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Date : 20050217

Dossier : T-1519-02

Référence : 2005 CF 257

Ottawa (Ontario), le 17 février 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

ENTRE :

ANDREW MARK MARSHALL, LASCELLES MARSHALL

et BEVERLY MARSHALL

                                                                                                                                          demandeurs

                                                                             et

                                                          SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                        défenderesse

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                La défenderesse a déposé, en application des paragraphes 213(2) et 216(1) des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, une requête en jugement sommaire rejetant l'action des demandeurs au motif qu'elle ne révèle aucune question véritable à trancher. Subsidiairement, la défenderesse invite la Cour à tirer les conclusions de fait et de droit qui s'imposent au vu de la preuve et à lui accorder un jugement sommaire en application du paragraphe 216(3).

[2]                Andrew Marshall, né en Jamaïque, vit au Canada depuis sa prime jeunesse. Ses parents, Lascelles et Beverly Marshall, sont citoyens canadiens. La famille Marshall a intenté le 21 septembre 2002 une action en vue d'obtenir un jugement déclaratoire affirmant que Andrew Marshall est lui aussi un citoyen canadien. Les parents Marshall demandent aussi à la défenderesse des dommages-intérêts pour négligence parce qu'elle n'a pas délivré un certificat de citoyenneté au nom de leur fils Andrew.

[3]                Andrew Marshall, né en décembre 1967, est venu vivre avec ses parents au Canada en 1972. Sa mère, Beverly Marshall, a immigré au Canada en 1969 et obtenu la citoyenneté canadienne en 1977. Lascelles Marshall est arrivé en 1970 et a obtenu sa citoyenneté en 1976.

[4]                Durant les années 1980 et 1990, Andrew Marshall a été reconnu coupable de plusieurs infractions criminelles graves, et des mesures ont été prises, dès 1993, en vertu de l'ancienne Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2, pour que soit délivré contre lui un certificat attestant qu'il est un danger pour le public et pour qu'il soit renvoyé du Canada. Pour des raisons dont le dossier ne fait pas état, les mesures en question n'ont véritablement eu de suite qu'en 2000. Une enquête de dangerosité a débuté cette année-là en vertu de l'ancienne loi. Elle n'était pas achevée avant l'entrée en vigueur de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, mais la procédure s'est poursuivie selon cette loi afin de savoir si M. Marshall remplissait le critère de l'interdiction de territoire énoncé au paragraphe 36(1).

[5]                Le 9 octobre 2002, une demande d'injonction provisoire visant à empêcher le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration de continuer la procédure d'interdiction de territoire a été rejetée par le juge O'Keefe pour cause d'incompétence. Le 5 décembre 2002, la juge Dawson faisait droit en partie à la demande de détails présentée par la défenderesse, mais rejetait une requête en radiation de la demande de jugement déclaratoire parce que [traduction] « il n'était pas absolument certain » que ce recours n'était pas ouvert aux demandeurs dans la poursuite.

[6]                Des détails additionnels concernant la réclamation ont été communiqués le 6 janvier 2003, où il était allégué notamment que, en 1976, lorsque Lascelles Marshall avait présenté sa demande de citoyenneté, les agents de la citoyenneté n'avaient pas rempli avec exactitude les formulaires requis de manière à y inclure son fils et que, en 1977, les agents n'avaient pas informé Beverly Marshall qu'une demande distincte était nécessaire pour Andrew Marshall. Selon les détails communiqués, les agents auraient commis une lourde faute en ne remplissant pas, aux deux occasions, une demande de citoyenneté pour Andrew Marshall.


[7]                La procédure d'interdiction de territoire a repris en 2003 et une mesure de renvoi a été prononcée. Le contrôle judiciaire de cette décision a été autorisé, et, le 12 janvier 2004, le juge von Finckenstein faisait droit à la demande au motif que la Commission de l'immigration et du statut de réfugié n'avait pas exercé son pouvoir de dire si Andrew Marshall était ou non un citoyen canadien (2004 CF 34). Une seconde mesure de renvoi a été prononcée le 6 juillet 2004. Le 2 septembre 2004, une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision était rejetée par le juge Shore parce que le demandeur n'avait pas déposé un dossier de demande (IMM-6466-04).

