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Date : 20050525

Dossier : T-1459-97

Référence : 2005 CF 743

Ottawa (Ontario), le 25 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DANIÈLE TREMBLAY-LAMER

ENTRE :

                                                     ITV TECHNOLOGIES, INC.

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                            ET

                                                         WIC TELEVISION LTD.

                                                                                                                                      défenderesse

ET :

                                                       WIC TV AMALCO INC. et

                                         GLOBAL COMMUNICATIONS LIMITED

                                                                                                  demanderesses reconventionnelles

                                                                            ET

                                                     ITV TECHNOLOGIES, INC.

                                                                                                       défenderesse reconventionnelle

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                Dans l'ordonnance datée du 10 septembre 2003, la demande de radiation présentée par la demanderesse et défenderesse reconventionnelle ITV Technologies Inc. (ITV) a été rejetée avec dépens. La demande reconventionnelle présentée par la défenderesse et demanderesse reconventionnelle WIC Television Ltd./Global Communications Ltd (WIC) pour passing off (commercialisation trompeuse), contrefaçon de marque de commerce et dépréciation de l'achalandage attaché à des marques déposées a elle aussi été rejetée avec dépens.

[2]                À la suite de la décision et du rejet de l'appel relatif à la demande reconventionnelle, ITV a introduit la présente requête afin d'obtenir une ordonnance enjoignant à WIC de lui verser pour les dommages que lui a causés l'injonction provisoire du 25 novembre 1997 ayant entraîné la fermeture de son site Web une indemnité dont le montant sera déterminé dans le cadre d'un renvoi ou d'une instruction.

[3]                ITV sollicite également une ordonnance sur les dépens liés à la présente requête, ainsi qu'au renvoi ou à l'instruction ultérieurs.

ANALYSE

1. L'instance appropriée pour déterminer s'il convient de donner l'autorisation de donner suite à l'engagement


[4]                WIC soutient que la présente affaire devrait être soumise à la Cour à titre de continuation de l'instruction ou d'instruction d'un point litigieux, et non de renvoi. Selon WIC, la question de savoir s'il convient d'autoriser une partie antérieurement visée par une injonction à donner suite à l'engagement de payer des dommages-intérêts devrait être tranchée dans le cadre d'une instruction. En l'espèce, une ordonnance précédant l'instruction prévoyait que cette question devait être réglée après le jugement sur les questions en litige. Par ailleurs, les parties n'ont pas encore obtenu tous les documents ni tenu tous les interrogatoires préalables oraux au sujet de la question des dommages-intérêts résultant de l'injonction. WIC soutient qu'elle a droit à ces documents et interrogatoires, et qu'ils peuvent même mener à des admissions ou à une délimitation des questions opposant les parties.

[5]                ITV, par contre, laisse entendre qu'il y a déjà eu communication de documents et tenue d'interrogatoires préalables oraux au sujet de son droit de donner suite à l'engagement. Elle consentirait aussi à ce que l'on procède à un autre interrogatoire préalable au sujet des dommages-intérêts, comme il est indiqué dans les instructions qu'elle cherche à obtenir. Selon ITV, la tenue d'un autre interrogatoire préalable avant le début du renvoi ou de l'instruction équivaudrait à une recherche à l'aveuglette de la part de WIC et ne ferait qu'occasionner des délais plus longs et des dépenses inutiles.

[6]                Je suis d'accord avec ITV.


[7]                Dans son ordonnance datée du 7 novembre 2002, le protonotaire Hargrave a essentiellement prévu que la présente action se déroulerait en trois étapes. La première était une instruction sur le fond de la demande et de la demande reconventionnelle, tandis que la deuxième et la troisième devaient consister [Traduction] « au besoin, à déterminer s'il convient d'accorder à [ITV] l'autorisation de donner suite à l'engagement » et si « [ITV] a subi des dommages par suite de l'injonction provisoire » , respectivement.

[8]                La première étape est maintenant terminée et, malgré l'argument contraire de WIC, la présente requête est le moyen approprié de trancher la question de l'autorisation de donner suite à l'engagement. Comme l'explique clairement le juge Sharpe dans son texte intitulé Injunctions and Specific Performance, feuilles mobiles (Aurora (Ont.) : Canada Law Book Inc., 2004), à 2-39 : [Traduction] « la marche à suivre consiste pour la partie visée par l'injonction à demander au juge du procès une ordonnance prescrivant la tenue d'une enquête sur les dommages-intérêts que [cette partie] a subis » , citant, par exemple : Sherk c. Horwitz (1973), 39 D.L.R. (3d) 17 (H.C.J. Ont.) et Norstrant c. Drumheller (1920), 51 D.L.R. 373 (Section d'appel, C.S. Alb.). La décision John F. Renshaw (Canada) Inc. c. Captiva Investments Ltd. (1989), 70 O.R. (2d) 458 (H.C.J. Ont.) étaye également cet énoncé.


