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Date : 20040629

Dossier : IMM-5645-03

Référence : 2004 CF 935

ENTRE :

                                                   ARMAND OTAADO SAWYER

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LA JUGE DAWSON

[1]                Armand Otaado Sawyer est un citoyen de la Sierra Leone qui prétend craindre avec raison d'être persécuté du fait de ses opinions politiques perçues et de son appartenance au groupe social que constitue sa famille. Il prétend également être une personne à protéger.


[2]                La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (le tribunal) a rejeté ses prétentions parce qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour établir que M. Sawyer était pris à partie en Sierra Leone du fait de sa race, sa religion, sa nationalité, ses opinions politiques et son appartenance à un groupe social ou du fait de tout autre motif. Subsidiairement, le tribunal a estimé qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve pour établir le bien-fondé de la crainte du demandeur d'être persécuté à Freetown, en Sierra Leone, ou une possibilité sérieuse qu'il soit exposé à une menace pour sa vie ou au risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités, ou encore l'existence de motifs sérieux de croire qu'il devra faire face à un danger de torture en Sierra Leone.

[3]                En ce qui a trait à l'appréciation de la crédibilité de la preuve, le tribunal a noté le défaut de M. Sawyer de demander l'asile au Ghana alors qu'il était en transit pour le Canada (il a quitté la Sierra Leone le 3 septembre 2001 pour se rendre au Ghana d'où il est parti le 6 septembre 2001 pour entrer au Canada le 7 septembre 2001) et conclu que le délai de quatre mois et dix jours observé avant la demande d'asile au Canada corroborait sa décision à l'égard de la crédibilité. Par ailleurs, les conclusions relatives à la crédibilité reposent essentiellement, selon l'interprétation du tribunal, sur de [traduction] « nombreuses incompatibilités dans la preuve du demandeur, lesquelles étaient au coeur de sa demande, qui n'ont pas fait l'objet d'explications raisonnables » . Le tribunal a invoqué les incompatibilités suivantes à l'appui de ses conclusions :


i)           Interrogé quant à savoir qui il craignait en Sierra Leone actuellement, parfois M. Sawyer répondait clairement que c'était le Front révolutionnaire uni (FRU) et d'autres fois il parlait de groupes rebelles, peut-être une faction différente du FRU, peut-être des soldats du gouvernement ou des rebelles associés à ce dernier, il n'en était pas certain. Le tribunal a tiré une conclusion négative à partir de cette preuve en précisant qu'il croyait que ne pas savoir de qui M. Sawyer avait été la cible en Sierra Leone par le passé était une chose, mais que [traduction] « cela en était une toute autre que d'être tantôt certain tantôt incertain que c'était le FRU » .

ii)          M. Sawyer a témoigné qu'il croyait avoir dit à l'agente d'immigration présente lorsqu'il a demandé l'asile qu'il avait été battu en Sierra Leone et qu'elle lui a toutefois mentionné qu'il n'était alors pas nécessaire de lui faire part de toute l'affaire. M. Sawyer a également déclaré dans son témoignage que, même s'il lui avait parlé d'une photographie qui permettait de le lier à l'ancien chef d'état-major de l'armée, l'agente d'immigration n'a pas inscrit ce fait dans ses notes. Le tribunal a conclu que la preuve de M. Sawyer n'était pas raisonnable parce qu'il n'a pas cru qu'un agent d'immigration aurait pu omettre de déclarer qu'il avait été battu et de consigner sa preuve au sujet de la photographie.

iii)          M. Sawyer n'a pas mentionné à l'agente d'immigration ou dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) que, après qu'il eut quitté la Sierra Leone, des rebelles avaient abattu son père. Le tribunal n'a pas cru M. Sawyer lorsqu'il a expliqué qu'il avait oublié cet événement.

iv)         M. Sawyer n'a pas été en mesure d'expliquer la mort de son père de manière compréhensible. Le tribunal en a tiré une conclusion défavorable, compte tenu de la qualité d'infirmier de M. Sawyer.


