Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20040224

Dossier : T-2074-01

Référence : 2004 CF 273

Toronto (Ontario), le 24 février 2004

EN PRÉSENCE DE Me ROGER R. LAFRENIÈRE, PROTONOTAIRE

ENTRE :

                                                                ALLAN CHASE

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                                        SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                      défenderesse

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                La défenderesse a déposé, en application de l'article 221 des Règles de la Cour fédérale (1998) et du paragraphe 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, une requête pour que soit rendue une ordonnance radiant la déclaration du demandeur, sans autorisation de la modifier, au motif qu'elle échappe à la compétence de la Cour et qu'elle ne révèle donc aucune cause d'action valable.

[2]                La requête pose, encore une fois, la question de la portée du principe de compétence exclusive applicable aux conflits du travail, un principe établi dans l'arrêt Weber c. Hydro Ontario, [1995] 2 R.C.S. 929 (l'arrêt Weber). La défenderesse dit que, par l'article 91 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P-35 (la LRTFP), le législateur a soustrait à la compétence de la Cour les conflits qui opposent les membres de la fonction publique et le gouvernement fédéral en sa qualité d'employeur. La défenderesse prétend que les plaintes contenues dans la déclaration relèvent expressément ou implicitement du régime législatif général de la LRTFP.

[3]                Le demandeur répond qu'il a une cause d'action valable, nonobstant l'exclusion manifeste qui résulterait de l'application de la LRTFP. Il dit que, en tant que « personne employée à titre occasionnel » , il n'était pas, durant les époques pertinentes, un « fonctionnaire » , tel que ce mot est défini dans la LRTFP. Il affirme que, puisqu'on lui a refusé le droit de soumettre à la procédure de règlement des griefs certaines questions liées à son milieu de travail, il peut s'adresser à la Cour pour obtenir réparation.

[4]                Le point principal soulevé par cette requête est celui de savoir si le fond du différend, au vu des faits qui l'ont engendré, relève expressément ou implicitement d'un régime législatif.


[5]                La requête en radiation dans cette affaire a été instruite le 13 janvier 2003, et le jugement a été suspendu. Avant qu'une décision ait pu être rendue cependant, le demandeur a sollicité l'autorisation de produire d'autres preuves tendant à établir le statut de certains griefs qui avaient été renvoyés à l'arbitrage. L'autorisation de produire les preuves additionnelles lui a été accordée par ordonnance datée du 22 avril 2003. L'instruction de la requête a repris afin de permettre aux parties d'examiner les preuves nouvellement admises, ainsi que l'effet de l'arrêt rendu entre-temps par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Vaughan c. Sa Majesté la Reine, [2003] C.A.F. 76 (l'arrêt Vaughan). La Cour suprême du Canada a depuis autorisé le dépôt d'un pourvoi contre cet arrêt.

Les faits

[6]                S'agissant d'une requête en radiation, les faits essentiels exposés dans la déclaration visée par la requête doivent être tenus pour avérés. Le paragraphe 221(2) des Règles prévoit qu'aucune preuve n'est admissible dans le cadre d'une requête en radiation invoquant le motif exposé dans l'alinéa (1)a), mais, lorsque sa compétence est mise en doute, la Cour doit être convaincue qu'il existe des faits attributifs de compétence ou que des faits de cette nature sont allégués au soutien d'une attribution de compétence. Une preuve est donc recevable dans une requête qui conteste la compétence de la Cour : MIL Davie c. Hibernia Management and Dev. Co. (1998), 226 N.R. 369 (C.A.F.).

[7]                Les plaintes essentielles qui sont exposées dans la déclaration, ainsi que les faits invoqués par les parties dans cette requête, peuvent être brièvement résumés comme il suit.

[8]                Le demandeur est un homme de race noire qui est employé depuis 1988 comme ingénieur de constructions navales par la Garde côtière canadienne (la GCC), au sein du ministère des Transports et du ministère des Pêches et des Océans. Il avait été embauché à la faveur du Programme de l'équité en matière d'emploi, établi en vertu de la Loi sur l'équité en matière d'emploi, L.R.C. 1985 (2e suppl.), ch. 23.

