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Date : 20200424


Dossier : IMM‑331‑19

Référence : 2020 CF 552

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 avril 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

JONAH RAPULUMCHUKWU ONOH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Il peut se révéler très avantageux pour le demandeur d’asile de se préparer minutieusement à son audience, notamment en prenant connaissance du contenu du dossier et en examinant les éléments de preuve substantielle. Cependant, avoir examiné la preuve avant l’audience n’est pas une condition nécessaire pour être jugé crédible, et l’omission d’un tel examen par le demandeur d’asile n’est pas un motif pouvant raisonnablement étayer une conclusion défavorable sur sa crédibilité. Or la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a commis cette erreur dans son appréciation de la crédibilité de M. Johah Onoh.

[2]  M. Onoh est citoyen nigérian et diplômé de l’Université nationale de médecine de Kharkiv, en Ukraine. Il demande l’asile pour le motif qu’il craint d’être persécuté dans son pays natal, le Nigéria, du fait de sa bisexualité. Il a essayé d’établir celle‑ci par son propre témoignage et au moyen d’une lettre provenant d’un ex‑compagnon, ancien condisciple de l’école de médecine. Le témoignage de M. Onoh aussi bien que cette lettre relataient leur liaison, ainsi qu’un incident où le voisin de l’ex‑partenaire les avait photographiés pour ensuite les faire chanter.

[3]  La SAR a conclu que M. Onoh n’était pas crédible, pour deux motifs liés à l’exposé du chantage : sa difficulté à se rappeler les noms de ses professeurs de l’école de médecine; et le fait qu’il n’eût pas lu la lettre de son ex‑compagnon – envoyée directement à son avocat – avant son audience devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR). Concernant cette lettre, la SAR a conclu que M. Onoh « aurait dû être au fait de son contenu », étant donné qu’elle faisait partie de son dossier de demande d’asile. Elle a aussi conclu que l’ignorance du contenu de la lettre entrait en contradiction avec la déclaration faite par M. Onoh à l’audience de sa demande d’asile, comme quoi il espérait que son ex‑compagnon allait bien, et qu’elle entamait la crédibilité du demandeur aussi bien que de ladite lettre. La SAR a rejeté la demande d’asile sur le fondement de ces problèmes de crédibilité.

[4]  Je conclus que la SAR a agi déraisonnablement en se fondant sur la difficulté de M. Onoh à se rappeler les noms de ses professeurs et que son traitement de la lettre de l’ex‑partenaire est aussi déraisonnable. Comme le ministre le reconnaît, les noms des professeurs n’avaient plus de pertinence une fois que la SAR eut admis que M. Onoh avait bien étudié en Ukraine. Il était déraisonnable de conclure que son aptitude à se rappeler ces noms influât sur sa crédibilité. Il était déraisonnable aussi de conclure que le demandeur n’était pas crédible parce qu’il n’avait pas lu la lettre de son ex‑compagnon avant son audience, ainsi que d’exclure cette lettre pour le même motif. Il en va ainsi indépendamment du fait que le demandeur ait exprimé l’espoir que tout se passait bien pour son ex‑compagnon, fait dont je ne vois pas le rapport avec l’affaire. Vu l’importance de la lettre susdite en tant qu’élément tendant à corroborer les déclarations du demandeur sur son orientation sexuelle, je conclus que ces motifs suffisent à rendre déraisonnable l’ensemble de la décision attaquée et qu’ils sont déterminants quant à l’issue de la présente demande.

[5]  En conséquence, la présente demande est accueillie, et l’affaire est renvoyée devant la SAR pour réexamen.

II.  La question en litige et la norme de contrôle applicable

[6]  La question que met en litige la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si les conclusions de la SAR sur la crédibilité et le rejet subséquent de la demande d’asile de M. Onoh étaient raisonnables.

[7]  Il est acquis aux débats que la norme de contrôle applicable aux conclusions de la SAR sur la crédibilité ou la plausibilité est celle du caractère raisonnable : De la Cruz Olguin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 193, aux paragraphes 4 à 6. Le récent arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada, rendu après que la présente affaire eut été débattue, ne fait que confirmer l’applicabilité de cette norme : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paragraphes 16, 17 et 23 à 25.