[8]                À l'audition de la présente requête, les avocats ont admis que l'objectif des demandeurs, dans l'action qu'ils avaient intenté, est uniquement d'obtenir de la Cour un jugement déclaratoire affirmant que Andrew Marshall est un citoyen canadien, ce qui aurait pour effet de faire échouer les mesures prises par la défenderesse pour le renvoyer vers son pays d'origine. L'allégation de négligence est considérée par les demandeurs comme le moyen d'atteindre cet objectif. Ils ne cherchent pas véritablement à obtenir des dommages-intérêts.

[9]                Selon la défenderesse, aucune preuve ne soutient l'allégation de négligence, et cette allégation est, en tout état de cause, prescrite. Aucune demande de citoyenneté n'a jamais été remplie pour Andrew Marshall, et il n'aurait pas pu, en droit, figurer dans les demandes de ses parents selon la loi qui régissait l'attribution de la citoyenneté à l'époque. Il n'est donc pas aujourd'hui, ni n'a jamais été, un citoyen canadien. La défenderesse affirme aussi que la Cour n'a pas compétence pour déclarer qu'Andrew est un citoyen canadien puisque ce pouvoir est réservé exclusivement à la Couronne.


[10]            Les demandeurs font valoir que, si l'action se solde par un procès, ils pourraient être en mesure de prouver que c'est la négligence flagrante des fonctionnaires de la défenderesse qui fait qu'aucune demande de citoyenneté n'a été traitée pour Andrew. Ils affirment que, si une telle négligence flagrante peut être établie, alors la Cour doit avoir le pouvoir de rectifier l'erreur rétroactivement. Aucun précédent n'est signalé par les demandeurs au soutien de cette affirmation.

[11]            Les parties ont déposé une preuve par affidavit et il y a eu contre-interrogatoire sur les affidavits, ainsi qu'interrogatoire préalable et production de documents. Selon la défenderesse, la Cour est en possession d'une preuve suffisante pour déterminer les faits pertinents, et aucune preuve additionnelle importante ne pourrait être découverte avant le procès, ou produite au procès. La présente affaire n'est pas assimilable aux circonstances de l'arrêt Trojan Technologies, Inc. c. Suntec Environment Inc. [2004] A.C.F. no 636, 2004 (C.A.F.) 140, une affaire caractérisée par de graves questions de crédibilité et par des divergences factuelles qu'il fallait résoudre. Par conséquent, d'affirmer la défenderesse, l'action ne devrait pas aboutir à un procès, et un jugement sommaire devrait être prononcé en sa faveur.

POINTS LITIGIEUX

[12]            1. La défenderesse a-t-elle établi qu'il n'existe aucune question véritable à trancher en ce qui a trait :

a) à l'allégation de négligence;

b) à la demande de jugement déclaratoire?


2. À supposer qu'il y ait une question véritable à trancher, la Cour est-elle en mesure, compte tenu de l'ensemble de la preuve, d'établir les faits nécessaires pour statuer sur les questions de fait et de droit?

Y a-t-il une question véritable à trancher?

[13]            Les demandeurs allèguent qu'Andrew figurait dans les demandes de citoyenneté présentées par ses parents durant les années 1970 et, si la citoyenneté canadienne ne lui a pas été accordée ou n'a pas été consignée en sa faveur à l'époque, c'est entièrement en raison de la négligence de la défenderesse. Ils prétendent aussi que leur action n'est pas prescrite parce que ce n'est qu'en 2000 qu'ils ont eu connaissance du problème que posait la citoyenneté d'Andrew, et la présente action a été intentée en septembre 2002.


[14]            Dans son témoignage, Lascelles Marshall a dit que, pour obtenir un emploi permanent de charpentier dans une base militaire, emploi pour lequel il fallait être citoyen canadien, il avait présenté une demande de citoyenneté le 30 juin 1976, à Toronto (Ontario). Il affirme avoir emporté avec lui à l'entrevue le passeport et des photographies d'Andrew, pour les joindre à sa demande. En contre-interrogatoire, il a dit qu'il avait emporté avec lui les documents d'Andrew environ une semaine plus tard car il devait revenir avec une photographie de lui-même. Lascelles Marshall avait payé le droit requis pour un demandeur adulte célibataire, et aucun droit additionnel pour des enfants mineurs à charge. M. Marshall affirme aussi dans son affidavit que, après avoir obtenu sa citoyenneté, son épouse a fait figurer Andrew dans sa demande l'année suivante.

