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Date :20050913

Dossier : T-1005-05

Référence : 2005 CF 1254

Toronto (Ontario), le 13 septembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE VON FINCKENSTEIN

ENTRE :

                                                                             

CROSS-CANADA AUTO BODY SUPPLY (WINDSOR) LIMITED, CROSS-CANADA AUTO BODY SUPPLY (WEST) LIMITED et AT PAC WEST AUTO PARTS ENTERPRISE LTD.

demanderesses

et

HYUNDAI AUTO CANADA, division de HYUNDAI MOTOR AMERICA

défenderesse

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Les demanderesses (ci-après également dénommées Cross Canada) ont déposé, le 8 juin 2005, une demande visant la radiation de certaines marques de commerce de la défenderesse (ci-après également dénommée Hyundai).

[2]                La défenderesse est représentée par le cabinet Theall Group LLP, et les demanderesses par Sim Lowman Ashton and McKay (Sim Lowman).


[3]                À l'appui du dossier présenté par Cross Canada, Sim Lowman a déposé l'affidavit de Nicholas J. Cartel en date du 8 juillet 2005, ce dernier étant à l'époque stagiaire au cabinet Sim Lowman, qu'il a depuis intégré en tant qu'associé. D'autres affidavits produits par les demanderesses ont été signifiés aux avocats de Hyundai le 8 août 2005, en l'occurrence les affidavits de Geraldine Theresa Lonergan, Anthony Benevides et Anil Bhole, respectivement commis juridique principal, commis juridique en second et stagiaire effectuant un stage d'été au cabinet Sim Lowman.

[4]                L'affidavit de M. Cartel, en date du 8 juillet 2005, contient bon nombre de renseignements importants quant aux questions soulevées dans la demande. M. Cartel décrit les recherches qu'il a menées auprès du Bureau des marques de commerce du Canada au sujet de la propriété des marques de commerce enregistrées au nom de Hyundai, joignant à son affidavit des copies des documents retraçant la chronologie de l'enregistrement des marques de commerce de Hyundai contestées en l'espèce.

[5]                M. Cartel a également décrit la cession de diverses marques de commerce de Hyundai, et mis en doute la validité de l'affidavit de Johng S. Choi sur le fondement duquel certaines marques de commerce Hyundai ont été cédées. M. Cartel a exposé dans le détail ses recherches électroniques et les résultats qu'il a obtenus, insistant sur la remarquable pauvreté des renseignements, articles ou avis publiés en ligne au sujet de la propriété ou des changements de propriétaire des marques de commerce Hyundai.


[6]                L'affidavit de M. Cartel retrace en outre sa visite chez un concessionnaire Hyundai de l'Ontario, où, selon lui, [traduction] « sur place, toute la publicité, le matériel promotionnel et les véhicules soulignaient l'origine coréenne des produits de Hyundai Motor Company of Korea » . Après avoir décrit ses recherches dans la base de données NUANS, M. Cartel a conclu que, [traduction] « en tant que consommateur, j'aurais du mal à faire une distinction entre Hyundai Auto Canada Inc. et Hyundai Auto Canada » .

[7]                Les affidavits de M. Bhole, de M. Benevides et de Mme Lonergan ont sensiblement la même forme et la même teneur, chacun décrivant la visite de son auteur chez divers concessionnaires Hyundai de l'Ontario. Dans leurs affidavits respectifs, ces trois personnes décrivent les conclusion auxquelles elles sont parvenues quant à l'existence de la moindre indication qu'un véhicule ou une pièce détachée Hyundai est [traduction] « fabriqué en Corée par Hyundai Motor Company » ou [traduction] « fabriqué par Hyundai Motor Manufacturing Alabama LLC » . Tous ces affidavits relèvent, chez les concessionnaires Hyundai, l'absence de toute indication quant à la propriété des marques de commerce Hyundai en cause en l'espèce, M. Bhole et Mme Lonergan ayant eu, en effet, l'impression que [traduction] « les véhicules Hyundai [...] sont fabriqués en Corée » et que ce pays est l'unique provenance des véhicules Hyundai. M. Benevides a affirmé avoir dans son esprit toujours associé la marque Hyundai et les divers modèles de la gamme Hyundai à une origine coréenne.


[8]                Les défenderesses ont maintenant introduit une requête sollicitant :

1.          une ordonnance rayant Sim Lowman, avocats des demanderesses, en tant qu'avocats inscrits au dossier des demanderesses;

2.          subsidiairement, une ordonnance enjoignant aux demanderesses de retenir les services d'un cabinet d'avocats chargé de rédiger des observations écrites afférentes à la demande et de plaider à l'audition de celle-ci;

3.          une ordonnance adjugeant à la défenderesse les dépens de la requête, calculés selon la colonne IV ou V du tarif B.

[9]                Les demanderesses invoquent l'article 82 des Règles de la Cour fédérale aux termes de laquelle :

Sauf avec l'autorisation de la Cour, un avocat ne peut à la fois être l'auteur d'un affidavit et présenter à la Cour des arguments fondés sur cet affidavit.