[9]                Dans le passé, les tribunaux ont refusé d'autoriser les parties à donner suite aux engagements relatifs aux dommages-intérêts lorsque l'instruction sur le fond n'avait pas encore eu lieu ou que les procédures n'étaient pas terminées (voir 746278 Ontario Ltd. c. Courtot (1989), 25 F.T.R. 281 (C.F. 1re inst.); Ordina Shipmanagement Ltd. c. Unispeed Group Inc. (1998), 161 F.T.R. 129 (C.F. 1re inst.)). Cependant, lorsqu'une action a été jugée au fond, comme c'est le cas en l'espèce, il est normal de solliciter la tenue d'une instruction ou d'un renvoi pour donner suite à l'engagement relatif aux dommages-intérêts (voir, p. ex., Ciba-Geigy Canada Limitée c. Novopharm Limitée (1999), 3 C.P.R. (4th) 405 (C.F. 1re inst.), conf. par 14 C.P.R. (4th) 491 (C.A.F.), affaire dans laquelle il y avait eu désistement de l'action principale).

[10]            Et pour cause : exiger une étape supplémentaire de communication de documents et d'interrogatoires préalables oraux, dont l'objet principal serait de savoir si la partie est même en droit de demander l'autorisation de donner suite à l'engagement, aurait pour seul effet d'occasionner inutilement d'autres délais et frais. ITV ne prétend pas qu'il n'y aura pas d'autre interrogatoire préalable sur la question des dommages-intérêts si la présente requête est accueillie. Au contraire, vu le critère relativement peu exigeant en vertu duquel l'autorisation est habituellement accordée et étant donné que WIC a déjà eu la possibilité de procéder à un contre-interrogatoire sur la preuve par affidavit, aucun autre interrogatoire au sujet du droit d'ITV de donner suite à l'engagement n'est requis.

[11]            Bref, il serait inefficace selon moi de procéder à une instruction pour décider si un renvoi ou une instruction sont nécessaires. Tel est précisément le but de la présente requête.

2. Autorisation de donner suite à l'engagement


[12]            La question de savoir s'il convient d'accorder l'autorisation de donner suite à l'engagement est affaire d'équité et relève entièrement de la discrétion de la Cour. Malgré tout, lorsque la partie qui a obtenu l'injonction n'a pas gain de cause à l'instruction, l'autorisation de donner suite à l'engagement s'ensuivra à moins d'une preuve de « circonstances spéciales » : voir Sharpe, op. cit., à 2-38ss, Vieweger Construction Co. Ltd. c. Rush & Tompkins Construction Ltd., [1965] R.C.S. 195, et Ciba-Geigy, précité. Il a été dit de cette exception fondée sur des « circonstances spéciales » qu'elle revêt un « caractère extraordinaire » : Nelson Burns & Co. c. Gratham Industries Ltd. (1987), 23 C.P.C. (2d) 279 (C.A. Ont.), autorisation d'appel devant de la C.S.C. refusée (1987), 88 N.R. 318n. Si l'octroi d'une autorisation de donner suite à un engagement relatif à des dommages-intérêts n'était pas la norme, le risque supporté par la partie ayant obtenu l'injonction serait considérablement réduit, indépendamment de son succès à l'instruction. Et la raison même pour laquelle un engagement est habituellement exigé est de répartir le risque entre les deux parties : voir Sharpe, op. cit., à 2-35.

[13]            WIC invoque plusieurs arguments à l'encontre de cette requête en vue d'obtenir l'autorisation de donner suite à l'engagement.

[14]            Premièrement, WIC soutient qu'il faudrait accorder peu de poids à la preuve d'une perte que fournit Mme Blome dans son affidavit, car la quasi totalité de sa preuve constitue du ouï-dire. Mme Blome, qui est entrée au service d'ITV Technologies en avril 1997, déclare dans son affidavit qu'ITV a perdu d'importants clients à cause de la fermeture de son site Web. WIC fait valoir toutefois que seuls les clients eux-mêmes sont en mesure de dire directement pour quelles raisons ils ont cessé de faire affaire avec ITV.