[15]            Sur la microcopie de la demande de citoyenneté présentée par Lascelles Marshall, Andrew est indiqué avec deux autres enfants comme nés en dehors du Canada. Sur le formulaire, ils étaient tous mentionnés comme « résidents de la Jamaïque » . Lascelles dit que cette mention sur le formulaire était inexacte en ce qui concerne Andrew puisqu'il avait obtenu le droit d'établissement plusieurs années auparavant et qu'il vivait avec sa famille à Toronto. Deux demi-frères ou demi-soeurs sont restés en Jamaïque. Sous les noms des trois enfants, il y avait la mention « présentera une demande plus tard » . Lascelles a déclaré durant son interrogatoire préalable qu'il se souvenait d'avoir entendu l'agent de citoyenneté lui dire qu'Andrew pouvait présenter une demande n'importe quand durant sa minorité. Lorsque Lascelles a reçu son certificat, il ne s'est pas inquiété de n'en voir aucun pour Andrew car il présumait qu'Andrew était englobé dans le sien.

[16]            Lascelles a dit aussi dans son témoignage que c'est en juin ou juillet 1999 qu'il s'est rendu compte que la citoyenneté d'Andrew posait une difficulté, lorsque lui et son épouse avaient surpris une conversation téléphonique entre Andrew et un agent d'immigration. En août 2000, ils ont demandé, par l'entremise du mécanisme fédéral d'accès à l'information, les documents qui avaient été produits avec leurs demandes d'établissement et de citoyenneté. Certains documents n'ont pas été trouvés, notamment les documents attestant le droit d'établissement de Lascelles.


[17]            Beverly Marshall affirme dans son affidavit qu'elle croyait que son fils était compris dans sa demande de citoyenneté d'avril 1977. Durant son contre-interrogatoire, Beverly a déclaré que, lorsque son mari avait reçu son certificat de citoyenneté en septembre 1976, ils avaient tous deux remarqué qu'il n'y avait pas de certificat pour Andrew, mais avaient présumé que c'était parce qu'il était enfant et ne pouvait pas signer lui-même sa demande. Lorsqu'elle avait reçu son propre certificat, elle avait de nouveau remarqué qu'il n'y avait aucune mention d'Andrew et avait de nouveau présumé que c'était parce qu'il était enfant, en se fondant sur ce que lui avaient dit d'autres immigrants.

[18]            Mme Marshall affirme qu'elle s'est aperçue en 1999 que le statut de son fils au regard de la citoyenneté était incertain à la suite de l'appel téléphonique qu'Andrew avait reçu en 1999 et, d'une manière plus radicale, en 2000, lorsque la famille avait reçu des copies de documents du ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration et que les procédures avaient été engagées en vue d'obtenir un certificat de dangerosité et une mesure de renvoi.


[19]            Andrew Marshall dit qu'il avait toujours cru qu'il était un citoyen canadien. Il dit qu'il a été interrogé par une agente d'immigration, Tammy McKnight, en juillet 1994, alors qu'il était incarcéré, mais qu'il n'a jamais été catégoriquement informé qu'il n'était pas un citoyen canadien. En 1997, alors qu'il était en détention et qu'il attendait d'être placé, un rapport de l'établissement avait été déposé, qui mentionnait qu'il était susceptible de renvoi en vertu de l'ancienne Loi sur l'immigration. M. Marshall dit qu'il a contesté ce rapport, et une case à cocher, dans un document ultérieur reçu du Service correctionnel du Canada (le SCC), indique qu'il ne peut pas être renvoyé. Le même document porte la mention « non canadien » pour la citoyenneté de M. Marshall. En 1999, il a de nouveau été contacté par un agent d'immigration. Il dit que c'est à ce moment-là que lui et ses parents ont commencé à s'interroger sur son statut de citoyen canadien et ont décidé de consulter un avocat.