[4]                En ce qui a trait à la première incompatibilité invoquée relativement à la confusion quant à savoir qui étaient les agents de persécution, la preuve de M. Sawyer démontrait que ses persécuteurs lui avaient dit qu'ils faisaient partie du FRU. Son témoignage était clair et immuable quant à la description physique de ses agresseurs. Il a dit que certains portaient des vêtements militaires et que d'autres étaient armés. Il a également témoigné que, comme les rebelles et les représentants du gouvernement portaient tous des uniformes de l'armée sierra-léonienne, il n'était pas en mesure de distinguer les rebelles des soldats du gouvernement. Après avoir lu la transcription attentivement, je suis convaincue que le tribunal a mal apprécié la preuve en déclarant que M. Sawyer était tantôt certain tantôt incertain d'avoir été la cible du FRU. Il était manifestement déraisonnable pour le tribunal de tirer une conclusion négative fondée sur une mauvaise appréciation de la preuve de M. Sawyer.

[5]                En ce qui concerne les omissions dans les notes prises par l'agente d'immigration qu'il a rencontrée au moment de faire sa demande du statut de réfugié, M. Sawyer a déclaré dans son témoignage avoir dit à celle-ci qu'il avait été identifié par les rebelles à partir d'une photographie et il a ajouté qu'il croyait lui avoir dit qu'il avait été battu mais que l'agente lui a mentionné qu'il n'avait pas besoin de tout lui dire et qu'il devait inscrire l'information dans son FRP. Le tribunal a rejeté ce témoignage parce qu'il n'a pas cru que l'agente d'immigration ait omis de consigner la preuve de M. Sawyer.

[6]                Par ailleurs, le guide sur les opérations intitulé « Traitement des demandes de protection au Canada » donne les instructions suivantes aux agents chargés des demandes du statut de réfugié :

Questions pertinentes

L'agent doit poser au demandeur les questions habituelles sur la demande d'asile, et inscrire les réponses. L'agent ne doit toutefois pas exiger du demandeur qu'il établisse le fondement de la demande à moins que l'information ait trait à l'admissibilité et à la recevabilité. Il n'incombe pas à l'agent de déterminer la crédibilité de la demande d'asile.

- On encourage les agents à utiliser le modèle d'entrevue mis au point par l'AC (voir            l'Appendice A ci-dessous.

- Les demandeurs doivent décrire comment ils sont entrés au Canada. [Soulignement ajouté; appendice omis.]

[7]                Compte tenu de ces instructions, il était, en toute déférence, du moins en ce qui a trait à la preuve portant sur la mention de la photographie, manifestement déraisonnable de la part du tribunal de rejeter sommairement de la manière qu'il l'a fait la preuve selon laquelle l'agente avait dit au demandeur qu'il n'était pas nécessaire de lui relater toute l'histoire et c'était la raison pour laquelle elle n'a pas inscrit tout ce qu'il a déclaré. Je conviens que l'agression dont M. Sawyer a été victime était un élément central de sa demande, mais qu'elle ne pouvait alors pas être considérée comme l'établissement du fondement de cette demande. Il était donc raisonnable de s'attendre à ce que M. Sawyer rapporte cet événement et à ce que l'agente l'inscrive dans ses notes. Toutefois, le tribunal a accepté qu'il avait été battu, mais il a conclu que cet événement était le résultat d'une simple activité criminelle. Parce qu'il a jugé que M. Sawyer n'avait pas parlé de la photographie à l'agente d'immigration, le tribunal a inféré que son témoignage au sujet de la photographie à l'audience constituait [traduction] « une tentative de rehausser sa demande d'asile et de donner une raison expliquant pourquoi il serait particulièrement pris à partie en Sierra Leone aujourd'hui » . En concluant que ce témoignage était un embellissement en vue d'établir un lien avec un motif de la Convention, le tribunal a oublié que l'agente d'immigration avait inscrit dans ses notes que M. Sawyer lui avait dit que les difficultés qu'il avait éprouvées en Sierra Leone étaient attribuables aux liens d'amitié que son oncle entretenait avec l'ancien chef d'état-major de la Défense de l'armée sierra-léonienne, Max Kangah. Il s'agit d'une déclaration antérieure claire se rapportant au lien avec un motif de la Convention qui fait que le tribunal a commis une erreur en concluant que cette allégation était un embellissement récent.