[9]                Le 22 novembre 2001, le demandeur introduisait la présente procédure pour obtenir divers redressements fondés sur des plaintes de discrimination directe et systémique au travail, ainsi que sur la négligence de la défenderesse et sur son inertie à prendre des mesures raisonnables pour prévenir le racisme et l'intolérance et pour corriger les inégalités sur le lieu de travail. Les faits allégués par le demandeur s'étendent pratiquement sur toute sa période d'emploi dans la GCC. Le demandeur voudrait à la fois des jugements déclaratoires et des dommages-intérêts pour négligence, manquement au devoir de prudence, violation du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), préjudice moral infligé délibérément et manquement aux obligations fiduciaires de l'employeur.


[10]            L'une des principales allégations du demandeur est le fait qu'il s'était vu refuser en 1996 un poste à durée indéterminée, alors que ce poste lui avait été promis. Avant le 19 mai 1995, les employés comptant cinq années de service continu obtenaient automatiquement le statut d'employé à durée indéterminée. Cependant, au cours de son emploi auprès de la GCC, le demandeur n'a pas obtenu ce statut car il ne travaillait que par intermittence comme employé occasionnel, ou à la faveur d'un contrat à durée déterminée, en tant que vacataire.

[11]            Au cours de ses sept premières années de service, le demandeur a connu onze interruptions de ses états de service, ce qui le rendait non admissible à une titularisation. Le demandeur a cependant eu trois périodes relativement longues marquées par des nominations successives comme employé vacataire. L'une de ces périodes s'étendait du 16 mars 1994 au 22 novembre 1996.

[12]            À la fin de février 1995, le directeur général de la GCC avait tenté de remédier à la situation du demandeur en instituant un plan en sept points qui devait l'aider à obtenir le statut d'employé à durée indéterminée. Tout à fait par hasard, au cours des semaines suivantes, la politique relative à l'attribution automatique du statut d'employé à durée indéterminée fut gelée par le Conseil du Trésor. Certaines mesures furent prises pour donner effet au plan du directeur général destiné à convertir le statut du demandeur au cours des mois suivants, mais elles furent vaines, en raison surtout d'une considérable réduction des effectifs décidée par l'employeur. Le demandeur fut informé le 1er octobre 1996 qu'il serait licencié le mois suivant.


[13]            Le demandeur a par la suite été embauché de nouveau comme vacataire, et cela à sept reprises. Il affirme qu'il ne pouvait pas déposer un grief concernant l' « offre de titularisation » parce que cette offre n'avait pas été faite à la suite d'un concours administré par la GCC et parce qu'il n'était pas membre du syndicat. À la requête du demandeur, cependant, le Syndicat des employés du transport (le Syndicat) a mené une enquête sur sa situation d'activité auprès de la GCC. Un représentant du syndicat écrivait au demandeur le 24 juin 1997 pour l'informer que le syndicat n'était pas en mesure de l'aider. Le représentant concluait sa lettre en écrivant : « Il est très dommage que M. Chase n'ait pas officiellement demandé l'aide de son syndicat au moment de son licenciement » .

[14]            Le demandeur affirme que, au moment où il avait appris qu'il ne serait pas titularisé, il lui était impossible de déposer un grief concernant la stratégie d'emploi cyclique appliquée par le ministère. Il affirme que le plan du directeur général destiné à lui conférer le statut d'employé à durée indéterminée était un « contrat de préembauche » conclu en dehors des limites de la convention collective.


[15]            Les autres allégations figurant dans la déclaration du demandeur font état d'une discrimination personnelle et systémique. Le demandeur affirme que, tout au long de son emploi auprès de la GCC, il s'est heurté à des hostilités racistes et que le ministère a sciemment laissé subsister cette situation. Le détail des cas de racisme auxquels le demandeur avait été prétendument soumis apparaît au paragraphe 9 de la déclaration. La majorité de ces cas remonte à ses trois premières années d'emploi. Le demandeur dit aussi que certains de ses collègues de race blanche, qui occupaient des postes semblables au sien, ont obtenu leur titularisation ou ont été promus, ce qui équivalait à une inégalité devant la loi, en violation du paragraphe 15(1) de la Charte. Le demandeur dit que, là encore, il n'a pu déposer de grief pour aucun de ces incidents en invoquant la convention collective, car nombre d'entre eux étaient survenus alors qu'il était un employé occasionnel et n'était pas membre du syndicat, tandis que les autres étaient survenus alors qu'il était un vacataire, mais non admissible à la procédure de règlement des griefs.