[20]            Une lettre de Rosemarie Redden, directrice de l'examen des dossiers de citoyenneté à Citoyenneté et Immigration Canada (lettre déposée comme pièce par la défenderesse) précise qu'aucun des enfants énumérés dans les demandes de citoyenneté de Lascelles et Beverly Marshall n'a obtenu un certificat de naturalisation ou de citoyenneté.


[21]            Olga Pankiw, une gestionnaire de Citoyenneté et Immigration travaillant à Mississauga (Ontario), a été soumise à un interrogatoire préalable par les demandeurs concernant les procédures qui étaient suivies pour les demandes de citoyenneté en 1976 et 1977. Elle était superviseur auprès du ministère de la Citoyenneté (sa désignation à l'époque) à Toronto durant ces années-là et conduisait des entrevues avec les demandeurs de citoyenneté. Elle a dit que l'information figurant sur les formulaires était vérifiée avec le demandeur de citoyenneté au moment où les formulaires étaient remplis. En signant les formulaires, les demandeurs de citoyenneté affirmaient sous serment que le contenu du formulaire était exact. Mme Pankiw a déclaré que les demandeurs ayant des enfants mineurs devaient préciser s'ils présentaient une demande pour les enfants ou s'ils présenteraient une demande en ce sens plus tard. Elle a indiqué les droits qui étaient payables pour la demande et les certificats.

[22]            La loi qui régissait la citoyenneté lorsque Lascelles Marshall avait présenté sa demande, en l'occurrence la Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1970, ch. 33, a été abrogée et remplacée par la Loi sur la citoyenneté, L.C. 1974-75-76, ch. 108, avant la demande de Mme Marshall. La nouvelle loi ne change rien selon moi au fond de cette requête ou au fond de l'action.


[23]            L'agente d'immigration Tammy McKnight a écrit dans son affidavit qu'elle avait envoyé à Andrew Marshall, à l'adresse de ses parents à Calgary, en octobre 1993, une lettre recommandée, dont un double a été produit comme preuve, et que Beverly Marshall en avait accusé réception. Mme Marshall a reconnu durant son contre-interrogatoire que la lettre lui avait été remise. La lettre informait Andrew Marshall qu'il semblait susceptible de faire l'objet d'un rapport en vertu de la Loi sur l'immigration et l'invitait à communiquer des renseignements, notamment sur son casier judiciaire et sur sa citoyenneté. Mme McKnight affirme qu'elle a visité Andrew Marshall en prison en juillet 1994 et qu'il a reconnu avoir reçu sa lettre. Elle avait inscrit dans ses notes relatant l'entretien qu'il lui avait dit qu'il n'était pas un citoyen canadien, qu'il n'était pas sûr d'avoir demandé la citoyenneté et qu'il détenait un passeport jamaïcain valide. M. Marshall nie avoir fait ces déclarations à l'agente McKnight, bien qu'il admette la rencontre. Le 21 septembre 1999, Mme McKnight a mené un autre entretien avec Andrew Marshall, en la présence de son avocat, et c'est alors qu'elle lui a demandé une copie de son passeport. Son passeport jamaïcain a ensuite été remis à Mme McKnight et a été joint aux documents divulgués par la défenderesse dans cette action.

L'allégation de négligence

[24]            La cause d'action des demandeurs découle d'actes de négligence qui auraient été commis à Toronto et à Ottawa (Ontario) en 1976 et 1977. L'article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, prévoit que les lois provinciales sur la prescription s'appliquent aux poursuites engagées contre l'État lorsque la cause d'action a pris naissance dans une province. L'article 39 de la Loi sur les Cours fédérales prévoit elle aussi que les lois provinciales sur la prescription s'appliquent à toute instance introduite devant la Cour fédérale lorsque la cause d'action a pris naissance dans une province.