[8]  La norme du caractère raisonnable commande à la Cour de faire preuve de retenue à l’égard de la fonction de recherche des faits que remplit la SAR, et de reconnaître que celle‑ci peut formuler raisonnablement des conclusions défavorables sur la crédibilité à partir d’omissions ou de discordances, et en se fondant sur la rationalité et le sens commun : Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1052, aux paragraphes 13 à 19. La Cour doit éviter de substituer sa propre opinion à celle de la SAR sur les questions de crédibilité. Elle doit plutôt s’en tenir à vérifier si les inférences et conclusions de cette dernière sont raisonnables : De la Cruz Olguin, aux paragraphes 10 et 11. Cependant, la jurisprudence enseigne aussi que « des motifs concrets s’appuyant sur une preuve forte » sont nécessaires pour réfuter la présomption de véridicité dont jouit le demandeur d’asile : Vodics c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 783, aux paragraphes 10 et 11; et Maldonado c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 CF 302 (CA), à la page 305.

III.  Le caractère raisonnable ou non des conclusions de la SAR sur la crédibilité

[9]  Pour comprendre les conclusions de la SAR sur la crédibilité, il faut les examiner dans le contexte de la demande d’asile de M. Onoh et de son témoignage à l’audience. Comme je conclus que le caractère déraisonnable de deux de ces conclusions sur la crédibilité scelle le sort de la présente demande, je concentrerai l’analyse qui suit sur les faits et les éléments de preuve les plus pertinents quant à ces deux conclusions.

A.  La demande d’asile de M. Onoh et l’audience y afférente

[10]  M. Onoh affirme être bisexuel et risquer en conséquence d’être persécuté au Nigéria, où les personnes homosexuelles et bisexuelles encourent sanctions pénales, violences et torture. Il a raconté dans son exposé circonstancié et son témoignage devant la SPR le développement de la conscience de sa sexualité pendant ses études secondaires, puis son départ après celles‑ci pour l’Ukraine, afin d’y étudier la médecine. Il a aussi relaté, entre autres choses, une liaison hétérosexuelle qu’il avait eue avec une condisciple au cours de sa première année de médecine en Ukraine, et une autre liaison, homosexuelle cette fois, qu’il avait entretenue ensuite durant quatre ans, également avec un camarade de l’école de médecine. Les deux hommes vivaient secrètement leur relation, en raison du traitement que subissent les homosexuels au Nigéria et du nombre de Nigérians que comptait leur cercle de condisciples et d’amis.

[11]  M. Onoh a relaté un incident survenu en juin 2016, lors duquel le voisin de son compagnon, aussi étudiant en médecine, ayant ouvert une porte qu’on avait négligé de fermer à clef, les a surpris et photographiés dans un moment d’intimité. Le voisin a ensuite fait chanter le couple, disant qu’il n’effacerait les photos qu’en échange d’argent. Les deux amants ont versé la somme exigée, mais le voisin leur a de nouveau réclamé de l’argent en janvier 2017. Cette fois, il menaçait d’envoyer les photos aux autorités de l’école de médecine et de les publier sur Internet. Le demandeur et son compagnon ont encore une fois versé la somme exigée. Cet incident et ses suites ont en fin de compte contribué à la rupture du couple, le partenaire du demandeur lui reprochant d’avoir négligé de fermer la porte à clef. M. Onoh n’a pas présenté cet incident comme le fondement de sa demande d’asile, mais plutôt comme un élément contextuel propre à étayer son affirmation de bisexualité.

[12]  M. Onoh a demandé à son ex‑petite amie et à son ex‑compagnon de l’école de médecine d’écrire des lettres justificatives au soutien de sa demande d’asile et de les envoyer à son avocat. La lettre de la jeune femme dit à peu près seulement qu’ils étaient condisciples et qu’ils ont eu une liaison. Celle de l’ex‑compagnon confirme aussi qu’il était un condisciple du demandeur, donne des renseignements sur les membres de la communauté LGBT au Nigéria, et relate brièvement leur liaison et l’incident du chantage.

