Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200402


Dossier : IMM-3052-19

Référence : 2020 CF 472

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 avril 2020

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

LEO PAGANEL ZATREANU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, M. Zatreanu, est un citoyen irlandais d’origine rom. Victimes de racisme en Roumanie, ses parents ont emmené la famille en Irlande en 2002 lorsqu’il avait quatre ans. Les membres de la famille ont demandé la protection de l’État en Irlande et le statut de réfugiés leur a été accordé. Par la suite, le demandeur a acquis la citoyenneté.

[2]  M. Zatreanu demande maintenant l’asile au Canada. Il affirme qu’en Irlande, il sera victime de discrimination et de harcèlement équivalant à de la persécution. Dans une demande distincte, ses parents et sa sœur ont également demandé l’asile au Canada.

[3]  La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que M. Zatreanu n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé cette décision. La SAR a conclu que le harcèlement et la discrimination vécus en Irlande n’équivalaient pas à de la persécution. Elle a également conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[4]  Dans sa demande de contrôle judiciaire, M. Zatreanu a soulevé plusieurs questions. En l’espèce, je dois seulement examiner si les conclusions de la SAR relatives à la persécution et à la protection de l’État étaient raisonnables. Elles ne l’étaient pas. La demande est accueillie pour les motifs qui suivent.

II.  Contexte

[5]  M. Zatreanu signale que lorsqu’ils sont arrivés en Irlande, sa famille et lui ont été victimes de discrimination et de harcèlement fondés sur l’appartenance ethnique. Ils ont notamment été victimes de harcèlement physique et verbal à l’école et dans la collectivité. La famille a signalé les incidents à l’école et à la police, mais cette dernière n’a pris aucune mesure pour empêcher qu’ils ne se reproduisent.

[6]  En 2008, en raison de la mauvaise santé du père de M. Zatreanu et de son incapacité à travailler, la famille a déménagé dans une collectivité de logements sociaux. Là‑bas, la famille a souvent été victime de harcèlement, d’injures, de destruction de biens, de menaces physiques et de violence. Ces incidents se sont poursuivis jusqu’à ce que M. Zatreanu et ses parents quittent l’Irlande en 2014. La famille a signalé de nombreux incidents à la police. Celle‑ci a informé la famille qu’elle enquêterait sur les incidents, mais, en fin de compte, elle ne l’a pas fait. La famille a reçu l’aide de certains conseillers municipaux, qui ont présenté des observations à la police au nom de la famille. Vers 2011 et 2012, la famille a demandé un transfert de logement à l’autorité responsable. Cette demande a été rejetée. En 2013, la Haute Cour d’Irlande a ordonné à l’autorité de réexaminer la décision.

[7]  L’ordonnance de la Haute Cour n’avait pas été respectée ni exécutée lorsque, en 2014, la famille a emménagé aux États‑Unis et y a déposé une demande d’asile. En juillet 2017, M. Zatreanu a retiré sa demande aux États‑Unis, est entré au Canada et y a demandé l’asile. Ses parents et sa sœur avaient fait de même quelques mois auparavant. En décembre 2017, la SPR a rejeté la demande de M. Zatreanu. En appel devant la SAR, il a demandé que sa demande soit jointe à celle de sa famille, que la Cour fédérale avait renvoyée à la SAR pour que celle‑ci statue à nouveau sur l’affaire dans la décision Zatreanu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 332.

III.  La décision faisant l’objet du présent contrôle

[8]  La SAR a examiné les formulaires de fondement de la demande d’asile [FDA] de M. Zatreanu et de son père. Dans son formulaire, le père de M. Zatreanu explique que la famille a été victime de discrimination et de harcèlement en Irlande depuis son arrivée en 2002 et que ceux‑ci se sont intensifiés en 2008, après que la famille a emménagé dans un logement social.

[9]  La SAR a conclu que la situation de M. Zatreanu diffère de celle de son père. Contrairement à son père, M. Zatreanu est célibataire, a étudié neuf ans en Irlande, parle anglais et ne souffre pas de problèmes de santé qui l’empêcheraient de travailler. Il serait en mesure de déménager s’il n’est pas satisfait de ses voisins en Irlande. Compte tenu de ces différences et du fait que les demandes d’asile ne valent que pour l’avenir, la SAR a conclu que M. Zatreanu ne serait pas confronté aux mêmes problèmes de logement qu’il avait rencontrés lorsqu’il a quitté l’Irlande. À ce stade‑ci, M. Zatreanu pourrait vivre n’importe où en Irlande.

[10]  La SAR a reconnu que la discrimination à l’égard des Roms existe en Irlande, mais a conclu que des incidents comme se faire insulter et cracher dessus — incidents vécus par M. Zatreanu alors qu’il était étudiant — ne constituent pas de la persécution.

[11]  Lors de son appréciation de la protection de l’État, la SAR a précisé que l’Irlande est une démocratie stable avec des droits politiques et des libertés civiles solides. Elle a également indiqué que le gouvernement irlandais s’était efforcé de lutter contre la discrimination à l’égard de la communauté rom, mais a reconnu qu’aucune donnée n’était disponible pour évaluer le succès de ces efforts. Enfin, la SAR a reconnu que la famille avait demandé l’aide des policiers à maintes reprises. Elle a indiqué que la police n’a pas pu enquêter avec succès sur les plaintes de la famille parce que celle‑ci n’a jamais donné l’identité des agents de persécution à la police. Pour ces motifs, la SAR a conclu que M. Zatreanu n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

IV.  La norme de contrôle

[12]  Selon la jurisprudence antérieure, les décisions de la SAR relatives au risque de persécution et à l’absence de protection de l’État sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Al-Sarhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1438, au par. 18; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au par. 35). Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la Cour suprême du Canada a conclu que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer (au par. 17). J’examinerai la décision de la SAR selon la norme de la décision raisonnable.