[25]            L'action des demandeurs a été déposée le 17 septembre 2002. Comme le présumé fait générateur est survenu dans des bureaux fédéraux en Ontario, les parties admettent que la loi provinciale applicable concernant la prescription est la Loi sur la prescription des actions de l'Ontario, L.R.O. 1990, ch. L.15 (abrogée et remplacée en 2002). L'alinéa 45(1)g) de la Loi sur la prescription des actions prévoit que les actions en responsabilité civile se prescrivent par six ans. La défenderesse s'appuie aussi sur la Loi sur l'immunité des personnes exerçant des attributions d'ordre public (la Loi sur l'immunité), L.R.O. 1990, ch. P.38. Lorsque le présumé fait générateur était la négligence ou la faute commise par un fonctionnaire dans l'exercice de ses fonctions, l'article 7 de la Loi sur l'immunité abrégeait le délai de prescription en le ramenant à six mois.

[26]            Le délai de prescription applicable commence à courir lorsque les faits matériels à l'origine de la cause d'action sont connus : Peixero c. Haberman, [1997] 3 R.C.S. 549.

[27]            Andrew Marshall fait valoir que, bien qu'il ait été contacté à l'origine en 1993 par les autorités de l'immigration et qu'il ait rencontré l'agente McKnight en 1994, on ne lui a jamais dit clairement que son statut de citoyen canadien était incertain. Il dit que les autorités n'ont jamais tenté d'éclaircir cette affaire durant son incarcération et que l'administration lui a par la suite donné des signaux contradictoires qui l'ont amené à croire que tout cela n'avait été qu'une méprise. Les signaux en question étaient le document du SCC susmentionné et le fait que Élections Canada l'avait autorisé à voter. Il prétend par conséquent qu'il n'a su véritablement que son statut au regard de la citoyenneté était incertain que lorsque des procédures ont été engagées en 2000, encore une fois durant son incarcération, en vue d'un rapport attestant qu'il était un danger pour le public, et il soutient que le délai de prescription, en ce qui le concerne, devrait courir à partir de cette date.


[28]            Les demandeurs affirment que l'incompatibilité entre le témoignage d'Andrew Marshall et celui de l'agente McKnight doit être réglée au procès. Il ressort clairement de la jurisprudence que les questions sérieuses touchant la crédibilité ne doivent pas être tranchées au moyen de requêtes en jugement sommaire : Succession MacNeil c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien) [2004] A.C.F. no 201, 2004 CAF 50; Trojan Technologies, précité.

[29]            Selon moi, la preuve ne permet pas de douter qu'Andrew Marshall ait été informé en 1993 par lettre, et de nouveau au cours d'une entrevue personnelle en 1994, que son statut de citoyen canadien était incertain et qu'il courait le risque d'être renvoyé en raison de ses activités criminelles. L'agente McKnight a consigné des notes détaillées de l'entretien de 1994, au moment de cet entretien. Le compte rendu qu'elle fait de cette rencontre est à mon avis irrécusable. Andrew Marshall a décidé de ne pas réagir à ce moment-là et il ne peut exciper aujourd'hui de son incurie délibérée pour faire reconnaître une date ultérieure de constat du fait générateur du préjudice. Par conséquent, s'il existe un fondement sur lequel Andrew Marshall peut déposer une action contre la défenderesse pour la négligence présumée de ses agents en 1976 et 1977, cette action est éteinte par la prescription, qu'il s'agisse de la prescription de six ans établie dans la Loi sur la prescription des actions de l'Ontario, ou de la prescription de six mois prévue par la Loi sur l'immunité. Puisqu'elle est prescrite, l'action en responsabilité civile déposée par M. Marshall doit être rejetée par jugement sommaire : Riva Stahl GmbH c. Combined Atlantic Carriers GmbH (1999) 243 N.R. 183 (C.A.F.).

[30]            Lascelles et Beverly Marshall ont dit qu'ils n'ont eu connaissance du problème de leur fils que le jour où ils ont surpris sa conversation téléphonique avec l'agente d'immigration en 1999 et qu'ils n'ont vraiment pris la mesure de la situation qu'en 2000. Mme Marshall a dit qu'elle n'avait pas lu la lettre reçue par son fils en 1993 et qu'on ne lui avait jamais dit que la citoyenneté canadienne de son fils était incertaine. M. et Mme Marshall font donc valoir que, en ce qui les concerne, la date de constat du fait générateur du préjudice serait, dans le pire des cas, la date à laquelle l'agente McKnight avait téléphoné à leur fils, soit le 21 septembre 1999. L'action a été déposée le 21 septembre 2002. À ce titre, elle serait donc recevable puisque déposée à l'intérieur du délai de six ans prévu par la Loi sur la prescription des actions de l'Ontario, mais ne le serait pas si l'on s'en tient à la prescription de six mois fixée par la Loi sur l'immunité.