[13]  Au cours de l’audience de sa demande d’asile, la SPR a demandé à M. Onoh s’il connaissait le nom du voisin qui l’avait fait chanter. Il a répondu qu’il avait oublié ce nom et semble s’être demandé si ce n’était pas Yuri ou avoir lancé ce prénom à tout hasard. La SPR lui a alors fait remarquer que son ex‑compagnon désignait le maître‑chanteur par le prénom de Vlad dans sa lettre, ce qui a conduit à l’échange suivant :

[traduction]

COMMISSAIRE : … Il mentionne bien son voisin. Il dit, à l’avant‑avant‑dernier paragraphe, que son… il dit que le prénom de son voisin était Vlad.

DEMANDEUR D’ASILE : Vlad.

COMMISSAIRE : Mais vous pensiez que c’était Yuri? Pouvez‑vous m’expliquer?

DEMANDEUR D’ASILE : Je ne peux pas parce que la lettre a été envoyée à mon avocat. Comme je viens de vous le dire, il l’a envoyée à mon avocat. Je n’ai pas lu cette lettre (inaudible).

COMMISSAIRE :  Donc vous n’aviez pas examiné cette lettre avant aujourd’hui?

DEMANDEUR D’ASILE : Elle a été envoyée à mon avocat.

COMMISSAIRE : D’accord, mais vous ne l’aviez pas vue avant aujourd’hui?

DEMANDEUR D’ASILE : Non.

[14]  La SPR a conclu que la question déterminante était la crédibilité de M. Onoh et qu’il n’avait pas établi de manière crédible avoir suivi des cours de médecine en Ukraine ni être bisexuel. Pour ce qui concerne les études en Ukraine, la SPR, ayant constaté qu’il n’avait pas produit son passeport de l’époque considérée, a conclu que son incapacité à donner le nom du recteur de l’école de médecine et sa difficulté à se rappeler ceux de ses professeurs n’étaient pas crédibles.

[15]  Quant à la question de la bisexualité, la SPR a jugé non crédible que M. Onoh ignorât le nom du voisin qu’il affirmait l’avoir fait chanter, et elle a relevé des discordances entre sa preuve écrite et son témoignage touchant le nombre de photos qu’avait prises ce voisin et le délai qu’il avait donné aux deux amants pour lui verser la somme exigée. La SPR a aussi conclu qu’il n’était pas crédible que M. Onoh [traduction] « n’ait pas eu le désir ni ne se soit donné la peine de prendre connaissance, pour se préparer à son audience, de ce que son ex‑compagnon avait écrit dans la lettre justificative », ou qu’il n’ait pas eu envie de savoir si cette lettre contenait des renseignements sur la situation de celui‑ci. Enfin, la SPR a conclu au caractère également non crédible de la peur que M. Onoh affirmait éprouver de la réaction de son père s’il découvrait sa bisexualité. Ces conclusions sur la crédibilité ont amené la SPR à rejeter la demande d’asile formée par M. Onoh sous le régime des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

B.  La décision de la SAR

[16]  La SAR a admis comme nouvel élément de preuve une copie de l’ancien passeport de M. Onoh, qui confirmait sa présence en Ukraine de 2011 à 2017. Se fondant sur ce nouvel élément, la SAR a conclu, contrairement à la SPR, que M. Onoh étudiait effectivement à l’école de médecine ukrainienne à l’époque considérée. La SAR a également conclu au caractère erroné des conclusions tirées par la SPR sur la crédibilité à partir du délai de paiement accordé par le maître‑chanteur et de la relation du demandeur avec son père. Elle a cependant confirmé quatre des conclusions de la SPR sur la crédibilité, soit celles découlant : i) de l’incapacité de M. Onoh à se rappeler le nom du maître‑chanteur; ii) de la discordance touchant le nombre des photos; iii) de l’oubli par le demandeur d’asile des noms de ses professeurs; et iv) du fait qu’il n’eût pas lu la lettre de son ex‑compagnon.

[17]  M. Onoh soutient que chacune de ces conclusions sur la crédibilité était déraisonnable et que la SAR les a tirées sans avoir valablement pris en considération les Directives numéro 9 du président : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre (les Directives sur l’OSIGEG). Pour les motifs dont l’exposé suit, je conviens avec lui qu’étaient déraisonnables les troisième et quatrième conclusions susdites sur la crédibilité, et j’estime que ces erreurs rendent la décision attaquée déraisonnable dans son ensemble. Étant donné cette appréciation et les motifs à l’appui, je n’ai pas à examiner les autres conclusions sur la crédibilité ni l’assertion selon laquelle la SAR n’aurait pas valablement pris en considération ou appliqué les Directives sur l’OSIGEG.

