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Date : 20200327


Dossier : IMM‑896‑19

Référence : 2020 CF 442

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

IKECHUKWU CECIL ONUKWUFOR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente affaire concerne la décision d’un agent (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) du haut‑commissariat du Canada à Accra, au Ghana. Dans une lettre datée du 26 novembre 2018, l’agent a conclu que le demandeur n’était pas un enfant à charge au sens de l’article 2 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR). L’agent a rejeté la demande de résidence permanente présentée pour des motifs d’ordre humanitaire sur le fondement du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Faits

A.  Le demandeur

[3]  Ikechukwu Cecil Onukwufor (le demandeur) est un citoyen du Nigéria âgé de 33 ans. Son frère, Maxwell Onukwufor, est citoyen canadien (Maxwell). Par souci de commodité et non par manque de respect, il sera désigné par son prénom.

[4]  Maxwell a parrainé la demande de résidence permanente de sa mère ainsi que celle du demandeur en tant que personne à charge de sa mère.

[5]  Le demandeur a affirmé souffrir de troubles mentaux qui le rendent dépendant de sa mère, qui doit lui offrir un soutien moral, financier et psychologique. À titre de preuve, le demandeur a présenté des lettres rédigées par deux médecins. Le médecin du demandeur au State Specialist Hospital a déclaré que ce dernier souffrait de déficiences cognitives et qu’il dépend de sa mère pour obtenir un soutien moral et psychologique. Le médecin du demandeur au Alvan Ikoku Federal College a déclaré que le demandeur souffre d’une maladie psychologique, qu’il est attaché à sa mère en raison du décès de son père et qu’une séparation d’avec sa mère entraînerait une détérioration de son état psychologique.

[6]  Dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur a fait valoir que le fait qu’il avait pris plus de temps que ses camarades de classe à terminer ses études et son incapacité à obtenir un diplôme d’études supérieures, contrairement à ses frères, corroboraient son [traduction« faible développement mental ». Plus précisément, le demandeur a indiqué présenter des déficiences cognitives [traduction« sur le plan des interactions sociales, du travail, des loisirs et des études » et que ses [traduction« aptitudes cognitives sont à peine développées et sa capacité d’exprimer ses idées est peu développée. Sa capacité de lire et d’écrire est limitée et ses concepts mathématiques se limitent à l’addition et à la soustraction de petits chiffres. »

B.  Historique des procédures

[7]  En février 2016, Maxwell a présenté une demande en vue de parrainer sa mère pour qu’elle obtienne la résidence permanente au Canada et a inscrit le demandeur comme personne à charge de sa mère. Le demandeur avait 30 ans lorsqu’il a été inscrit à titre de personne à charge. Maxwell a été autorisé à parrainer sa mère et le demandeur en février 2017.

[8]  Le 5 mai 2017, Maxwell a reçu un courriel indiquant que le demandeur n’avait pas la qualité de personne à charge, car il avait plus de 19 ans au moment du parrainage et que, par conséquent, son nom serait retiré de la demande.

[9]  Je souligne que, en octobre 2017, l’âge maximal de l’enfant à charge est passé de 19 à 22 ans en vertu de l’article premier du Règlement modifiant le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (âge des enfants à charge), DORS/2017‑60.

[10]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, Maxwell allègue qu’il a inscrit le demandeur comme personne à charge de sa mère conformément à l’alinéa 2b)(ii) du RIPR : le demandeur « est âgé de vingt‑deux ans ou plus et n’a pas cessé de dépendre, pour l’essentiel, du soutien financier de l’un ou l’autre de ses parents depuis le moment où il a atteint l’âge de vingt‑deux ans, et ne peut subvenir à ses besoins du fait de son état physique ou mental ». Toutefois, bien que le demandeur ait été inscrit comme personne à charge en vertu de cette disposition, ce dernier a répondu « non » à la question 6k) du formulaire de demande à savoir s’il avait déjà souffert d’une maladie grave ou d’un trouble physique ou mental. Maxwell a expliqué plus tard qu’il s’agissait d’une erreur.

[11]  En réponse au courriel du 5 mai 2017, Maxwell a présenté une lettre d’un médecin indiquant que le demandeur était né avec un [traduction« retard de développement » et qu’il avait besoin du soutien de sa mère. Toutefois, le 8 mai 2017, l’agent qui a examiné le dossier du demandeur a aussi conclu que ce dernier n’avait pas la qualité de personne à charge.