[10]            Les défenderesses font remarquer que toutes les principales questions en litige sont exposées dans les affidavits qu'a déposés la demanderesse. Ainsi, les points essentiels du litige soumis à la Cour découlent d'affidavits dont les auteurs sont des employés du cabinet d'avocats représentant la demanderesse. Cela veut dire qu'en l'occurrence les témoignages et les plaidoiries ont, intellectuellement, une seule et même provenance.

[11]            Dans des conclusions écrites d'une admirable concision, les demanderesses font valoir que :


[traduction] On ne trouve, dans les Règles de la Cour fédérale ou dans la jurisprudence, rien qui n'interdise de se fonder sur de tels éléments de preuve.

Le Comité des règles de la Cour fédérale a dû, nous semble-t-il, examiner la question de savoir si un avocat, ou un membre d'un cabinet d'avocats, peut, dans le cadre d'une procédure judiciaire, à la fois souscrire un affidavit et plaider sur la base de celui-ci. L'article 82 des Règles de la Cour fédérale prévoit expressément que, sans autorisation de la Cour, un avocat ne peut pas présenter à la Cour des arguments fondés sur un affidavit dont il est l'auteur.

Les affidavits dont il est question ont été signés par des personnes qui sont justement au service de Sim, Lowman, Ashton & McKay LLP, le cabinet d'avocats représentant les demanderesses, et, dans chacun de ces affidavits, l'auteur indique très clairement l'emploi qu'il y occupe.

Aucun de ces affidavits n'est fondé sur des renseignements et des croyances et, ils ne sont, plus précisément, pas fondés sur les renseignements et croyances de l'avocat plaidant à l'appui de la requête.

On ne relève, dans les Règles de la Cour, aucune lacune permettant d'invoquer l'article 4.

Le Comité des règles de la Cour fédérale a précisé sans ambages que la seule chose qui est interdite à un avocat est de plaider sur le fondement de son propre affidavit.

On ne trouve rien dans les Règles ou dans la jurisprudence qui permettrait d'étendre la portée de l'article 82 des Règles afin d'englober les membres du cabinet d'avocats auquel l'avocat en question appartient et, plus particulièrement, les employés de ce cabinet qui ne sont pas eux-mêmes avocats.

[12]          Je ne partage pas l'avis des demanderesses. L'idée de voir un avocat souscrire un affidavit dans une affaire qu'il va devoir plaider me paraît discutable. Dans l'affaire Shipdock Amsterdam B.V. v. Cast Group Inc., [2000] A.C.F. no 295, au paragraphe 11, le juge O'Keefe s'est prononcé en ce sens :


Il existe toujours un danger lorsqu'un avocat souscrit un affidavit qui est par la suite utilisé dans le cadre d'une requête plaidée par l'avocat ou par des membres de son cabinet. L'avocat pourrait être contre-interrogé, des questions relatives au secret professionnel pourraient surgir lors du contre-interrogatoire et la Cour aurait alors à commenter et à soupeser les allégations faites par l'avocat dans l'affidavit. En outre, le cabinet de l'avocat ne pourrait pas continuer à représenter la partie défenderesse dans la requête dans laquelle l'affidavit serait utilisé (voir IBM. Corp. c. Printech Ribbons Inc. [1994] 1 C.F. 692 (C.F. 1re inst.)).

[13]            Le cas de membres d'un même cabinet qui souscrivent des affidavits dans le cadre d'une action en revendication de marque de commerce a été très directement abordé dans les jugements IBM c. Printech Ribbons Inc., [1994] 1 C.F. 692, où le juge Nadon, alors juge à l'époque de la Cour fédérale, a évoqué le jugement rendu par les tribunaux ontariens dans Heck v. Royal Bank of Canada, (1993) 12 O.R. (3d) 111. Au paragraphe 34 de cette décision, il se prononce en ces termes :

34      De son côté, Me Linteau m'invite à accepter la politique énoncée par le juge Ferguson dans la décision Heck, aux pages 129 et 130 :                

[Traduction] Je conclus que cette pratique ne devrait pas être permise de façon générale parce qu'elle peut créer une impression d'inconvenance et de manque d'équité dans la perception du public et qu'elle place l'avocat dans une situation inacceptable de conflit d'intérêts où son devoir envers la Cour entre en conflit avec son devoir de loyauté et de protection envers le témoin qui est un associé professionnel et avec son devoir de conseil objectif et de représentation envers son client. Il est difficile d'être objectif lorsque c'est la compétence, le jugement, la véracité ou l'intégrité de l'associé professionnel de l'avocat qui sont contestés.

Lorsque l'avocat a un lien avec un témoin appelé à déposer sur des questions où la crédibilité du témoin quant aux faits ou aux opinions d'expert est en cause, il y a risque réel ou apparent que l'avocat soit irrégulièrement influencé par ce lien, au détriment de ses devoirs envers la Cour et envers son client.