C.  Il était déraisonnable de s’appuyer sur la difficulté de M. Onoh à se rappeler les noms de ses professeurs

[18]  La SAR a constaté, sur la base de l’ancien passeport de M. Onoh, qu’il avait bien étudié à l’école de médecine ukrainienne. Elle a néanmoins conclu que, comme il était resté six ans à cette école, où il avait suivi des cours d’une durée de deux à trois mois chacun,

[…] l’appelant aurait dû être en mesure au moins d’expliquer à la SPR comment il s’adressait à ses professeurs […] [D]ans l’ensemble [poursuivait la SAR], la SPR avait raison d’être préoccupée quant à l’incapacité de l’appelant à se souvenir du nom de son professeur. Je suis d’avis que l’incapacité de l’appelant à nommer aisément ses professeurs a une incidence défavorable sur sa crédibilité.

[19]  Le ministre reconnaît le caractère déraisonnable de cette conclusion, étant donné que les noms des professeurs se trouvaient dénués de pertinence une fois admis le passeport comme nouvel élément de preuve et accueilli le fait que M. Onoh avait étudié à l’école de médecine en question. Cependant, ajoute‑t‑il, cette erreur ne met pas en cause la conclusion d’ensemble sur la crédibilité ni, par conséquent, le caractère raisonnable de la décision de la SAR.

[20]  J’estime moi aussi déraisonnable la conclusion sur la crédibilité que la SAR a tirée de la difficulté éprouvée par M. Onoh à donner les noms de ses professeurs, mais je crois utile d’ajouter quelques observations à ce sujet. Fait révélateur, la SAR ne précise pas en quoi cette difficulté pourrait avoir « une incidence défavorable sur [la] crédibilité [de l’appelant] ». La SPR a posé à M. Onoh les questions concernant ses professeurs dans le cadre d’un interrogatoire sur ses études de médecine. Je n’ai aucun mal à admettre que de telles questions puissent, parmi d’autres, se révéler justifiées s’agissant d’établir si le demandeur d’asile avait bien étudié à l’école de médecine ukrainienne comme il l’affirmait, à condition qu’elles ne se dégradent pas en un « jeu‑questionnaire » : Olusola c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 46, aux paragraphes 13 et 14. S’il mentait sur ce fait important de son exposé circonstancié, sa crédibilité en aurait souffert considérablement, peut‑être jusqu’à un point rédhibitoire.

[21]  Cependant, une fois établi au moyen du nouvel élément de preuve que M. Onoh avait bien étudié la médecine en Ukraine comme il l’affirmait, quel sens donner à la difficulté qu’il éprouvait à se rappeler les noms de ses professeurs? On ne peut plus la considérer sous le rapport de la véridicité de son affirmation portant qu’il avait étudié à l’école de médecine ukrainienne, puisque cette affirmation est maintenant retenue comme véridique. On pourrait la considérer comme entamant la « crédibilité » du témoignage de M. Onoh dans la mesure où elle révèle la faiblesse de sa mémoire, et par suite met en question la fiabilité de ses souvenirs : voir par exemple Suntec Environmental Inc c Trojan Technologies Inc, 2004 CAF 140, au paragraphe 21, où l’on cite l’arrêt Faryna v Chorny, [1952] 2 DLR 354, 1951 CanLII 252 (CAC‑B), aux pages 356 et 357, concernant [traduction] « [l]es possibilités qu’avait le témoin d’être au courant des faits, sa capacité d’observation, son jugement, sa mémoire, son aptitude à décrire avec précision », considérés comme éléments de la notion de crédibilité, qui viennent s’ajouter à la véracité.