[12]  Le 10 mai 2017, l’agent a souligné les nouvelles observations de Maxwell selon lesquelles le demandeur était autiste et avait subi une lésion cérébrale. Toutefois, l’agent a conclu que [traduction« le répondant n’a fourni aucune preuve démontrant l’affection alléguée » et que [traduction« [le demandeur] n’a déclaré aucune maladie grave ni aucun trouble physique ou mental », de sorte que [traduction« la décision demeure la même ».

[13]  L’agent a relevé d’autres divergences entre la demande du demandeur et celle de sa mère. Par exemple, l’agent a souligné que le demandeur a affirmé être au chômage dans sa demande, alors que sa mère a déclaré dans la sienne que son fils était travailleur indépendant. Maxwell a expliqué cette divergence au moyen d’une lettre, dans laquelle il indiquait que le demandeur réalisait de petits travaux pour une entreprise familiale et qu’il gagnait environ 200 $ par mois. Maxwell a expliqué que sa mère a déclaré que le demandeur était [traduction« travailleur indépendant » parce qu’il s’agit d’une source de fierté dans leur culture.

[14]  En mars 2018, Maxwell a contacté le ministre d’IRCC pour lui poser des questions au sujet de la demande de résidence permanente du demandeur. La direction des demandes de renseignements ministériels (la direction) a répondu à Maxwell que rien ne pouvait être ajouté à la réponse fournie dans le courriel du 5 mai 2017. Toutefois, la direction a indiqué que le demandeur pouvait devenir résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[15]  Le 16 novembre 2018, Maxwell a présenté la demande de résidence permanente du demandeur pour des motifs d’ordre humanitaire. Le 26 novembre 2018, le bureau des visas a reçu le formulaire « Recours aux services d’un représentant » joint à la demande. Les observations écrites du demandeur à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ont été préparées par Euro Consultants Canada Inc. Dans les observations à l’appui de la demande, il était indiqué que le demandeur dépend de sa mère pour obtenir un soutien moral, psychologique et financier, qu’il n’a pas d’autre réseau de soutien au Nigéria puisque ses deux frères ne peuvent subvenir à ses besoins, que Maxwell peut subvenir à ses besoins avec sa mère au Canada et que s’il était laissé à lui‑même au Nigéria, le demandeur serait vulnérable à la criminalité et serait susceptible de consommer de la drogue.

[16]  En novembre 2018, la mère du demandeur a obtenu le statut de résident permanent et s’est rendue au Canada.

[17]  Dans un courriel daté du 26 novembre 2018, l’agent a informé la mère du demandeur que ce dernier n’était pas considéré comme une personne à charge. L’agent a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur, car il n’était pas convaincu que des motifs d’ordre humanitaire justifiaient de lui accorder une quelconque exemption. Il s’agit de la décision faisant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

C.  La décision sous‑jacente

[18]  Dans sa décision, l’agent a indiqué que le demandeur ne répondait pas à la définition d’enfant à charge et a renvoyé au courriel du 5 mai 2017, dans lequel la décision concernant le statut de personne à charge du demandeur a été rendue pour la première fois. L’agent a également conclu qu’aucun motif d’ordre humanitaire ne justifiait d’octroyer le statut de résident permanent au demandeur.

(1)  La décision concernant le statut de personne à charge du demandeur

[19]  Les motifs qui ont amené l’agent à conclure que le demandeur n’était pas une personne à charge, qu’il a exposés les 5, 8, 10 et 22 mai 2017, sont simples. L’agent a fait les deux observations suivantes : Maxwell n’a fourni aucune preuve à l’appui de son allégation selon laquelle le demandeur dépendait financièrement de sa mère en raison d’un trouble mental. Notamment, bien que Maxwell ait allégué que le demandeur était autiste et avait subi une lésion cérébrale, il n’a fourni aucune preuve à cet égard. L’agent a conclu que le demandeur n’était pas un enfant à charge parce qu’il avait coché « non » à la question 6k) du formulaire de demande à savoir s’il avait déjà souffert d’une maladie grave ou d’un trouble physique ou mental.

[20]  L’agent a également renvoyé à la décision du 26 novembre 2018 concernant le statut de personne à charge du demandeur après avoir analysé la preuve qu’il avait présentée. Comme l’analyse de l’agent est la même pour la demande à titre de personne à charge et la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qu’il a énoncée dans ses motifs du 26 novembre, ceux‑ci sont résumés dans la section suivante.