Le rôle de l'avocat inscrit au dossier dans notre système exige que l'avocat adopte une position indépendante qui lui permette de représenter le client avec objectivité et de remplir ses obligations envers la Cour dans une position de détachement. Lorsque l'avocat appelle à la barre des témoins un membre de sa famille immédiate ou quelqu'un avec lequel il a une relation de travail, le client, le public et le juge saisi de l'affaire ne peuvent être certains que l'avocat agira avec le degré d'objectivité qu'exige notre système contradictoire.

Il ne s'agit pas d'une question qui devrait être laissée à la convenance du client ou du témoin puisque leur acceptation de cette pratique ne saurait éliminer ni le conflit avec le devoir de l'avocat envers le tribunal, ni quelque apparence d'irrégularité aux yeux du public.


En fait, je doute fort que l'avocat puisse conseiller adéquatement un client sur l'opportunité de permettre à son avocat d'appeler son associé professionnel à la barre des témoins. Peut-on s'attendre à ce que l'avocat puisse donner une évaluation objective du témoignage de ce témoin et de l'effet qu'une telle démarche risque d'avoir sur la Cour et sur le public? L'avocat n'est-il pas susceptible d'être influencé par le risque d'être écarté de l'affaire, voire de perdre de futures occasions d'affaire avec ce client, si ce dernier décide qu'il ne veut pas que l'avocat occupe pour lui?

Il est très important que la Cour puisse compter sur des avocats indépendants. Lorsqu'une partie comparaît en personne ou qu'un avocat ou une avocate laisse ses émotions l'envahir parce qu'il ou elle s'identifie de trop près à une partie ou à un témoin, la partie et l'avocat « descendent dans l'arène » et rendent plus difficile pour la Cour l'exercice de son rôle qui consiste à diriger son processus et à recevoir l'aide sur laquelle elle peut normalement compter de la part des avocats ou des officiers de justice.

35       Nonobstant les règles de l'Ontario, je crois que cette Cour devrait suivre la politique énoncée par le juge Ferguson même à l'égard d'avocats de l'Ontario.

[14]            La logique, tant du juge Nadon que du juge Ferguson, est inattaquable. Même si la décision IBM est antérieure à l'adoption de l'article 83 des Règles, je ne trouve dans cette disposition rien qui, directement ou implicitement, permettrait de passer outre à ce jugement ou de le considérer comme incompatible. J'entends donc appliquer cette jurisprudence en l'espèce.

[15]            Je comprends fort bien que l'exercice du droit ne serait guère possible si l'on interdisait aux avocats de recourir aux affidavits de leurs confrères, mais cette pratique, en général, s'en tient à des questions non controversables ou à des questions qui, dans une affaire donnée, ne revêtent pas une importance essentielle. Or, en l'espèce, l'intégralité de la preuve produite par les demanderesses sur la question principale de cette affaire, au coeur même du litige, se fonde sur les affidavits de membres du cabinet Sim Lowman. Cette situation correspond tout à fait à la description faite dans le jugement Heck, précité, qui fait état d'un [Traduction] « risque réel ou apparent que l'avocat soit irrégulièrement influencé par ce lien, au détriment de ses devoirs envers la Cour et envers son client » . La Cour entend prendre les mesures nécessaires pour écarter ce risque réel ou apparent.


[16]            Toutefois, il me paraît trop radical de rayer le cabinet d'avocats entièrement de ce dossier. La solution sollicitée subsidiairement par la défenderesse devrait permettre de régler toutes les questions si éloquemment cernées dans les jugements Heck et IBM, précités.

[17]            Je ne vois pas, en outre, pourquoi les défenderesses, qui obtiennent en l'espèce gain de cause, ne se verraient pas adjuger les dépens. Je ne suis cependant pas persuadé que le comportement des demanderesses relève de l'alinéa 3k) de l'article 400 des Règles justifiant que l'on s'écarte de la colonne III du tarif B.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNNE :

1.          La présente demande est accueillie.

2.          Les demanderesses devront, dans les 15 jours suivant la date de la présente ordonnance, charger un cabinet d'avocats (autre que Sim Lowman) de rédiger des observations écrites et de plaider lors de l'audition de la demande de radiation des marques de commerce des défenderesses.

3.          Les défenderesses auront droit aux dépens.

« K. von Finckenstein »

                                                                                                     Juge                          

                                                                                                           

Traduction certifiée conforme

Michèle Ali


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        T-1005-05

INTITULÉ :                                       CROSS-CANADA AUTO BODY SUPPLY (WINDSOR) LIMITED, CROSS-CANADA AUTO BODY SUPPLY (WEST) LIMITED et AT PAC WEST AUTO PARTS ENTERPRISE LTD.

c.

HYUNDAI AUTO CANADA, division de HYUNDAI MOTOR AMERICA

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 12 SEPTEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE VON FINCKENSTEIN

DATE DES MOTIFS :                      LE 13 SEPTEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Kenneth D. McKay                               POUR LES DEMANDERESSES

Jeffrey Brown                                        POUR LA DÉFENDERESSE

Scott Fairley

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sim, Lowman, Ashton &                     POUR LES DEMANDERESSES

McKay LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Theal & Associates                                POUR LA DÉFENDERESSE

Avocats

Toronto (Ontario)

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