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Date : 19990415


Dossier : T-1100-98

ENTRE :

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

     DE L'IMMIGRATION,

     requérant,

     et

     CHIA WEN CHUANG,

     intimée.

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE GIBSON

[1]      Les présents motifs découlent d'une ordonnance en date du 30 mars 1998 par laquelle un juge de la citoyenneté a conclu que la requérante respectait les exigences énoncées à l'alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté1 en ce qui a trait à la résidence. L'intimée était physiquement présente au Canada au cours de 330 des 1 095 journées pendant lesquelles elle devait y résider durant la période de quatre ans précédant immédiatement le dépôt de sa demande de citoyenneté. La présente demande du requérant (le " ministre ") est fondée sur le paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté et sur la Règle 300c) des Règles de la Cour fédérale de 19982.

[2]      L'intimée est devenue résidente permanente du Canada le 15 octobre 1993. Elle avait présenté une demande d'admission à trois universités canadiennes afin de poursuivre ses études, mais ses trois demandes ont été rejetées. Dans les dix jours suivant la date à laquelle elle est devenue résidente permanente du Canada, l'intimée a quitté le pays pour poursuivre ses études.

[3]      Pendant la période au cours de laquelle elle a poursuivi ses études à l'étranger, l'intimée a vécu dans un logement pour étudiants. Elle est revenue régulièrement au Canada, à douze occasions, pour des périodes variant d'une journée à un maximum de 143 jours. Dans la plupart des cas, elle revenait au Canada pour des périodes relativement courtes. À chaque occasion, elle restait chez ses parents. Lorsqu'elle a terminé ses études et présenté sa demande de citoyenneté canadienne, elle est demeurée à la charge de ses parents.

[4]      L'intimée a obtenu bon nombre des avantages indiquant un engagement passif envers le Canada : un numéro d'assurance sociale, une carte d'assurance-maladie, un compte bancaire, une carte de bibliothèque et une chambre dans la maison de ses parents. Elle a laissé la plupart de ses biens au Canada et n'a apporté dans son logement que les articles dont elle avait besoin pendant les périodes où elle étudiait.

[5]      Dans l'arrêt Re Papadogiorkakis3, le juge Thurlow, alors juge en chef associé, s'est exprimé comme suit à la page 214 :

     Une personne ayant son propre foyer établi, où elle habite, ne cesse pas d'y être résidente lorsqu'elle le quitte à des fins temporaires, soit pour traiter des affaires, passer des vacances ou même pour poursuivre des études. Le fait que sa famille continue à y habiter durant son absence peut appuyer la conclusion qu'elle n'a pas cessé d'y résider. On peut aboutir à cette conclusion même si l'absence a été plus ou moins longue. Cette conclusion est d'autant mieux établie si la personne y revient fréquemment lorsque l'occasion se présente. Ainsi que l'a dit le juge Rand dans l'extrait que j'ai lu cela dépend [traduction] "essentiellement du point jusqu'auquel une personne s'établit en pensée et en fait, ou conserve ou centralise son mode de vie habituel avec son cortège de relations sociales, d'intérêts et de convenances, au lieu en question". [non souligné dans l'original]         

     Dans l'affaire Re Koo4, Madame le juge Reed s'est exprimée comme suit à la page 293 :

     La conclusion que je tire de la jurisprudence est la suivante: le critère est celui de savoir si l'on peut dire que le Canada est le lieu où le requérant "vit régulièrement, normalement ou habituellement". Le critère peut être tourné autrement: le Canada est-il le pays où le requérant a centralisé son mode d'existence ? [non souligné dans l'original]         

     Dans l'affaire Re Pourghasemi5, le juge Muldoon a formulé les commentaires suivants à la page 260 :

     Il est évident que l'alinéa 5(1)c) vise à garantir que quiconque aspire au don précieux de la citoyenneté canadienne ait acquis, ou se voit obligé d'acquérir, au préalable la possibilité quotidienne de " se canadianiser ". Il le fait en côtoyant les Canadiens. [non souligné dans l'original]         

[6]      Enfin, dans l'affaire Re Shang6, le juge Wetston s'est exprimé comme suit aux paragraphes 5 et 6 au sujet d'une situation factuelle qui s'apparentait à celle de la présente affaire :

     Peut-on dire que l'appelante est une personne qui, en pensée et en fait, a centralisé son mode de vie avec tout ce que cela comporte de relations sociales, d'intérêts et de commodités au Canada? La réponse à cette question est souvent très difficile dans les cas des étudiants. Toutefois, en l'espèce, malgré le fait que l'appelante a été une étudiante, je ne suis pas convaincu qu'elle ait effectivement établi sa résidence au Canada avant de décider de demander la citoyenneté canadienne. Je ne suis pas persuadé que la qualité de l'attachement de l'appelante pendant ses études et jusqu'à la date de sa demande de citoyenneté est telle qu'il y a lieu de qualifier le temps qu'elle a consacré aux études de période de résidence au Canada. À mon avis, payer des impôts, obtenir un numéro d'assurance sociale ou un permis de conduire sont des indices insuffisants de la poursuite agressive d'une intégration dans la collectivité et le mode de vie canadiens. La preuve en l'espèce établit plutôt que son attachement est davantage un attachement à sa famille, qui vit à Toronto, qu'un attachement au Canada en soi .         
     Il doit exister une certaine preuve d'un attachement au Canada; il ne suffit pas qu'il n'y ait aucun lien avec un autre pays. [non souligné dans l'original]         