[31]            M. et Mme Marshall soutiennent que la Loi sur l'immunité n'est pas applicable à leur réclamation, mais ils ne m'ont présenté aucun argument logique justifiant une telle conclusion. Dans la décision Kelly c. Canada (1994) 80 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.), à la page 11, la juge Reed écrivait que la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif était censée mettre fin à l'ancienne immunité spéciale de l'État. Selon elle, l'article 7 de la Loi sur l'immunité ne protégeait pas la Couronne contre les actes fautifs de ses fonctionnaires. Le juge Gibson est cependant arrivé à la conclusion inverse dans la décision Olympia Interiors Ltd. c. Sa Majesté la Reine, [1993] 2 C.T.C. 126 (décision confirmée par la Cour d'appel fédérale sans que cette question soit évoquée, [1994] A.C.F. no 716). Le juge Gibson avait toutefois refusé de faire droit à la requête en jugement sommaire en raison de graves accusations de poursuite abusive, accusations qui, une fois établies, rendraient inapplicables le délai de prescription. Il semble que la décision Kelly est l'unique précédent où la Cour fédérale ait jugé que la Loi sur l'immunité ne limite pas la responsabilité de l'État fédéral. La décision Olympia Interiors a quant à elle été suivie dans la décision Collie Wollen Mills Ltd. c. Canada (1996) 107 F.T.R. 93 (C.F. 1re inst.) et dans la décision Scottish & York Insurance Co. c. Canada [1998] A.C.F. no 18.

[32]            Dans l'arrêt Al's Steak House and Tavern Inc. c. Deloitte & Touche [1997] O.J. No. 3046, la Cour d'appel de l'Ontario a expressément récusé le raisonnement de la juge Reed, en estimant que la Couronne fédérale pouvait, dans une action fondée sur la négligence alléguée de ses fonctionnaires, invoquer l'article 7 de la Loi sur l'immunité.

[33]            Je suis convaincu que le délai de prescription prévu dans la Loi sur l'immunité des personnes exerçant des attributions d'ordre public de l'Ontario est applicable aux présumés actes de négligence commis par les fonctionnaires de la défenderesse, et l'action intentée par les Marshall est donc, pour ce motif, éteinte par la prescription.

[34]            Même si je devais conclure que la loi ontarienne n'a pas pour effet de limiter le délai à l'intérieur duquel une action pouvait être intentée par M. et Mme Marshall, j'ai énormément de difficulté à admettre qu'ils sont fondés à demander réparation à la défenderesse parce qu'elle n'a pas accordé la citoyenneté à Andrew Marshall en 1976 et 1977.


[35]            M. et Mme Marshall se sont donné un mal fou, de bonne foi, pour tenter de trouver des éléments de preuve appuyant le droit de leur fils à la citoyenneté canadienne. Ils font valoir que, si l'affaire devait être jugée en bonne et due forme dans un procès, ils pourraient encore découvrir des éléments montrant que la demande d'Andrew a été égarée ou mal acheminée. Ils allèguent que l'incapacité de la défenderesse à trouver certains des documents attestant le droit d'établissement de M. Marshall confirme que la demande d'Andrew a dû être égarée et que la preuve de la négligence de la défenderesse peut encore être découverte. À mon avis, tout cela est pure conjecture et n'a aucun fondement, au vu de la preuve. Bien au contraire, la preuve appuie la position de la défenderesse, pour qui aucune demande de citoyenneté n'a jamais été faite au nom d'Andrew par son père ou par sa mère. Aucune demande de certificat n'a jamais été présentée pour Andrew, et le droit requis n'a jamais été payé à cette fin par l'un ou l'autre de ses parents.


