enfants et il ne les a pas inscrits.

Qui est cet homme?

[Un] parent.

[…]

Il savait que vous avez des enfants?

Je lui ai dit, oui.

Je crains que vous ne répondiez pas aux exigences de ce programme parce que vous n’avez pas déclaré toutes vos personnes à charge dans vos formulaires de demande lorsque vous les avez présentés. Je crains que vous n’ayez pas dit la vérité dans vos formulaires parce que vous les avez signés même si vous saviez que les renseignements n’étaient pas exacts. Je vous donne l’occasion de répondre à mes préoccupations.

Je n’arrivais pas à comprendre le formulaire.

Votre répondant n’a pas déclaré vos enfants.

Il voulait me financer et il voulait que je finance mes enfants.

C’est ce qui s’est passé? Il ne voulait pas payer pour vos enfants?

Oui.

[…]

[Notes formatées par souci de clarté. Les réponses du demandeur sont en gras.]

[22]  Deux éléments cruciaux se dégagent de cet extrait. Premièrement, l’agent était préoccupé par le fait que le demandeur n’avait pas déclaré ses enfants, soulignant qu’il avait déclaré son ex‑femme, mais pas ses deux fils. L’agent n’a pas examiné si les enfants l’accompagneraient ou non, mais s’est plutôt concentré sur le fait qu’il ne les a pas mentionnés. Deuxièmement, le demandeur a proposé plusieurs variantes de son explication justifiant pourquoi il n’a pas ajouté ses fils dans la demande, mais a finalement admis que l’omission était délibérée et que son répondant ne voulait pas les inscrire, car cela aurait ajouté à sa responsabilité financière.

[23]  Je conviens avec le défendeur que ces faits ne permettent pas d’étayer bon nombre des arguments avancés par le demandeur devant la Cour. Il est vrai que le demandeur affirme ne pas avoir compris les formulaires, mais l’explication qu’il a donnée pour justifier l’omission ne repose pas sur cette incompréhension. De toute façon, il est responsable du contenu de ses formulaires, et toute omission de la part de la personne qui les a remplis ne le dispense pas de se conformer à la loi (Patel, aux par. 62‑64).

[24]  Toutefois, je suis d’accord avec le demandeur pour dire qu’il y a deux vices fatals dans la décision, ce qui la rend déraisonnable : l’agent a traité les enfants comme des membres de la famille qui l’accompagnent sans expliquer comment il est parvenu à cette conclusion au vu de la preuve, et l’agent n’a pas tenu compte du fait que le demandeur a révélé l’existence de ses fils avant l’entrevue.

[25]  À mon avis, le principal problème que pose la décision est que l’agent a régulièrement fait référence aux enfants comme des membres de la famille « qui accompagnent » le demandeur, tant durant l’entrevue que dans la lettre de décision, alors qu’il n’y avait aucune preuve à cet égard.

[26]  Durant l’entrevue, le demandeur a fait plusieurs affirmations : ses enfants vivaient avec son ex‑femme en Éthiopie, il n’avait pas de contact avec eux et il voulait les ajouter à la demande, mais la personne qui a rempli le formulaire ne l’a pas fait. L’agent n’explique pas comment il est parvenu à la conclusion que les enfants du demandeur devraient être traités comme des membres de la famille « qui l’accompagnent », au vu de la preuve au dossier. Le demandeur n’avait pas la garde de ses enfants, n’avait aucun contact avec eux et a tout au plus exprimé un vague désir de les amener au Canada à un moment ultérieur. Dans le contexte de sa demande, et de l’entrevue elle‑même, il s’agit de la seule façon de comprendre les déclarations du demandeur durant l’entrevue.

[27]  Comme il s’agissait d’une question déterminante pour l’agent, elle aurait dû être examinée précisément pendant l’entrevue, et le fondement de sa conclusion aurait dû être expliqué dans la décision. Dans l’état actuel des choses, la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur a manqué à l’alinéa 140.1a) en ne déclarant pas ses fils dans le formulaire est tout simplement indéfendable.