[16]            Le demandeur a été embauché comme vacataire le 31 mars 1999 et il est resté vacataire jusqu'au 31 mars 2002. Le 10 novembre 2000, alors membre de l'unité de négociation, le demandeur a déposé un grief où il alléguait « une discrimination raciale contraire à l'article 19 de la convention collective » . Le demandeur a déposé un autre grief le 6 février 2001, affirmant : « ¼ il ne me reste plus de crédits de congés le 7 février 2001, en raison de mon absence au travail causée par des actes discriminatoires... » Les deux griefs du demandeur ont été rejetés au troisième et dernier niveau de la procédure de règlement des griefs, puis ont été renvoyés à l'arbitrage devant la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la CRTFP).


[17]            Le 12 juin 2002, sur les conseils de son syndicat, le demandeur a communiqué avec la Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP). Incidemment, la Cour d'appel fédérale avait jugé, dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Boutilier, [2000] 3 C.F. 27 (C.A.) (l'arrêt Boutilier), que l'intention du Parlement était que la Commission canadienne des droits de la personne joue le rôle de gardien dans les dossiers de droits de la personne mettant en cause des fonctionnaires au sens de la LRTFP. La Cour écrivait que, lorsqu'elle traite une plainte : « la CCDP pouvait, dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire du paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la LCDP), renvoyer l'affaire à la procédure de règlement des griefs » . La procédure de règlement des griefs prévue par la LRTFP n'est donc possible que si la CCDP invoque le paragraphe 41(1) de la LCDP en invitant le plaignant à recourir à cette procédure. La CCDP a écrit au demandeur le 14 juin 2002 pour l'informer qu'elle fermait son dossier parce que les présumés actes discriminatoires qu'il avait décrits s'étaient produits le 18 octobre 2000, plus d'un an avant le dépôt de la plainte. Les incidents sont détaillés aux sous-alinéas 9g) et h) de la déclaration.

[18]            Le 26 juin 2002 ou vers cette date, le syndicat demandait à la CRTFP d' « enlever » les deux griefs du calendrier des audiences de septembre 2002 parce qu'il attendait encore une ordonnance de la CCDP selon le paragraphe 41(1).

[19]            La CCDP a écrit au demandeur le 21 janvier 2003, en lui envoyant un formulaire de plainte à remplir. La CCDP l'avertissait que, « conformément à l'alinéa 41(1)e) de la Loi, la Commission peut refuser d'examiner une plainte déposée plus d'un an après les présumés actes discriminatoires » . Le 26 mai 2003, le demandeur était informé qu'un rapport serait remis à la CCDP lui recommandant de ne pas examiner sa plainte, en application des alinéas 41(1)e) et c).

[20]            Le demandeur a écrit à la CRTFP pour s'informer du statut de ses griefs. Il fut informé que les griefs avaient été enlevés du calendrier des audiences parce que le syndicat attendait encore de la CCDP une ordonnance selon l'article 41. Il semble donc que les griefs n'ont jamais été retirés.


Principes juridiques applicables

[21]            Dans une requête, la Cour peut en tout temps ordonner qu'un acte de procédure ou un élément d'un acte de procédure soit radié, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif qu'il ne révèle aucune cause d'action valable, et elle peut ordonner le rejet de l'action : Règles de la Cour fédérale (1998), alinéa 221(1)a).

[22]            Le critère qu'il convient d'appliquer pour la radiation d'un acte de procédure au motif qu'il ne révèle aucune cause d'action valable est le suivant : « Si l'on suppose que les faits exposés dans la déclaration peuvent être prouvés, est-il [traduction] "évident et manifeste" que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d'action raisonnable? » : Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959. Lorsque la Cour n'a pas compétence pour disposer des points soulevés dans la déclaration, l'acte de procédure doit nécessairement être radié.

Régime législatif fédéral


[23]            Il existe au sein de la fonction publique fédérale un ensemble de mécanismes qui permettent de régler les différends entre les employés et leur employeur, y compris les plaintes et les griefs traités au niveau interne par chacun des ministères, les plaintes soumises à la CCDP, les plaintes et les appels soumis à la Commission de la fonction publique du Canada, enfin les renvois à la CRTFP pour arbitrage. La Loi sur l'emploi dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P-33 (la LEFP), la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F11 (la LGFP) et la LRTFP sont les principaux textes qui régissent les relations de travail entre Sa Majesté la Reine du chef du Canada et ses employés.