(2)  La décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

[21]  En analysant les facteurs d’ordre humanitaire, l’agent a reconnu que le demandeur avait [traduction] « de faibles aptitudes par rapport à son développement » et qu’il [traduction] « dépend de sa mère pour ses besoins émotionnels et psychologiques ». Voici un extrait du résumé des observations de l’agent concernant les capacités du demandeur :

[traduction]

Bien que le demandeur souffre d’un retard mental, il n’a pas de problème de santé susceptible d’entraîner un fardeau excessif pour les services de santé ou sociaux. Il peut se débrouiller dans la vie quotidienne, manger seul, aller aux toilettes, effectuer des activités quotidiennes, mais il présente des lacunes quant à la capacité de faire la part entre des détails essentiels et non essentiels, à l’aptitude à résoudre des problèmes, à la capacité d’analyse et de synthèse, ainsi qu’à la coordination visuo‑motrice; il présente une déficience sur le plan des interactions sociales, du travail, des loisirs et des études.

Ses aptitudes cognitives sont à peine développées et sa capacité d’exprimer ses idées est peu développée. Sa capacité de lire et d’écrire est limitée et ses concepts mathématiques se limitent à l’addition et à la soustraction de petits chiffres; il est capable de donner un coup de main dans les tâches domestiques simples et les achats peu complexes, mais n’exerce pas sa liberté de choix complètement pour répondre à ses besoins et dépend de sa mère en ce qui a trait à ses vêtements et accessoires. Il peut aider d’autres personnes à faire leur travail, mais ne peut entreprendre quelque chose de sa propre initiative et a besoin d’une étroite supervision.

[22]  L’agent a énuméré d’autres documents à l’appui, notamment le certificat de bonne conduite du demandeur, les lettres de ses médecins, l’affidavit de son enseignant, les résultats de ses examens, une lettre de la Chapel Group Medical Clinic au sujet de sa mère, ainsi que des lettres de ses frères au Nigéria dans lesquelles ils déclaraient ne pas pouvoir s’occuper de lui.

[23]  L’agent a accordé peu de poids à la lettre de la Chapel Group Medical Clinic, car elle concernait la mère du demandeur et Maxwell, et non la relation du demandeur avec sa mère. De plus, l’agent était quelque peu préoccupé par le fait que les adresses de la mère du demandeur et de ses fils changeaient d’une demande d’immigration à l’autre. L’agent a accordé peu de poids à la carte de consultation externe du Brain Plus Specialist Hospital, puisqu’aucune observation du personnel n’y était jointe. Par ailleurs, l’agent a accordé peu de poids aux lettres des médecins du Hospitals Management Board et du Alvan Ikoku Federal College of Education, car elles n’indiquaient pas la durée du traitement ni les soins précis du demandeur. L’agent a également souligné que [traduction« les lettres ne sembl[aient] pas avoir été rédigées par des médecins professionnels ». En outre, l’agent a accordé peu de poids aux observations sur les mauvais résultats scolaires du demandeur, car aucun document plus ancien ne les corroborait.

[24]  L’agent a souligné que sur le Formulaire de demande générique pour le Canada qu’il a présenté de nouveau à titre d’enfant à charge, le demandeur a coché « oui » à la question 6k).

[25]  Le demandeur avait allégué éprouver des difficultés dans ses observations à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il avait fait valoir qu’il souffrirait de l’absence de sa mère, que sa mère ne pourrait pas rester de façon permanente au Canada, car elle devrait retourner au Nigéria pour être avec lui, et que cela aurait des conséquences négatives sur les petits‑enfants de cette dernière au Canada, notamment les enfants de Maxwell. Le demandeur a également allégué qu’il serait vulnérable à la criminalité et susceptible de consommer de la drogue au Nigéria sans la présence de sa mère. Or, l’agent a accordé peu de poids à ces arguments, car il a conclu que [traduction] « les documents étaient insuffisants » pour évaluer la relation entre la mère du demandeur, le demandeur, et les petits‑enfants de celle‑ci au Canada.

[26]  En fin de compte, l’agent a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur, car il n’était pas convaincu que ce dernier répondait à la définition de personne à charge ou qu’il était à la charge de sa mère.

III.  Question préliminaire : l’intitulé

[27]  Le nom officiel du défendeur est le « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration », et non le « ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté ». L’intitulé est donc modifié avec effet immédiat.