[15]            Dans le présent contexte, je ne trouve pas cet argument convaincant. Tout d'abord, je ne suis pas persuadée que la preuve contestée est du ouï-dire. Certes, les clients en question savent eux-mêmes précisément pourquoi ils ont cessé de faire affaire avec ITV. Toutefois, si l'on fait abstraction de leurs motifs, le témoin peut néanmoins confirmer directement que ces clients ont bel et bien cessé de faire affaire avec ITV. Mme Blome a également vu personnellement des clients d'ITV réagir avec déception quand la nouvelle de l'injonction leur a été communiquée. Cela ressort clairement de son contre-interrogatoire.

[16]            Par ailleurs, la constatation par WIC de cette preuve est peu judicieuse. WIC fait valoir que [Traduction] « pour être pertinente à la présente requête, toute perte commerciale de la part de [ITV] doit avoir été causée par l'injonction provisoire de 23 jours elle-même » . Au contraire, les questions juridiques telles que la causalité et la prévisibilité liées aux dommages-intérêts attribuables à l'injonction demeurent en suspens. C'est la raison pour laquelle il est justifié de procéder à une instruction sur la question des dommages-intérêts (plutôt qu'un renvoi, comme il est expliqué ci-après). Il est ainsi possible de déterminer dans le cadre d'une instruction la qualité de la preuve de Mme Blome, de même que sa recevabilité et son importance.


[17]            Ce qui est plus fondamental, la présente requête concerne la question de savoir s'il convient ou non d'accorder l'autorisation de donner suite à l'engagement. Et c'est à WIC qu'il incombe d'établir pourquoi il ne faudrait pas le faire. À mon avis, même si on présume que la recevabilité de cette preuve est douteuse, cela n'est pas suffisant en soi pour déclencher l'application de l'exception fondée sur des « circonstances spéciales » .

[18]            Deuxièmement, WIC fait valoir qu'ITV n'a pas eu [Traduction] « une conduite irréprochable » et, dans ce contexte, n'a pas le droit de solliciter une réparation en équité. Elle signale à la Cour trois points à examiner à cet égard : ITV ne s'est pas défendue elle-même contre l'injonction, ITV ne s'est pas conformée aux conditions fixées par l'injonction, et ITV a établi ou utilisé la société ITVnet, Inc. pour tenter de se soustraire à la compétence de la présente Cour et continuer d'exercer ses activités.

[19]            Pour ce qui est du premier point, WIC invoque l'arrêt Montreal Street Railway Co. c. Ritchie, (1889) 16 R.C.S. 622, dans lequel les dommages-intérêts découlant d'une injonction ont été refusés à l'appelante parce qu'elle n'avait pas opposé de défense à la requête en injonction. En l'espèce, toutefois, les circonstances sont nettement différentes. Contrairement à la partie défenderesse dans l'arrêt Montreal Street Railway Co., précité, ITV a bel et bien présenté une réponse à l'injonction, sous la forme d'un affidavit de M. Mutual, et a demandé un ajournement. En outre, même si ITV n'était pas physiquement présente pour répondre à la requête, le juge MacKay a quand même jugé bon d'inclure l'engagement dans l'ordonnance accordant l'injonction provisoire. Une fois que le lieu de l'audience relative à l'injonction interlocutoire a été changé pour Vancouver, ITV s'est bel et bien défendue elle-même contre les arguments de WIC, et la requête en injonction interlocutoire a été rejetée.


[20]            Ces circonstances n'étayent donc pas l'argument de WIC selon lequel la conduite d'ITV n'était pas irréprochable.

[21]            Deuxièmement, la question de la visibilité et de la suffisance de l'avis de non-affiliation entre ITV.net et le site Web de CITV a été examinée à l'instruction. ITV était tenue d'afficher l'avis dans son site Web, mais pas sur chacune des pages Web. Même si l'avis était absent du site Web aux environs de novembre 2002, WIC avait cessé à ce moment-là d'utiliser la marque « ITV » . L'omission a été corrigée sur-le-champ quand M. Mutual en a été avisé. Ce deuxième argument ne prouve donc pas non plus que la conduite d'ITV n'a pas été irréprochable.

[22]            Troisièmement, je ne suis pas convaincue qu'ITV a tenté de se soustraire à la compétence de la Cour en fournissant ses services par l'intermédiaire d'ITVnet, Inc. WIC n'a pas prouvé à la Cour que cette allégation repose sur autre chose que des soupçons. Je ne considère pas qu'il ressort de quelque façon que ce soit de l'interrogatoire préalable de M. Mutual que la société américaine exerce les activités d'ITV.