[8]                Les conclusions du tribunal en ce qui concerne les deux autres incompatibilités ne sont pas, à mon sens, manifestement déraisonnables. Toutefois, dans des circonstances où le tribunal a commis des erreurs donnant matière à révision relativement à deux des quatre incompatibilités sur lesquelles il a fondé sa décision, je conclus qu'une appréciation appropriée de la preuve aurait bien pu l'amener à tirer une conclusion différente relativement à la crédibilité de la preuve de M. Sawyer. On ne peut pas dire que les erreurs commises par le tribunal sont sans importance dans sa décision.

[9]                En ce qui a trait maintenant à la conclusion du tribunal relativement à la protection de l'État, il faut souligner qu'il avait à sa disposition une communication du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), portant la date du 9 mai 2002, intitulée « Sierra Leone - Return of Rejected Asylum Seekers » , dans laquelle il est précisé ce qui suit :

[traduction]

Opération de rapatriement volontaire facilité

Le HCR continue de faciliter les opérations de rapatriement volontaire entreprises comme des opérations d'urgence en décembre 2000 et en février 2002 dans le but d'évacuer les réfugiés de la Guinée et du Libéria respectivement en raison d'une détérioration de la sécurité dans leur pays d'asile. Quoique la situation au Libéria soit encore précaire, les opérations de rapatriement volontaire se sont depuis stabilisées en des opérations plus normalisées visant un retour en toute sécurité et dignité. De plus, le rapatriement facilité à partir d'autres pays d'asile en Afrique occidentale a commencé. En facilitant le rapatriement volontaire, le HCR aide les réfugiés qui ont de manière libre et éclairée pris la décision de rentrer.


Il importe de souligner par ailleurs que le HCR n'a pas encore commencé à promouvoir le rapatriement volontaire, ce qu'il entend faire une fois qu'il aura été satisfait aux deux critères suivants : la stabilité après la tenue d'élections libres et justes et la sécurité dans tout le pays pour permettre aux personnes déplacées à l'intérieur du pays de se rétablir et aux rapatriés de se rendre directement dans la région où ils habitaient au lieu de transiter par les sites temporaires. Si une paix et une stabilité durables s'installent après la tenue des élections, le HCR annoncera la date à laquelle le rapatriement volontaire promu commencera, probablement après la saison des pluies à la fin de 2002.

[...]

Retour des demandeurs d'asile refusés

À la lumière de ce qui précède et compte tenu des leçons tirées du passé dans des conditions aussi volatiles, le HCR croit qu'il est trop tôt pour conclure que la situation en Sierra Leone s'est rétablie au point de justifier le retour des demandeurs d'asile refusés. Par conséquent, le HCR est d'avis que les États devraient encore éviter de renvoyer dans leur pays d'origine les Sierra-Léoniens qui se sont vu refuser l'asile jusqu'à ce qu'il commence à promouvoir le rapatriement volontaire. Si une paix et une stabilité durables s'installent après la tenue des élections, le HCR annoncera la date à laquelle le rapatriement volontaire promu commencera, probablement après la saison des pluies à la fin de 2002. [Non souligné dans l'original.]

À la date de l'audition par le tribunal, le HCR n'avait pas encore annoncé de date pour le début du rapatriement volontaire promu.

[10]            Le critère applicable à l'égard d'une crainte fondée de persécution exige que le demandeur établisse qu'il a des motifs sérieux de craindre d'être persécuté, à savoir une « possibilité sérieuse » de persécution : Adjei c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1989), 7 Imm. L.R. (2d) 169 (C.A.F.). Compte tenu du fait que le HCR était d'avis que le renvoi des demandeurs d'asile refusés n'était pas encore justifié et du fait que le demandeur n'avait qu'à établir une possibilité sérieuse de persécution, une preuve et une analyse convaincantes étaient nécessaires pour conclure que la situation en Sierra Leone permettait le renvoi de M. Sawyer.