IV.  Question en litige et norme de contrôle

[28]  La seule question qui se pose dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[29]  Avant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII) [Vavilov], rendu récemment par la Cour suprême, la décision rendue par un agent d’immigration dans le cadre d’une demande présentée pour des motifs d’ordre humanitaire sur le fondement de l’article 25 de la LIPR était assujettie à la norme de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (CanLII), au par. 44 [Kanthasamy]; Douti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1042 (CanLII), au par. 4; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 988 (CanLII), au par. 24. Il n’y a pas lieu de déroger à la norme de contrôle suivie dans la jurisprudence antérieure, étant donné que l’application du cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Vavilov entraîne l’application de la même norme de contrôle, soit celle de la décision raisonnable.

[30]  Comme l’ont souligné les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). De plus, « la cour de révision doit être convaincue [que la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

V.  Analyse

[31]  Le demandeur soutient que l’agent n’a déployé aucun effort raisonnable pour [traduction« discuter avec le répondant » ou pour [traduction« se documenter sur ses problèmes socioculturels dynamiques et médicaux ». Il affirme que l’agent n’a pas adéquatement examiné la preuve en refusant de tenir compte des éléments fournis à l’appui de sa demande, et il allègue que les objections de l’agent étaient conjecturales. Le demandeur estime que l’agent a fait des suppositions inappropriées concernant les éléments de preuve.

[32]  Plus précisément, le demandeur conteste la façon dont l’agent a évalué la preuve médicale fournie par ses médecins. Il fait valoir que l’agent n’a pas adéquatement examiné la preuve médicale du psychiatre, un professeur du Alvan Ikoku Federal College of Education, ou du médecin du State Specialist Hospital. Peu de poids a été accordé aux lettres fournies par les deux médecins au motif qu’elles ne semblaient pas avoir été rédigées par des [traduction] « médecins professionnels » et que l’une d’entre elles provenait d’un établissement d’enseignement. Le demandeur allègue que les deux médecins sont des [traduction] « professionnels », contrairement à ce qu’a affirmé l’agent.

[33]  Le défendeur soutient que le demandeur ne fait que contester le résultat défavorable et que la décision de l’agent ne comporte aucune erreur susceptible de contrôle. En ce qui concerne l’examen de la preuve médicale, le défendeur soutient que les motifs de l’agent confirment qu’il a raisonnablement examiné les documents fournis par le demandeur et les a jugés insatisfaisants.

[34]  Je tiens à souligner, au passage, que le défendeur qualifie les observations du demandeur de [traduction« conjectures intéressées sur ce qui lui arrivera à l’avenir ». Il est évident que les arguments du demandeur n’ont pas convaincu le défendeur, mais j’estime que le commentaire susmentionné est sans fondement. Plus particulièrement, étant donné que le demandeur se représentait seul jusqu’à ce qu’un avocat soit récemment nommé et qu’il a préparé lui‑même ses observations (avec de l’aide), affirmer que ses observations sont [traduction] « intéressées » est discutable. Bien sûr que les observations étaient intéressées : le demandeur a présenté des arguments pour son propre compte. Il est inapproprié de laisser entendre que se représenter soi‑même ou présenter des arguments pour son propre compte est intéressé, pas plus qu’il n’est acceptable de miner l’aspect émotionnel de cette demande en affirmant qu’elle est intéressée alors que, essentiellement, elle concerne la réunification d’une famille au Canada.

[35]  À mon sens, l’agent n’a pas adéquatement examiné la preuve et a formulé des conjectures inappropriées au sujet de la preuve médicale présentée par le demandeur. Premièrement, l’agent n’a pas expliqué pourquoi il a conclu que le Alvan Ikoku College ne pouvait pas employer de médecins ou offrir de traitements simplement parce qu’il s’agit d’un établissement d’enseignement. Dans la décision Bhatia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1000 CanLII [Bhatia], où la Cour a procédé au contrôle judiciaire d’une décision relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la Cour a conclu ce qui suit au paragraphe 38 : « [I]l est bien accepté qu’un décideur peut user de logique et de bon sens pour tirer des conclusions de faits connus. Un agent d’immigration ne peut pas s’engager dans la conjecture ou rendre des conclusions conjecturales. Cependant, une conclusion dûment raisonnée ne relève pas de la spéculation. »