[28]  Le défendeur soutient qu’il s’agit d’un détail mineur et qu’un renvoi erroné à une disposition législative en particulier ne devrait pas servir de fondement pour annuler la décision. Pour citer les observations écrites du défendeur :

[traduction] L’argument du demandeur selon lequel la décision de l’agent est « erronée en droit » parce qu’il a fait référence à l’alinéa 140.1a) plutôt qu’à l’alinéa 140.1b) est exactement le genre de questionnement « sur chaque possibilité de contradiction, d’ambiguïté ou sur chaque expression malheureuse » que la Cour d’appel fédérale décourage. [Citant Ragupathy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 151, au par. 15 [Ragupathy]]

[29]  La mise en garde exprimée dans l’arrêt Ragupathy est conforme à l’approche contextuelle et fondée sur la retenue exposée dans l’arrêt Vavilov et, en particulier, à la déclaration de la Cour suprême du Canada selon laquelle :

[91]  Une cour de révision doit se rappeler que les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection. Le fait que les motifs de la décision « ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire » ne constitue pas un fondement justifiant à lui seul d’infirmer la décision : Newfoundland Nurses, par. 16. On ne peut dissocier non plus le contrôle d’une décision administrative du cadre institutionnel dans lequel elle a été rendue ni de l’historique de l’instance.

[30]  Cependant, il est également vrai que l’arrêt Vavilov confirme « la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (au par. 2). L’un des éléments principaux réside dans le fait que l’accent est placé sur les motifs exposés à l’appui de la décision administrative, c’est‑à‑dire les motifs justifiant la décision :

[79]  […] Les motifs donnés par les décideurs administratifs servent à expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause. Ils permettent de montrer aux parties concernées que leurs arguments ont été pris en compte et démontrent que la décision a été rendue de manière équitable et licite. Les motifs servent de bouclier contre l’arbitraire et la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public […]

[86]  […] En somme, il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. Si certains résultats peuvent se détacher du contexte juridique et factuel au point de ne jamais s’appuyer sur un raisonnement intelligible et rationnel, un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné.

[En italique dans l’original.]

[31]  Afin de donner effet à ces principes, le cadre de l’arrêt Vavilov approuve une méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui est à la fois solide et respectueuse. Comme la Cour l’explique, selon cette méthode, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision » (Vavilov, au par. 85).

[32]  Pour revenir à la décision en l’espèce, je ne puis accepter l’argument du défendeur selon lequel les erreurs de l’agent équivalent à une simple « expression malheureuse ». Il ne s’agit pas d’une situation où l’agent a fait référence au mauvais alinéa de la LIPR ou du Règlement au passage, dans le contexte d’une analyse qui montre clairement que le mauvais renvoi n’est rien de plus qu’une erreur anodine. Au contraire, dans ses notes et sa lettre de décision, l’agent a renvoyé précisément et à maintes reprises à sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas déclaré ses fils comme membres de la famille qui l’accompagnent. Ce raisonnement ressort également des renvois précis qu’il a faits au sous-alinéa 139(1)f)(i) et à l’alinéa 140.1a) du Règlement dans sa lettre de décision, ainsi que de la nature des questions posées lors de l’entrevue.

[33]  Le fait que l’agent a renvoyé à maintes reprises au défaut du demandeur de déclarer les membres de la famille qui l’accompagnent n’est pas un simple lapsus ou une simple erreur. Ces renvois sont plutôt au cœur du raisonnement de l’agent.