[13]  Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, le juge Rowe a décrit les attributs d’une décision raisonnable de la façon suivante :

[31]  La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32]  La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

V.  Analyse

[14]  Le fait que la SAR a mal interprété la preuve rend déraisonnables à la fois son évaluation du risque de persécution de M. Zatreanu et son analyse de la protection de l’État.

[15]  La SAR cite les incidents [traduction] « de discrimination et de harcèlement à l’école de la part d’autres élèves » dont M. Zatreanu a été victime. Elle conclut ensuite que ce traitement n’équivaut pas à de la persécution. Ce résumé de la discrimination dont M. Zatreanu a été victime est incomplet. Dans son formulaire FDA, M. Zatreanu décrit une agression physique dans un parc aquatique en 2007 et une autre agression dans un parc public en 2011. Il s’est également appuyé sur le formulaire FDA de son père, qui fait état des menaces, des agressions et du vandalisme dont la famille a été victime dans la maison familiale et à proximité de celle‑ci entre 2008 et 2014.

[16]  La SAR a tenu compte du formulaire FDA du père de M. Zatreanu pour parvenir à sa conclusion relative à la discrimination. Elle a toutefois limité son examen aux incidents qui sont survenus à l’école et résume ceux‑ci en affirmant que M. Zatreanu [traduction] « s’est fait insulter et cracher dessus et a été harcelé ».

[17]  Pour déterminer si M. Zatreanu avait été persécuté en Irlande, la SAR devait tenir compte de l’effet cumulatif du comportement discriminatoire qu’il a subi (Kamran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 380, aux par. 43 et 44). Elle ne l’a pas fait. La SAR n’a pas tenu compte des cas graves de harcèlement pour déterminer si les incidents rapportés équivalaient à de la persécution. Les incidents dont elle a fait fi différaient de par leur caractère et leur nature du harcèlement dans la cour d’école. Ces incidents rapportés étaient notamment des agressions par des membres adultes de la collectivité, des menaces de lésions corporelles et des dommages matériels. La SAR ne s’est pas du tout acquittée de son obligation de tenir compte de l’effet cumulatif de la conduite discriminatoire rapportée. Cette façon de procéder pour déterminer si les incidents signalés par M. Zatreanu équivalent à de la persécution est déficiente et entache le reste de l’analyse.

[18]  La SAR affirme à juste titre que, lorsqu’elle évalue la persécution, elle doit tenir compte du risque prospectif. Toutefois, comme la SAR n’a fait qu’une évaluation partielle de la preuve, on ne sait pas si elle aurait considéré le risque prospectif de la même façon si elle avait examiné en détail la persécution dont M. Zatreanu a été victime dans le passé.

[19]  L’analyse de la protection de l’État qu’a effectuée la SAR soulève des préoccupations semblables.

[20]  Il ressort clairement du dossier que M. Zatreanu et sa famille ont signalé à maintes reprises des incidents de violence et de harcèlement à la police. Celle‑ci a bien répondu aux appels à l’aide. Toutefois, M. Zatreanu a fait valoir devant la SAR que la police n’a jamais enquêté sur les plaintes et qu’aucune protection significative ne s’est concrétisée.

[21]  La SAR attribue l’absence de protection policière à l’incapacité de la famille à identifier les agents de persécution. Cette conclusion ne concorde pas avec le dossier, qui indique clairement que la famille a révélé à plusieurs reprises l’identité des agents de persécution à la police. M. Zatreanu a déclaré dans son formulaire FDA qu’une fois, le frère de M. Zatreanu avait fourni à la police le nom d’un agresseur. Le père de M. Zatreanu a déclaré ce qui suit dans son formulaire FDA : (1) la famille a décrit à la police les personnes qui ont agressé la famille et vandalisé leur maison en 2009; (2) l’identité d’un témoin d’un incident survenu en 2010 a été fournie à la police, [traduction] « mais [celle‑ci] a refusé ou a eu peur de l’aborder »; et (3) la famille a décrit à la police les personnes qui ont vandalisé et volé la voiture familiale en 2010.

[22]  Le dossier contredit la conclusion de la SAR selon laquelle les victimes ont fourni des renseignements inadéquats à la police de sorte qu’ils auraient raisonnablement pu s’attendre à bénéficier de la protection de l’État. Cette contradiction mine le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR en matière de protection de l’État.

[23]  Pour parvenir à sa conclusion, la SAR s’est également appuyée sur des éléments de preuve démontrant que l’État fait des efforts pour lutter contre la discrimination envers les Roms. Ce faisant, elle a reconnu l’absence d’éléments de preuve démontrant l’efficacité de ces efforts.

[24]  Il incombe au demandeur de réfuter la présomption relative à la protection de l’État. Il était loisible à la SAR de conclure que M. Zatreanu ne s’était pas acquitté de ce fardeau. Toutefois, le fait que la SAR a mal interprété la preuve et qu’elle s’est fondée sur la preuve que l’État fait des efforts sans même examiner si ces efforts sont efficaces rend déraisonnable la conclusion relative à la protection de l’État.

VI.  Conclusion

[25]  La demande est accueillie. Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3052-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie;

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 30e jour d’avril 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-3052-19

 

INTITULÉ :

LEO PAGANEL ZATREANU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 3 décembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 2 avril 2020

COMPARUTIONS :

Nilofar Ahmadi

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nadine Silverman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

NK Lawyers

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.