[7]      À mon avis, les commentaires que le juge Wetston a formulés dans l'arrêt Re Shang résument assez bien l'essentiel de la règle précédemment établie dans la jurisprudence en ce qui a trait aux personnes qui arrivent au Canada en compagnie de leurs parents, qui quittent le pays à plus ou moins brève échéance pour poursuivre leurs études à l'étranger et qui reviennent régulièrement ici, sans que la preuve présentée au juge de la citoyenneté n'indique vraiment de leur part un attachement au Canada en soi plutôt qu'à la famille. Je suis convaincu que les remarques du juge Wetston s'appliquent de la même façon à l'intimée en l'espèce.


[8]      Voici comment le juge de la citoyenneté s'est exprimé dans sa décision :

     [TRADUCTION]                      
     ... bref, la requérante a fait tout ce que ferait un citoyen ou étudiant canadien poursuivant ses études en dehors du pays. Tout au long de cette période, l'endroit où l'étudiante a centralisé son mode d'existence, c'est-à-dire la demeure familiale, était le Canada.         

     À mon avis, la citation qui précède indique que le juge de la citoyenneté a mal interprété ou mal appliqué la jurisprudence que j'ai citée. Il ne suffit pas pour une personne qui veut devenir admissible à la citoyenneté canadienne pendant qu'elle étudie à l'étranger de faire tout ce que ferait un citoyen ou étudiant canadien poursuivant ses études en dehors du pays. La personne qui veut obtenir la citoyenneté canadienne doit faire davantage. Elle doit démontrer un attachement au Canada suffisamment important pour mériter le droit à la citoyenneté canadienne. De plus, l'endroit où une personne a centralisé son mode d'existence n'équivaut pas à la " demeure familiale ". Un mode d'existence centralisé au Canada sous-entend un engagement manifeste envers le Canada ou, pour reprendre l'expression utilisée par le juge Muldoon, le fait de " se canadianiser ".

[9]      À mon sens, en énonçant le critère comme il l'a fait, le juge de la citoyenneté a commis une erreur susceptible de révision.

[10]      Pour les motifs exposés ci-dessus, je ferai droit à l'appel et j'annulerai la décision du juge de la Cour de la citoyenneté. À la demande des avocates, j'ordonnerai que l'affaire soit renvoyée pour nouvelle audition devant un autre juge de la citoyenneté à la lumière du dossier dont le juge de la citoyenneté a été saisi à moins que, dans les 60 jours suivant la date de ma décision, l'intimée avise le ministre qu'elle n'a pas l'intention de recommencer l'audition en l'espèce.

                             Frederick E. Gibson

                                     Juge

TORONTO (ONTARIO)

Le 15 avril 1999

Traduction certifiée conforme

Bernard Olivier, LL.B.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                  T-1100-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :          LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                         c.

                         CHIA WEN CHUANG

DATE DE L'AUDIENCE :          Le LUNDI 12 AVRIL 1999

LIEU DE L'AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DU JUGEMENT DU JUGE GIBSON

EN DATE DU :                  JEUDI 15 AVRIL 1999

ONT COMPARU :

                         M e Marianne Zoric

                             pour le requérant

                         M e Robin Seligman

                             pour l'intimée

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

                         M e Morris Rosenberg

                         Sous-procureur général du Canada

                             pour le requérant

                         M e Robin Seligman

                         Avocat

                         1000-33 Bloor Street

                         Toronto (Ontario)

                         M4W 3H1

                             pour l'intimée



                                              COUR FÉDÉRALE DU CANADA
                                              Date : 19990415
                                              Dossier : T-1100-98
                                         ENTRE :
                                              LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET
                                              DE L'IMMIGRATION,
                                              requérant,
                                              et
                                              CHIA WEN CHUANG,
                                              intimée.


MOTIFS DU JUGEMENT



__________________

     1      L.R.C. (1985), ch. C-29, et ses modifications.

     2      DORS#98-106.

     3      [1978] 2 C.F. 208 (C.F. 1re inst.).

     4      [1993] 1 C.F. 286 (C.F. 1re inst.).

     5      [1993] 19 Imm. L.R. (2nd) 259 (C.F. 1re inst.).

     6      [1998] A.C.F. no 112 (C.F. 1re inst.).

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