[11]            En toute déférence, la preuve citée et l'analyse faite par le tribunal étaient insuffisantes pour justifier sa conclusion quant à la protection de l'État. Même si le tribunal a estimé que le rapport du HCR comportant des éléments contradictoires, les opérations de rapatriement volontaire facilité par le HCR étaient, en règle générale, celles entreprises comme des opérations d'urgence pour évacuer les réfugiés en raison d'une détérioration de la sécurité dans leur pays d'asile. Comme le HCR l'a souligné, avant de commencer à promouvoir le rapatriement volontaire, il faudra que la stabilité soit revenue après la tenue d'élections libres et justes et que la sécurité soit rétablie dans tout le pays.

[12]            Le tribunal s'est appuyé sur les documents suivants pour conclure à l'existence d'une protection étatique suffisante :

1. Un document d'information, intitulé « The Jury Is Still Out » , publié par Human Rights Watch qui, selon le tribunal, soulignait que, même si la paix demeurait fragile à l'égard de certains aspects, il y avait de bonnes raisons d'être optimiste.

2. Le rapport préparé en 2002 par le Département d'État américain à propos duquel le tribunal a noté qu'il affirmait que le gouvernement avait la situation en main au pays, que le programme de désarmement et de démobilisation des insurgés était terminé et que la force de maintien de la paix des Nations Unies composée d'environ 17 500 casques bleus devait être graduellement retirée d'ici 2005.


3. Le Human Rights Watch World Report de 2003 qui, selon le tribunal, signalait que les groupes de défense des droits de la personne étaient autorisés à commencer les opérations à l'extérieur de Freetown et qu'il y avait eu une amélioration remarquable dans les perspectives de paix, de sécurité et de respect des droits de la personne.

4. Des communiqués de presse du Human Rights Watch qui indiquaient que des accusations avaient été portées relativement à des crimes de guerre contre l'humanité et à des violations du droit international en matière de droits de la personne et qu'un tribunal spécial avait été constitué.

[13]            Le tribunal n'a pas présenté d'analyse de ces renseignements dans les motifs de sa décision ni établi de fondement à la conclusion selon laquelle, malgré la position adoptée par le HCR, les éléments de preuve étaient insuffisants pour établir une crainte fondée de persécution à Freetown. Une analyse plus détaillée des éléments de preuve contradictoires relativement à un changement de situation était nécessaire afin de conclure à bon droit que le changement observé dans la situation qui régnait au pays était suffisamment important et apparent pour qu'il n'y ait aucune crainte fondée de persécution.

[14]            Même s'il s'est appuyé sur le fait que M. Sawyer avait de la famille à Freetown et sur le fait que le HCR n'avait pas mentionné que cette ville était peu sûre, le tribunal n'a pas soulevé lors de l'audience la question de la possibilité d'un refuge intérieur à Freetown.

[15]            Pour ces motifs, la preuve et l'analyse du tribunal ne corroboraient pas la conclusion selon laquelle la Sierra Leone offrait une protection étatique suffisante.

[16]            Il s'ensuit que la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et que la décision du tribunal sera annulée.

[17]            Les avocats ont demandé la possibilité de présenter des observations relativement à la certification d'une question à la réception des présents motifs. Par conséquent, l'avocate du ministre disposera de sept jours à partir de la date de réception des présents motifs pour faire signifier et déposer toute correspondance demandant la certification d'une question. L'avocat du demandeur disposera ensuite de sept jours pour faire signifier et déposer sa réponse, après quoi l'avocate du ministre aura quatre jours pour faire signifier et déposer toute observation en réponse. Après examen des observations des parties, une ordonnance accueillant la demande de contrôle judiciaire et tranchant la question de la certification sera délivrée.

[18]            Si le ministre n'entend pas proposer de question à certifier, la Cour apprécierait recevoir un avis à cet effet.

                                                                                                                         « Eleanor R. Dawson »              

                                                                                                                                                     Juge                              

Ottawa (Ontario)

Le 29 juin 2004

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 IMM-5645-03

INTITULÉ :                                                                ARMAND OTAADO SAWYER

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET                                                                      DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          WINNIPEG (MANITOBA)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 16 JUIN 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                           LA JUGE DAWSON

DATE DES MOTIFS :                                               LE 29 JUIN 2004

COMPARUTIONS :

David Matas                                                                  POUR LE DEMANDEUR

Kim Shane                                                                    POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat                                                              POUR LE DEMANDEUR

Winnipeg (Manitoba)

Morris Rosenberg                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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