[23]            À mon avis, la présente affaire ne comporte aucune « circonstance spéciale » qui justifierait que la Cour refuse que l'on donne suite à l'engagement de WIC. Comme je l'ai indiqué, dans Nelson Burns, précité, la Cour d'appel de l'Ontario a dit que les « circonstances spéciales » de cette nature sont extraordinaires et des plus inusitées. Ces « circonstances spéciales » englobent les cas où les demandeurs sont des organismes publics qui agissent dans l'intérêt du public et où l'injonction est accordée pour maintenir le statu quo jusqu'à ce que les droits des parties soient déterminés, de même que les cas où la partie défenderesse, même après avoir obtenu gain de cause pour des questions de forme, était certes coupable d'une conduite qui n'a pas amené le tribunal à exercer son pouvoir discrétionnaire en sa faveur. Par exemple, dans Gu c. Fai Toong International Ltd. (2001), 5 C.P.C. (5th) 187, conf. par (2003) 30 C.P.C. (5th) 260 (C.A. Ont.), la tenue d'une enquête sur les dommages-intérêts subis à la suite d'un engagement a été refusée à la partie visée par l'injonction parce qu'elle exploitait activement une entreprise aux États-Unis, en violation de l'injonction.

[24]            En l'espèce, les circonstances sont nettement différentes. J'autorise donc ITV à donner suite à l'engagement de WIC. Cela se fera sous la forme d'une instruction, conformément à l'article 107 des Règles de la Cour fédérale (1998), étant donné qu'il y a des questions de droit à trancher, comme la causalité et la prévisibilité (Ciba-Geigy Canada Limitée c. Novopharm Limitée (1999), 181 F.T.R. 6). Le tout avec dépens.


                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

a)          la demanderesse déposera et signifiera un document intitulé « Exposé des questions en litige de la demanderesse » , énonçant son point de vue sur les questions en litige, dans les 30 jours suivant la date de la présente ordonnance;

b)          la défenderesse déposera et signifiera un document intitulé « Exposé des questions en litige de la défenderesse » , énonçant son point de vue sur les questions en litige, dans les 30 jours suivant la date à laquelle lui sera signifié l'exposé des questions en litige de la demanderesse;

c)          chacune des parties signifiera un affidavit de documents et remettra à l'autre partie une copie de tous les documents en sa possession, sous sa garde ou sous son autorité qui se rapportent à l'une des questions en litige (sous réserve des demandes de privilège), dans les 30 jours suivant la date de signification de l'exposé des questions en litige de la défenderesse;

d)          la demanderesse se présentera pour saisir un interrogatoire préalable sur toutes les questions en litige dans le renvoi, dans les 60 jours suivant la date de signification de son affidavit de documents, si la défenderesse en fait la demande;


e)          la défenderesse se présentera pour subir un interrogatoire préalable sur toutes les questions en litige dans le renvoi, dans les 60 jours suivant la date de signification de son affidavit de documents, si la demanderesse en fait la demande;

f)           après les interrogatoires préalables de la défenderesse et de la demanderesse, ou après que les délais impartis pour la tenue de ces interrogatoires seront écoulés, la demanderesse s'adressera à la Cour pour fixer les date, heure et lieu de l'audience.

g)          il y aura ensuite une instruction des points litigieux;

h)          les dépens relatifs à l'instruction seront fixés par le juge d'instance;

i)           les dépens relatifs à la présente requête sont adjugés à la demanderesse.


               « Danièle Tremblay-Lamer »

                                 Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.



                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-1459-97

INTITULÉ :                                                    ITV TECHNOLOGIES, INC.

et

WIC TELEVISION LTD.

LIEU DE L'AUDIENCE :                              VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 3 MAI 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LA JUGE TREMBLAY-LAMER

DATE DES MOTIFS :                                   LE 25 MAI 2005

COMPARUTIONS :

Paul Gornall                                                       POUR LA DEMANDERESSE

Brian Edmonds

Barry Fraser                                                      POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat - Agent de brevets et de marques

de commerce enregistré

355, rue Burrard, bureau 1820

Vancouver (Colombie-Britannique)

V6C 2G8                                                          POUR LA DEMANDERESSE

McCarthy Tétrault

Toronto (Ontario) et

Vancouver (Colombie-Britannique)                    POUR LA DÉFENDERESSE


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