[22]  Toutefois, la demande d’asile de M. Onoh ne repose pas sur la qualité de sa mémoire. La question n’est pas de savoir s’il a un souvenir fiable de sa bisexualité. Elle n’est même pas non plus de savoir si l’on peut se fier à son souvenir d’avoir subi un chantage; s’il est vrai que les détails du chantage peuvent faire l’objet d’une remémoration plus ou moins exacte, l’existence de celui‑ci n’est pas une chose que le demandeur pourrait s’être rappelée par erreur. La demande d’asile de M. Onoh repose plutôt sur le point de savoir s’il dit la vérité en affirmant être bisexuel, et par suite concernant le fait du chantage. Or, comme le reconnaît le ministre, qu’il se rappelle ou non les noms de ses professeurs est absolument dénué de pertinence s’agissant d’apprécier sa véracité sur ces questions.

[23]  Il est évidemment possible que le demandeur dise la vérité sur ses études de médecine, mais non sur sa bisexualité ou le fait du chantage invoqué au soutien de cette affirmation. C’est cette question que la SAR devait trancher. Cependant, la conclusion de celle‑ci comme quoi la difficulté de M. Onoh à se rappeler les noms de ses professeurs « a une incidence défavorable sur sa crédibilité » en général implique de deux choses l’une : soit qu’elle y voyait un motif de mettre sa véracité en question, ce en quoi elle aurait eu manifestement tort, soit qu’elle considérait la qualité de sa mémoire comme pertinente quant à sa véracité touchant sa bisexualité, ce qui n’est pas moins déraisonnable. La Cour se trouve ainsi amenée à douter que la SAR ait adopté et appliqué une méthode valable à son appréciation de la crédibilité en général.

D.  Le traitement par la SAR de la lettre de l’ex‑compagnon était déraisonnable

[24]  Les lettres de l’ex‑petite amie et de l’ex‑compagnon de M. Onoh constituaient des éléments de preuve substantielle, puisqu’ils étaient les seuls éléments tendant à corroborer directement sa bisexualité. Je relève en passant mon désaccord avec la SAR sur sa constatation portant que la lettre de l’ex‑petite amie « ne mentionne aucunement l’orientation sexuelle de l’appelant ». En déclarant être sortie avec lui durant un an, elle témoigne manifestement de l’attrait éprouvé par le demandeur pour le sexe opposé et de ses rapports avec les femmes, qui font partie de l’orientation bisexuelle qu’il affirme être la sienne. Cependant, je reconnais aussi que la demande d’asile de M. Onoh se fonde sur le traitement que subissent au Nigéria les personnes qui éprouvent une attirance pour les individus de leur propre sexe, qu’elles soient gaies ou bisexuelles, de sorte que c’est là l’aspect déterminant de sa bisexualité aux fins de cette demande d’asile.

[25]  Dans son examen de la lettre de l’ex‑compagnon, la SAR a résumé les conclusions de la SPR et l’argumentation de M. Onoh sur le sujet, puis proposé l’analyse suivante :

L’appelant a présenté cette lettre dans le cadre de sa demande d’asile et il aurait dû être au fait de son contenu. L’appelant a également fourni la réponse suivante dans son témoignage à l’audience à la suite d’une question concernant la situation [de son ex‑compagnon] au Nigéria :

[TRADUCTION]

À l’heure actuelle, je ne […] j’espère vraiment qu’il va bien.

Si l’appelant se préoccupait de la situation [de son ex‑compagnon] au Nigéria, il aurait été logique qu’il commence par s’enquérir du contenu de la lettre de celui‑ci. Le fait que l’appelant n’était pas au courant du contenu de la lettre mine sérieusement sa crédibilité personnelle ainsi que la crédibilité de la lettre à l’appui de la déclaration de l’appelant au sujet de son identité sexuelle.

Je juge que la SPR n’a pas commis d’erreur et que l’argument de l’appelant ne peut être accepté.

[Non souligné dans l’original; note de bas de page omise.]

[26]  Cette analyse et cette conclusion me paraissent déraisonnables pour les quatre motifs dont l’exposé suit.