[24]            La LRTFP reconnaît la négociation collective et le droit de présenter des griefs, et elle renferme le cadre juridique ou les « règles du jeu » qui concernent les relations entre la direction et les travailleurs au sein de la fonction publique fédérale. Un grief est défini au paragraphe 2(1) de la LRTFP comme « une plainte écrite déposée conformément à la présente loi par un fonctionnaire, soit pour son propre compte, soit pour son compte et celui de un ou plusieurs autres fonctionnaires » . La définition de « fonctionnaire » exclut cependant certaines catégories de travailleurs de cette définition. Outre ceux qui occupent des postes de direction ou de confiance, la définition exclut également les employés à temps partiel, les employés vacataires et les employés occasionnels. Les employés exclus ne bénéficient pas de la protection et de l'application des lois sur la négociation collective, mais sont plutôt régis par la common law.

[25]            La LEFP est administrée par la Commission de la fonction publique (la CFP). Son objet est de faire en sorte que les nominations internes ou externes à des postes de la fonction publique soient faites sur la base d'une sélection fondée sur le mérite, selon ce que détermine la CFP. L'article 21 de la LEFP prévoit un mécanisme qui permet d'interjeter appel d'une nomination à un poste de la fonction publique. L'article 24 codifie aussi le principe selon lequel les fonctionnaires sont nommés pour une durée indéterminée, et à titre amovible.


[26]            La LGFP confère au Conseil du Trésor la responsabilité de la gestion du personnel dans la fonction publique du Canada, au nom de Sa Majesté la Reine. Cette fonction comprend la détermination des conditions d'emploi (alinéa 7(1)e)) ainsi que les pouvoirs qui se rapportent à la gestion du personnel (paragraphe 11(2)).

Le principe de la compétence exclusive selon l'arrêt Weber

[27]            Dans cette requête, la défenderesse soutient que la Cour n'a pas compétence pour statuer sur les prétentions du demandeur, au motif que la LRTFP constitue un code complet régissant les relations de travail entre la Couronne et ses préposés. Le principe de la compétence exclusive, qui a été exposé par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Weber, fait obstacle à la saisine des tribunaux lorsqu'une convention collective régit la relation entre les parties.


[28]            La Cour fédérale a maintes fois jugé que la LRTFP constitue un code complet régissant les relations entre Sa Majesté et ses préposés. L'arrêt récent rendu par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Vaughan réaffirme simplement ce point. Dans l'affaire Vaughan, il s'agissait de savoir si l'appelant, un fonctionnaire fédéral, devait faire valoir ses prétentions en recourant à la procédure de règlement des griefs exposée dans l'article 91 de la LRTFP, ou s'il pouvait choisir de les faire valoir en introduisant une procédure devant la Section de première instance. La Cour d'appel fédérale a jugé que, par l'article 91 de la LRTFP, le Parlement avait soustrait à la compétence de la Cour le différend en cause, car le différend relevait expressément ou implicitement d'un régime législatif.

[29]            Le demandeur reconnaît qu'il était régi par une convention collective durant certaines périodes de son emploi. La section 18.02 de la convention collective applicable prévoit que, sous réserve de l'article 91 de la LRTFP, un employé qui s'estime lésé par l'interprétation ou l'application d'une disposition d'une convention collective est fondé à déposer un grief. Ce droit ne peut être exercé que si « aucune procédure administrative de redressement n'est prévue dans une loi fédérale » et si le grief de l'employé est approuvé et que l'employé est représenté par son agent négociateur. Par conséquent, si une autre procédure administrative prévue dans une loi fédérale est applicable à la plainte de l'employé, c'est cette procédure qui doit être suivie.

[30]            La défenderesse dit que la convention collective applicable traitait expressément de la question de la discrimination, en son article 19. Donc, si les plaintes du demandeur peuvent de quelque manière être étudiées, elles doivent l'être en vertu de la LRTFP ou, pour les aspects touchant la discrimination fondée sur un motif illicite, en vertu de la LCDP : Vaughan, précité; Pieters c. Canada, [2001] A.C.F. n ° 769 (C.F. 1re inst.), [2001] A.C.F. n ° 1756, 2001 C.A.F. 355 (jugement confirmé); Johnson Paquette c. Canada, [2000] A.C.F. n ° 441 (C.A.F.); Marinaki c. Canada, [2001] A.C.F. n ° 1920 ; Canada c. Boutilier, précité; Townsend c. Canada, [1994] A.C.F. n ° 214.