[36]            Pour qu'il y ait responsabilité civile, il faut qu'il y ait manquement à une obligation de prudence qui résulte d'un risque prévisible et déraisonnable de préjudice pour une personne par suite de l'action ou de l'omission d'une autre. À mon avis, les demandeurs n'ont pas prouvé que la défenderesse avait envers M. et Mme Marshall l'obligation de veiller à ce qu'une demande de citoyenneté faite au nom d'Andrew Marshall soit menée à bonne fin en 1976, ou de nouveau en 1977. Cette obligation incombait plutôt aux parents d'Andrew, ses tuteurs, ou, lorsqu'Andrew est devenu majeur, à Andrew lui-même. Il n'y avait non plus aucun risque prévisible ou déraisonnable de préjudice pour Andrew à l'époque, puisqu'une demande de citoyenneté aurait pu être faite n'importe quand, en son nom, par ses parents, tant qu'il était mineur, et par lui-même pendant sa majorité. C'est sa propre conduite qui a mis cet objectif hors de son atteinte.

[37]            Aux fins de cette requête, il ne suffit pas aux demandeurs de dire que des preuves additionnelles ou meilleures seront présentées ou pourront être présentées au procès alors qu'ils ne sont pas en mesure de réfuter aujourd'hui l'argument de la défenderesse selon lequel il n'y a aucune question sérieuse à trancher. Selon moi, la défenderesse a rempli son obligation d'établir qu'il n'y a aucune question sérieuse à trancher pour ce qui concerne la négligence qui lui est imputée.

La demande de jugement déclaratoire


[38]            J'accepte l'argument de la défenderesse selon lequel, aux dates pertinentes dans la présente instance, il n'était pas possible en droit d'inclure un enfant mineur dans la demande de citoyenneté d'un adulte et que tant la Loi sur la citoyenneté entrée en vigueur en 1977 que la loi qui l'avait précédée, en l'occurrence la Loi sur la citoyenneté canadienne, en vigueur en 1976, exigeaient qu'une demande distincte soit présentée pour chaque personne née à l'étranger qui n'était pas à sa naissance l'enfant d'un citoyen canadien. Les demandeurs ne m'ont signalé aucune disposition législative ni aucun précédent qui permettrait à la Cour d'arriver à une conclusion contraire. Aucune demande n'a jamais été faite par Andrew Marshall ni en son nom, et cette conclusion suffit donc, selon moi, à disposer de la demande de jugement déclaratoire.

[39]            La défenderesse a aussi fait valoir que le redressement sollicité par les demandeurs n'existe pas en droit parce qu'il ne peut être accordé que par le ministre, agissant seul ou sur la recommandation d'un juge de la citoyenneté, et qu'il dépasse donc la compétence de la Cour. Les demandeurs n'ont pas abordé ce point dans leur argumentation.

[40]            Eu égard aux pièces produites dans cette requête, je suis d'avis qu'il n'y a aucune question sérieuse à trancher en ce qui a trait à la demande de jugement déclaratoire dans cette action. Il ne m'est pas nécessaire de décider si la Cour a ou non le pouvoir de déclarer qu'une personne a droit à la citoyenneté canadienne, à supposer que la preuve et les précédents autorisent une telle déclaration. En l'espèce, la preuve n'autorise pas une telle déclaration.

[41]            Je suis donc convaincu qu'il n'y a aucune question sérieuse à trancher en ce qui a trait à la réclamation des demandeurs, et, en application du paragraphe 216(1) des Règles, je fais droit à la requête en jugement sommaire présentée par la défenderesse, avec dépens.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE : La requête en jugement sommaire présentée par la défenderesse est accordée, et l'action des demandeurs est rejetée, avec dépens.

                                                                                                                          « Richard G. Mosley »           

                                                                                                                                                     Juge                          

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        T-1519-02

INTITULÉ :                                       ANDREW MARK MARSHALL,

LASCELLES MARSHALL et

BEVERLY MARSHALL

c.

SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :                EDMONTON (ALBERTA)

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 15 NOVEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :                     LE 17 FÉVRIER 2005

COMPARUTIONS :

Roxanne Haniff-Darwent                                                           POUR LES DEMANDEURS

Rick Garvin                                                                               POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ROXANNE HANIFF-DARWENT                                          POUR LES DEMANDEURS

Darwent Law Office

Calgary (Alberta)

JOHN H. SIMS, c.r.                                                                 POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

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