[27]  Premièrement et principalement, j’estime déraisonnable de formuler des conclusions défavorables sur la crédibilité pour la raison que M. Onoh « aurait dû être au fait [du] contenu » de la lettre dans le cadre de sa préparation à son audience, puisqu’elle faisait partie de son dossier de demande d’asile. Je conviens sans réserve que le demandeur d’asile a normalement toutes les raisons de se préparer soigneusement à son audience, notamment en prenant connaissance du contenu de son dossier. Cette préparation peut avoir entre autres effets de lui rafraîchir la mémoire, et de lui donner les meilleures chances de comprendre les questions de la SPR et d’y répondre pertinemment. De même, il est sans aucun doute utile et opportun pour la SPR que soient bien préparés ceux qui témoignent devant elle. Cependant, une préparation si soigneuse n’est pas universelle et ne constitue pas une condition préalable au constat de crédibilité. L’omission par le demandeur d’asile de se préparer à son audience en passant en revue la totalité des éléments de preuve – qui peut avoir de multiples causes telles que les décisions, l’usage et la disponibilité de l’avocat, et même des contraintes financières – ne doit pas être considérée comme un motif indépendant de conclusion défavorable sur la crédibilité.

[28]  À ce propos, il est peut‑être pertinent de rappeler que les membres de l’organisme prédécesseur de la SPR ont à l’origine argumenté contre l’obligation de communication, pour le motif que l’autorisation du demandeur d’asile à examiner à l’avance les éléments de preuve écrite risquait de lui permettre d’y adapter son témoignage : Nrecaj c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 CF 630 (1re inst.), aux pages 636 et 637. On peut donc entendre exprimer, concernant la crédibilité du témoignage des demandeurs d’asile, des doutes fondés aussi bien sur leur capacité à examiner les éléments de preuve avant l’audience (dans l’affaire Nrecaj) que sur leur omission de le faire (dans la présente espèce). Est ainsi mis en évidence ce qu’il y a de déraisonnable à fonder une appréciation de la crédibilité sur le point de savoir si le demandeur d’asile a pris ou non connaissance d’autres éléments de preuve avant de témoigner. Cependant, répétons‑le, la valeur d’une préparation soigneuse à l’audience de la demande d’asile ne s’en trouve nullement diminuée.

[29]  Quoi qu’il en soit, M. Onoh n’a pas déclaré dans son témoignage au sujet de la lettre qu’il n’était pas « au fait de son contenu », comme dit la décision de la SAR, mais simplement qu’il ne l’avait pas [traduction] « lu[e] », et ne l’avait pas vue avant l’audience. Il peut très bien avoir été au fait de son contenu général, et pourrait en avoir discuté avec son avocat ou son ex‑compagnon, mais sans que soit mentionné dans cette discussion le seul élément de cette lettre sur lequel on l’a interrogé, à savoir le nom du voisin. Nous ne connaissons pas les réponses à ces questions, la SPR et la SAR ayant basé leurs conclusions sur le seul fait qu’il avait répondu ne pas avoir vu le document lui‑même.

[30]  Deuxièmement, la conclusion de la SAR selon laquelle il aurait été logique de la part de M. Onoh de lire la lettre s’il s’inquiétait pour son ex‑compagnon exagère considérablement la portée de la déclaration du demandeur. La SPR lui a demandé s’il savait quelle était la situation actuelle de son ex‑compagnon. Il a répondu qu’il l’ignorait, mais qu’il espérait qu’il allait bien, réponse tout à fait naturelle, très humaine par l’empathie dont elle témoigne. Il n’est pas raisonnable de voir dans cette réponse un motif de conclure à l’absence de crédibilité de M. Onoh : [traduction] « si vous espérez qu’il va bien, pourquoi n’avez‑vous pas lu sa lettre? ». Il y a un écart considérable entre le fait qu’un témoin réponde à une question sur la situation d’un tiers en exprimant l’espoir qu’il va bien et le fait de présumer que cet espoir doit déterminer sa conduite à l’égard des éléments de preuve recueillis en vue d’une audience. Je formule cette conclusion avant même de prendre en considération les divers motifs affectifs, recensés par son avocat, que le demandeur pourrait avoir eus de ne pas vouloir lire, en particulier, une lettre provenant d’un ex‑compagnon.