[31]            Le demandeur répond que la Cour fédérale peut s'attribuer compétence pour juger cette affaire, parce que la LRTFP n'est pas un code complet qui régit les relations entre Sa Majesté et l'ensemble de ses préposés. Elle est plutôt un code complet uniquement pour les « employés » de la fonction publique fédérale. Parmi les classes de travailleurs exclues de la LRTFP, il y a les « personnes employées à titre occasionnel » et les « personnes employés pour une durée déterminée de moins de trois mois » .

[32]            Selon le demandeur, les tribunaux ont reconnu que l'exclusion du champ d'application de la LRTFP a pour effet de détacher du code certains « travailleurs » . Dans l'affaire Yearwood c. Canada (Procureur général), [2002] B.C.J. No. 1603 (l'affaire Yearwood), le demandeur fut autorisé à aller de l'avant avec son action civile parce que, en tant que titulaire d'un poste de gestion, il était exclu en vertu du paragraphe 2(1) de la LRTFP. En rendant sa décision, le juge Prowse a expliqué que, [traduction] « contrairement au demandeur dans l'affaire Johnson-Paquette, M. Yearwood n'était pas régi par la convention collective, et il n'avait pas non plus le droit de soumettre sa plainte à l'arbitrage » . La même conclusion a été tirée dans l'affaire Bell c. Canada (Transports), [2002] N.J. No. 27 (l'affaire Bell), dans laquelle la Cour d'appel de Terre-Neuve a autorisé le titulaire d'un poste de gestion à engager des poursuites pour rupture de contrat.

[33]            Selon le demandeur, il s'ensuit qu'il a le droit de soumettre aux tribunaux ses plaintes portant sur les incidents racistes qui se sont produits au cours des intervalles durant lesquels il ne tombait pas sous le coup des règles énoncées dans la LRTFP.


[34]            À mon avis, les jugements Yearwood et Bell ne sont pas d'une grande utilité parce qu'ils concernaient des employés qui étaient manifestement exclus de l'unité de négociation et qui n'avaient aucun autre recours. L'ennui dans la présente affaire, c'est que le demandeur n'était pas constamment régi par une convention collective. Il faut donc considérer non pas la qualification juridique du tort présumé, mais les faits qui ont donné lieu au différend. Autrement, ce serait donner au plaideur astucieux la possibilité d'échapper à l'interdiction législative dans des procédures judiciaires parallèles, en soulevant des causes d'action nouvelles et inédites : Weber, à la page 955.

[35]            Selon le demandeur, la plupart des cas de discrimination directe se sont produits alors qu'il n'était pas protégé par la convention collective. Cependant, même si parfois il ne relevait pas de la convention collective, il y a eu des périodes assez longues où il aurait pu exercer ses droits selon la convention collective et où il avait accès à la procédure de règlement des griefs. Il n'est pas contesté que les insinuations racistes mentionnées aux alinéas 9a), b), c) et e) de sa déclaration se sont produites à une époque où il ne relevait pas de la convention collective. Cependant, le redressement que sollicite le demandeur concerne la discrimination systémique - c'est-à-dire le harcèlement et la discrimination érigés en comportement habituel, et non les cas individuels de présumé racisme.


[36]            Le demandeur dit aussi que son entente avec le directeur général est assimilable à un contrat de préembauche parce qu'elle avait été conclue en dehors des limites de la convention collective, et il s'était appuyé sur cette entente à son détriment. Il s'agit là cependant d'une requalification des affirmations contenues dans les paragraphes 11 à 18 de la déclaration, dans lesquels le demandeur dit essentiellement que le refus de lui accorder une promotion ou une titularisation, ainsi que la cessation de son affectation intérimaire, avaient été le résultat d'un racisme et d'une discrimination systémiques de la part de la GCC. Ces affirmations auraient manifestement pu être l'objet d'un grief ou d'une plainte selon l'article 19 de la convention collective. Lorsque le directeur général avait conçu un plan en vue de titulariser le demandeur, celui-ci était un vacataire membre de l'unité de négociation. Il était aussi un fonctionnaire au sens de la LRTFP lorsqu'il a été mis fin à son emploi le 21 novembre 1996.

[37]            S'agissant des préoccupations du demandeur concernant le déploiement de contrats occasionnels et de contrats à durée déterminée, le demandeur a très bien pu être empêché de se plaindre des pratiques d'embauche de l'employeur parce qu'il n'avait pas été licencié en application du paragraphe 92(1) de la LRTFP - il avait plutôt été licencié à l'expiration d'une période déterminée, selon ce que prévoit l'article 25 de la LEFP. Il reste que le Parlement avait expressément exclu le droit d'un employé de soumettre à la procédure de règlement des griefs la résiliation des emplois à durée déterminée.