[36]  Conformément à la décision Bhatia, l’agent peut user de logique et de bon sens. Cependant, je ne vois pas en quoi la conclusion de l’agent en l’espèce s’appuie sur des inférences logiques. Dans la décision Bhatia, la Cour a estimé que l’agent avait raisonnablement conclu que les enfants des demandeurs n’auraient aucun problème à s’ajuster à un retour en Inde, car ils avaient vécu des expériences culturelles grâce au bénévolat qu’ils faisaient avec leurs parents à leur lieu de culte. Toutefois, aucune inférence raisonnable de cette nature n’a été tirée en l’espèce. Il est courant que les professeurs de psychiatrie ou de médecine soient également des cliniciens ou des praticiens, de la même manière qu’un professeur de droit peut également être un praticien. Il était déraisonnable pour l’agent de conclure que le Alvan Ikoku College ne pouvait pas employer de médecins travaillant également à titre d’enseignants.

[37]  Deuxièmement, l’agent a fait preuve d’audace en concluant, sans preuve satisfaisante à l’appui, que la preuve médicale ne semblait pas provenir de [traduction] « médecins professionnels ». L’agent a tiré cette conclusion au seul motif qu’aucune des lettres ne précisait le plan de traitement du demandeur ni depuis quand il était suivi par ses médecins. Je ne vois toutefois pas le lien entre cette conclusion et la demande du demandeur. Le traitement du demandeur n’était pas pertinent puisqu’il alléguait simplement qu’il dépendait de sa mère pour obtenir un soutien psychologique et financier en raison d’une forme de handicap mental. En affirmant que les médecins devaient fournir des plans de traitement, l’agent a supposé que le simple fait d’avoir un handicap ne suffisait pas pour revendiquer le statut de personne à charge. Le demandeur n’a pas affirmé que sa mère l’avait aidé à traiter son handicap, ni même que son handicap nécessitait un traitement. Il a seulement allégué qu’il présentait un tel handicap.

[38]  Les lettres des deux médecins indiquaient que le demandeur présentait un handicap mental et dépendait du soutien de sa mère. Là encore, le demandeur n’alléguait pas que sa mère l’aidait à traiter sa maladie ni qu’il avait besoin d’un traitement particulier au Canada. Le demandeur faisait valoir qu’il est une personne handicapée incapable d’indépendance en raison d’un retard de développement – une affirmation qui est étayée par les deux lettres. Par ailleurs, l’agent n’a pas expliqué pourquoi il était important de savoir depuis quand le demandeur était suivi par ses médecins. Je reconnais que l’existence d’une relation de longue date entre le demandeur et ses médecins aurait renforcé la crédibilité des lettres. Toutefois, le diagnostic du demandeur reste le même quoi qu’il en soit, et c’est ce diagnostic qui a servi de fondement à sa demande présentée pour des motifs d’ordre humanitaire.

[39]  Je reconnais que les lettres des médecins comportent d’autres problèmes. En effet, elles laissent beaucoup à désirer. En particulier, aucun des deux médecins n’établit de diagnostic précis au sujet de la déficience mentale du demandeur. Cette information aurait grandement éclairé la demande du demandeur. Toutefois, cette critique n’a pas été formulée par l’agent. L’agent a plutôt spéculé sur le « professionnalisme » des médecins sans même expliquer clairement pourquoi ceux‑ci ne lui apparaissaient pas comme des experts.

[40]  En l’espèce, une conjecture inappropriée est à elle seule fatale pour ce qui est du caractère raisonnable de la décision de l’agent. La preuve médicale est essentielle tant pour la demande à titre de personne à charge que pour la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur. Ces deux demandes reposent presque entièrement sur la preuve médicale qui démontre que le demandeur ne peut pas fonctionner de manière indépendante en raison de son handicap. Bien que d’autres éléments de preuve concernant la relation entre le demandeur et sa mère auraient été bénéfiques, même ces éléments présentés sans aucune preuve médicale auraient probablement été insuffisants. Par conséquent, en évaluation la preuve médicale sur le fondement de conjectures inappropriées, ce qui a mené à des conclusions illogiques, l’agent a commis une erreur qui rend sa décision déraisonnable.

VI.  Question à certifier

[41]  On a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier. Ils ont tous deux affirmé qu’il n’y en avait pas, et je suis d’accord avec eux.

VII.  Conclusion

[42]  L’agent s’est livré à des conjectures inappropriées. Les conclusions de l’agent concernant la preuve médicale ne découlent pas logiquement de la preuve ou des observations qui lui ont été présentées.

[43]  Pour les motifs qui précèdent, la décision de l’agent est annulée. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.




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