[34]  Je le répète, cette conclusion cruciale n’est pas expliquée et n’est pas conforme aux éléments de preuve auxquels l’agent fait référence dans les notes d’entrevue. Si l’agent a conclu que le demandeur avait l’intention que ses fils l’accompagnent, la conclusion devait être énoncée expressément et le fondement de celle‑ci devait être expliqué. C’est certainement ce qu’exige une « culture de justification », même compte tenu du décideur, à savoir un agent des visas occupé qui prend une décision concernant un visa de résident permanent. Étant donné l’incidence du refus sur le demandeur (Vavilov, aux par. 133‑135) et la nature du processus (Vavilov, aux par. 91‑98), il ne s’agit pas d’un fardeau excessif pour les agents des visas.

[35]  Une deuxième erreur importante dans la décision a trait à la conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas dit la vérité et n’avait donc pas satisfait au paragraphe 16(1) de la LIPR. Il ne fait aucun doute que la loi impose aux personnes qui sollicitent un statut au Canada d’être honnêtes et franches dans leurs demandes. Cela fait partie intégrante de notre système d’immigration et du statut de réfugié. La Cour d’appel fédérale a récemment résumé l’exigence générale, dans l’arrêt Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 169 :

[17]  Un étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visas et autres documents requis par règlement pris en vertu de la Loi. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi (paragraphe 11(1)). L’auteur d’une demande au titre de la présente loi « doit répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées lors du contrôle » (paragraphe 16(1)). Cette exigence de franchise est un principe prépondérant de la Loi et un principe qui aide à l’interprétation de diverses dispositions de la Loi.

[36]  Si le défendeur avait découvert d’une manière ou d’une autre l’existence des enfants du demandeur par ses propres efforts, cela aurait pu être un motif solide pour lui retirer sa résidence permanente. En l’espèce, toutefois, le demandeur a révélé leur existence avant l’entrevue de son propre gré, puis a été honnête au sujet des faits lorsqu’il a été interrogé par l’agent.

[37]  Là encore, la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur n’a pas dit la vérité dans les formulaires est exacte, mais incomplète. Le demandeur a admis que ses formulaires n’étaient pas exacts ou complets, et il l’a fait volontairement, bien avant l’entrevue. Il a été honnête et franc lors de l’entrevue. Cependant, ce fait n’est pas reconnu ni évalué par l’agent. Si l’agent l’avait complètement écarté, il aurait dû expliquer sa conclusion, surtout compte tenu du fait que le paragraphe 141(1) du Règlement prévoit expressément que le demandeur peut ajouter les membres de sa famille qui ne l’accompagnent pas avant de quitter son pays de résidence. L’agent devait expliquer pourquoi il a conclu que le demandeur n’avait pas dit la vérité.

[38]  Les motifs ne correspondent pas aux exigences du contrôle selon la norme de la décision raisonnable énoncé dans l’arrêt Vavilov sur ces deux questions. Il n’appartient pas à la cour de révision de combler les renseignements manquants ou de deviner ce que le décideur a pu penser. Si la conclusion n’est pas cohérente avec la preuve ou si l’appréciation des éléments de preuve cruciaux n’est pas expliquée, la décision pourrait bien être jugée déraisonnable. C’est le cas en l’espèce.

B.  Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale?

[39]  Compte tenu de mes conclusions sur la première question en litige, il n’est pas nécessaire d’examiner cette question. Je voudrais simplement souligner que si j’avais dû m’y pencher, je n’aurais pas été convaincu par les arguments du demandeur sur ce point.

IV.  Conclusion

[40]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent du 1er mars 2019 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

[41]  Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

[42]  Je tiens à répéter qu’aucune de mes conclusions ci‑dessus ne vise à empêcher le prochain décideur d’apprécier la preuve en l’espèce. Mes commentaires visent plutôt à démontrer qu’il est nécessaire d’examiner attentivement et exhaustivement l’ensemble des éléments de preuve et d’expliquer tout aussi attentivement et exhaustivement le raisonnement qui mène à la conclusion. C’est ce qu’exige le cadre de l’arrêt Vavilov, et c’est ce à quoi le demandeur est en droit de s’attendre.




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