[38]            En l'espèce, le demandeur allègue aussi la négligence, le manquement au devoir de prudence, la violation du paragraphe 15(1) de la Charte, le préjudice moral délibérément infligé et le manquement aux obligations fiduciaires en conséquence de la discrimination alléguée. Le demandeur sollicite aussi divers jugements déclaratoires. Allant au-delà de la qualification juridique donnée par le demandeur aux points soulevés, j'arrive à la conclusion que le caractère essentiel de ses réclamations se rapporte aux accusations de harcèlement racial, ainsi qu'aux accusations de discrimination localisée et systémique sur le lieu de travail. Toutes ces réclamations découlaient de son emploi auprès de l'employeur, et il aurait pu les faire valoir en recourant au mécanisme de règlement des griefs prévu dans la LRTFP, en déposant une plainte selon la LCDP ou en déposant une plainte selon la LEFP.

[39]            Le demandeur a en fait choisi la procédure de règlement des griefs pour régler son différend avec son employeur et ses collègues. Quelle que soit la manière dont le demandeur choisit maintenant de qualifier ou de structurer la cause d'action, il est clair qu'elle résultait des faits qui formaient, ou qui auraient pu former, la base de griefs ou de plaintes.

[40]            La Cour suprême du Canada a rejeté l'idée selon laquelle les tribunaux sont investis d'une compétence concurrente ou chevauchante lorsque la qualification essentielle d'un différend relève du champ d'application d'une convention collective. Des régimes concurrents de recours arbitraux et de recours judiciaires réduiraient la raison d'être de l'arbitrage exclusif, une procédure qui est au coeur de toutes les lois canadiennes en matière de relations de travail. Cette raison d'être est que les différends puissent être résolus rapidement et économiquement, avec un minimum de désorganisation pour les parties et pour l'économie.


Contravention à la Charte

[41]            On fait valoir au nom du demandeur que, s'il est contraint de recourir au modèle exclusif prévu par la convention collective, compte tenu des circonstances dans lesquelles il a été embauché et employé, cela équivaudrait à lui nier les droits qui lui sont garantis par l'article 7 de la Charte, dont voici le texte :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

[42] Je ne vois pas en quoi l'article 7 de la Charte peut s'appliquer aux circonstances de cette affaire. Ni la vie, ni la liberté, ni la sécurité du demandeur ne sont ici en cause.

[43] Le demandeur fait aussi valoir que, si sa déclaration est radiée, il sera privé de la gamme complète des droits que lui reconnaît la Charte. Selon le demandeur, il est discriminatoire et contraire à l'article 15 de la Charte de le contraindre à recourir à la convention collective, laquelle ne le protège pas, et de lui refuser la possibilité de contester devant les tribunaux civils les règles, pratiques et procédures systémiques qui l'ont empêché de se prévaloir du programme de l'équité en matière d'emploi au sein de la GCC. Selon le demandeur, le principe de l'arrêt Weber ne devrait pas servir à prémunir le gouvernement contre une contestation fondée sur la Charte.

[44] Je ne vois aucune légitimité dans ces arguments, pour les motifs exposés par la juge Snider dans un arrêt récent qui disposait d'arguments semblables. Dans l'arrêt Pieters c. Canada, 2004 C.F. 26, elle arrivait à la conclusion suivante :

Comme il en est fait mention dans un certain nombre de décisions (voir par exemple : Law c. Canada, [1999] 1 R.C.S. 497, page 516; Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769, page 780), les personnes qui affirment que l'article 15 de la Charte a été violé doivent démontrer qu'un motif énuméré ou analogue constitue le fondement de la distinction discriminatoire, et que la loi en question a un but ou des effets « discriminatoires » . Le refus d'accorder à M. Pieters le droit d'intenter la présente action peut constituer un traitement qui est différent, mais cette distinction n'est pas fondée sur un motif énuméré ou sur un motif analogue. Je fonde ma décision en l'espèce sur ce que M. Pieters, en sa qualité d'employé syndiqué de la fonction publique fédérale, ne peut pas intenter la présente action devant la Cour fédérale. Je ne traite aucunement M. Pieters d'une façon différente des autres fonctionnaires fédéraux syndiqués. Il n'existe nulle part dans la Charte ou dans la jurisprudence un motif énuméré ou un motif analogue qui s'applique aux fonctionnaires fédéraux syndiqués. En l'espèce, l'appartenance de M. Pieters à un groupe qui a toujours été défavorisé n'est tout simplement pas pertinente. La radiation de la demande ne devrait donc pas avoir les conséquences alléguées pour ce qui est de la Charte.