[31]  Troisièmement, comme il en allait pour les noms des professeurs, les motifs de la SAR ne permettent pas ici non plus de définir le contenu exact de sa conclusion sur la crédibilité. La SAR refusait‑elle de croire que M. Onoh souhaitât du bien à son ex‑compagnon malgré ses dires, parce que dans ce cas il aurait lu la lettre? Dans l’affirmative, ce serait là un motif sans valeur sur lequel fonder une conclusion relative à la crédibilité. La SAR pensait‑elle que M. Onoh avait en fait lu la lettre, même s’il prétendait le contraire? Cette hypothèse paraît entrer en contradiction avec le passage où elle invoque « [l]e fait que l’appelant n’était pas au courant du contenu de la lettre », et la question se poserait alors de savoir pourquoi le demandeur, ayant lu la lettre, ne se rappelait pas pour autant le nom du voisin. Si la SAR admettait que le demandeur n’avait pas lu la lettre, pourquoi ce fait jetait‑il un doute sur sa véracité? Elle n’explique pas la nature de sa conclusion sur la crédibilité ni n’en expose le motif, se contentant d’affirmer que l’ignorance où se trouve M. Onoh du contenu de la lettre « mine sérieusement sa crédibilité personnelle ».

[32]  Quatrièmement, même dans le cas où la crédibilité de M. Onoh serait entamée par le fait qu’il n’ait pas lu la lettre, la SAR n’explique pas pourquoi celle‑ci s’en trouverait elle‑même moins crédible. La lettre se présente comme écrite par un tiers, qui n’aurait pas su, en particulier au moment de sa rédaction, si le demandeur allait la lire ou non. Or la SAR a en fait refusé de prendre la lettre en compte pour le motif de son manque de crédibilité. Il semble s’ensuivre qu’elle a conclu que la lettre était fabriquée, ou son contenu inventé, vraisemblablement par M. Onoh ou pour son compte. Mais elle n’explique pas en quoi le fait que le demandeur n’ait pas lu la lettre, ou affirme ne pas l’avoir lue, influe sur la probabilité qu’elle constitue un faux, et la Cour ne discerne pas dans sa décision de logique qui lui paraîtrait suffisamment évidente pour qu’elle la considère comme implicite.

[33]  J’estime en conséquence que les conclusions de la SAR sur la crédibilité pour ce qui concerne la lettre ne remplissent pas le critère « des motifs concrets s’appuyant sur une preuve forte » ou, pour le dire autrement, qu’elles ne possèdent pas « les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » : Vavilov, au paragraphe 99, où l’on adopte l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47 et 74.

E.  Le caractère déraisonnable de ces conclusions sur la crédibilité rend la décision attaquée déraisonnable dans son ensemble

[34]  À mon sens, les défauts exposés ci‑dessus touchant la crédibilité influent sur la décision de la SAR dans son ensemble et la rendent déraisonnable, que les autres conclusions sur la crédibilité soient ou non raisonnables. Si l’on avait tenu pour crédible la lettre de l’ex‑compagnon et si on lui avait accordé une force probante, l’appréciation des déclarations de M. Onoh sur son orientation sexuelle et par conséquent l’issue de sa demande d’asile auraient très bien pu être différentes. Cette conclusion se trouve renforcée par les questions que soulèvent, à propos de la manière dont la SAR envisage la crédibilité, ses constatations relatives aux noms des professeurs. Quoique je convienne avec le ministre qu’il faut examiner l’affaire d’un point de vue global, je ne suis pas convaincu que la décision attaquée pourrait être confirmée même si l’on retenait les autres conclusions sur la crédibilité, étant donné l’effet potentiel sur l’ensemble de cette décision des conclusions déraisonnables relatives à ladite crédibilité.

IV.  Conclusion

[35]  En conséquence, je tiens pour établi que la décision de la SAR est déraisonnable et doit être annulée. Cela étant, je n’ai pas à examiner les arguments opposés par M. Onoh aux autres conclusions de la SAR sur sa crédibilité ni son affirmation selon laquelle celle‑ci aurait omis de prendre valablement en considération les Directives sur l’OSIGEG.

[36]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’appel de M. Onoh est renvoyé devant la SAR pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens avec elles que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑331‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’appel de M. Onoh est renvoyé devant la Section d’appel des réfugiés pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8jour de juin 2020.

Semra Denise Omer, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑331‑19

 

INTITULÉ :

JONAH RAPULUMCHUKWU ONOH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 AOÛT 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 AVRIL 2020

 

COMPARUTIONS :

Adam Wawrzkiewicz

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nur Muhammed Ally

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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