[45] Quoi qu'il en soit, la Cour suprême du Canada a jugé elle aussi, dans l'arrêt Weber, qu'un arbitre du travail est, pour l'interprétation et l'application de la Charte, un « tribunal compétent » .

Le paragraphe 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales

[46] Le demandeur dit, accessoirement, que la Cour a compétence pour statuer sur sa déclaration et qu'elle est l'instance adéquate au sens du paragraphe 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales, dont voici le texte :



17. (1)      Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne.

17. (1)            Except as otherwise provided in this Act or any other Act of Parliament, the Federal Court has concurrent original jurisdiction in all cases in which relief is claimed against the Crown.

[47] Cependant, le paragraphe 17(1) accorde compétence à la Cour fédérale dans les cas de demande de réparation contre la Couronne « sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale » . Je souscris pleinement à la conclusion à laquelle est arrivée la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Johnson Paquette c. Canada, [2000] A.C.F. n ° 441 (C.A.F.), conclusion selon laquelle la LRTFP renferme des dispositions contraires.

Conclusion

[48] Pour les motifs susmentionnés, je suis d'avis que l'objet de cette action relève, relevait ou aurait pu relever du champ d'application de la LRTFP et de la convention collective durant les époques pertinentes. Par conséquent, la Cour fédérale n'a pas compétence pour statuer sur le différend.

[49] Cette requête n'est pas une requête qui concerne l'intérêt public ou les droits de la personne. Elle requiert de discerner l'intention des parties et du législateur sur l'instance compétente devant laquelle faire valoir les droits en question. Ainsi que l'écrivait la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Boutilier :


Nous sommes en présence de parties qui sont responsables et qui ont des points de vue différents quant à l'interprétation du libellé d'une loi et qui ne s'entendent pas sur la manière à privilégier lorsqu'il s'agit de résoudre des litiges liés aux droits de la personne dans le cadre d'une convention collective. À mon sens, le législateur a prévu une méthode précise pour traiter ces questions, une méthode plutôt complexe, coûteuse et lente, j'en conviens, mais jusqu'à ce que le législateur soit convaincu qu'il doit modifier la loi, la Cour respectera ce choix législatif, comme en témoigne de façon constante sa jurisprudence au cours des années.

[50] Le demandeur n'est pas sans recours. Il peut utiliser les mécanismes judicieusement exposés par le législateur, et il peut faire valoir ses prétentions devant la CCDP, ou, s'il y est autorisé, devant la CRTFP. Il est clair que les deux griefs du demandeur n'ont pas été retirés et qu'ils sont encore en instance. Rien ne donne à penser qu'ils ne seront pas soumis à l'arbitrage après que la CCDP aura invoqué le paragraphe 41(1) de la LCDP. Quoi qu'il en soit, même si l'arbitrage d'une tierce partie n'est plus possible pour le demandeur, la Cour demeure incompétente pour juger cette affaire.

[51] En principe, les dépens suivraient l'issue de la cause, mais les parties pourront soumettre à mon attention leurs conclusions écrites sur cet aspect, dans un délai de quatorze jours, s'il leur est impossible de s'entendre.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.      La déclaration du demandeur est rejetée, sans autorisation de la modifier.

                                                                        _ Roger R. Lafrenière _         

                                                                                         Protonotaire                   

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           T-2074-01

INTITULÉ :                                          ALLAN CHASE

                                                                                           demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                        défenderesse

LIEU DE L'AUDIENCE :                    TORONTO (ONTARIO)

DATES DE L'AUDIENCE :                LE 13 JANVIER ET LE 23 JUILLET 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                          LE PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE

DATE DES MOTIFS :                         LE 24 FÉVRIER 2004

COMPARUTIONS :

Davies Bagambiire

Steven Flaherty

POUR LE DEMANDEUR

Kathryn Hucal

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davies Bagambiire et Associé

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE


             COUR FÉDÉRALE

Date : 20040224

Dossier : T-2074-01

ENTRE :

ALLAN CHASE

                                          demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

                                      défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.