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                                                                                                                     Date : 20040720

                                                                                                        Dossier : IMM-7516-03

                                                                                                    Référence : 2004 CF 1008

Ottawa (Ontario), le 20 juillet 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

ENTRE :

                                                   MEHMET ALI OZDEMIR

                                                                                                                               demandeur

                                                                       et

                   LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                 défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE SNIDER

[1]                Le demandeur est un citoyen de la Turquie âgé de 20 ans qui prétend avoir une crainte fondée de persécution en raison de sa race, de sa nationalité, de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social particulier. Il prétend également être une personne à protéger. Plus particulièrement, le demandeur prétend être un activiste kurde et soutenir l'HADEP, un parti politique qui défend les droits des Kurdes. De plus, il affirme s'exposer également à un risque parce qu'il ne s'est pas présenté pour son service militaire.


[2]                Après avoir entendu la demande du demandeur, la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Section du statut de réfugié) (la Commission), dans sa décision datée du 3 septembre 2003, a rejeté les prétentions du demandeur. La Commission avait des doutes importants concernant la crédibilité du demandeur et a conclu que :

·            le demandeur n'est pas kurde;

·            même s'il est kurde, il n'a pas subi la persécution relatée dans son témoignage; et

·            il ne présente aucun intérêt pour les autorités sauf en ce a trait à son insoumission possible.

En résumé, la Commission a conclu que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention tel que décrit à l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch.27 (LIPR) et qu'il n'était pas une personne à protéger tel que décrit au paragraphe 97(1).

[3]                Le demandeur demande le contrôle judiciaire de cette décision.


Questions en litige

[4]         Le demandeur soulève les questions suivantes :

1.          Puisque la Commission a convenu qu'il était possible que le demandeur soit arrêté comme déserteur, la Commission a-t-elle commis une erreur dans son analyse au regard du paragraphe 97(1) de la LIPR, en omettant d'évaluer la question de savoir si le demandeur s'exposerait à un risque de torture s'il était arrêté relativement à sa désertion?

2.          La Commission a-t-elle violé des principes d'équité procédurale en tenant compte d'éléments de preuve extrinsèques relatifs à la situation dans le pays que le demandeur n'avait pas à sa disposition?

3.          La Commission a-t-elle commis une erreur ou a-t-elle ignoré des éléments de preuve lorsqu'elle a rendu sa décision sur la crédibilité du demandeur?

4.          La Commission a-t-elle outrepassé sa compétence lorsqu'elle a modifié une note en bas de page dans ses motifs après que la décision ait été rendue et après que l'autorisation ait été accordée pour le présent contrôle judiciaire?


Analyse

Question #1 : La Commission a-t-elle commis une erreur dans son analyse au regard du paragraphe 97(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés?

[5]         Selon le paragraphe 97(1) de la LIPR, la Commission doit examiner la question de savoir si un demandeur a qualité de personne à protéger en raison du danger de torture (sous-alinéa 97(1)a)), de la menace à la vie (sous-alinéa 97(1)b)), ou du risque de traitements ou peines cruels ou inusités (sous-alinéa 97(1)b)). Une analyse distincte de la demande d'asile d'un demandeur faite en vertu de l'article 96 et des risques énumérés au paragraphe 97(1) est nécessaire (Nyathi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), 2003 CF 1119, au paragraphe 21; Bouaouni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), 2003 CF 1211, au paragraphe 41). De plus, une décision défavorable sur la crédibilité relative à une demande d'asile faite en vertu de l'article 96 ne règle pas nécessairement la question des éléments compris au paragraphe 97(1) de la Loi (Nyathi, précitée; Bouaouni, précitée). En dernier ressort, la question de savoir si un tribunal a adéquatement étudié les deux demandes doit être tranchée au cas par cas eu égard aux différents éléments nécessaires pour décider de chaque demande (Nyathi, précitée).


[6]         En rejetant la demande du demandeur faite en vertu du paragraphe 97(1) de la LIPR, la Commission a dit ce qui suit :

[...] S'il retourne en Turquie, il se peut donc qu'il soit arrêtéà titre de déserteur et que, pour cette raison, il soit pénalisé. Cependant, le tribunal estime que cette pénalité serait justifiée dans les circonstances; [...] ces conséquences ne correspondent en soi ni à de la persécution, ni à des traitements ou peines cruels et inusités.

[7]         Selon le demandeur, puisqu'elle avait accepté la possibilité qu'il soit détenu, la Commission avait l'obligation d'examiner la question de savoir si les conditions entourant son arrestation, sa détention et son interrogation avant son procès l'exposeraient possiblement à un risque de torture et si une détention ultérieure l'exposerait possiblement à de la torture ou à des mauvais traitements (Bouaouni, précitée; Kilic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration) 2004 CF 84). De plus, le demandeur fait état d'une preuve documentaire qui, selon lui, montre clairement que l'usage de la torture dans les prisons est courant.

[8]         Même s'il admet qu'il aurait été souhaitable que la Commission offre des explications plus complètes au soutien de ses conclusions relativement à l'article 97, le défendeur prétend que l'omission de le faire ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle (Kulendrarajah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 79; Nyathi, précitée). Le défendeur prétend que la preuve documentaire parle de torture en ce qui concerne les activistes politiques et non les déserteurs.


[9]         La Commission disposait de preuve documentaire concernant les conditions dans les prisons turques et ne l'a pas mentionnée dans sa décision. Contrairement aux affirmations du défendeur, cette preuve ne se limite pas à la possibilité de torture pour des activistes politiques. Il n'appartient ni au défendeur ni à la Cour de décider de la force de persuasion de cette preuve. Le fait est que la Commission a omis de tenir compte de cette preuve ou, si elle en a tenu compte, elle a omis de fournir dans sa décision les raisons pour lesquelles elle l'a rejetée.

[10]       La présente affaire se distingue de la décision Nyathi, précitée, dans laquelle le juge Blanchard a établi que la preuve « ne permettrait pas de conclure que la demanderesse était une personne à protéger » et que par conséquent, « [i]l ne servirait à rien de renvoyer l'affaire pour qu'elle soit réexaminée sur cette base » . Ici, le dossier contenait des éléments de preuve concernant le traitement réservé aux prisonniers. La Commission aurait dû évaluer ces éléments de preuve.

[11]       L'omission de faire une analyse au regard de l'article 97 n'est pas fatale dans toutes les circonstances (Brovina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 635; Nyathi, précitée). Toutefois, dans les circonstances particulières de la présente affaire, l'omission d'évaluer les éléments de preuve présentés constitue une erreur susceptible de contrôle, comme ce fut le cas dans Kiric, précitée.


Question #2 : La Commission a-t-elle violé des principes d'équité procédurale?

[12]       Le demandeur prétend être un objecteur de conscience et il craint que son service militaire ne l'oblige à tuer et à violer des Kurdes innocents dans la région sud-est de la Turquie. La Commission a conclu qu'elle ne disposait d'aucune preuve documentaire fiable montrant l'existence d'un conflit continue dans le sud-est de la Turquie. La Commission a dit ceci :

La preuve documentaire indique plutôt que la situation a changé dans cette région : « [traduction] les années de guérilla sanglante entre l'armée turque et les séparatistes kurdes ont cédéla place à un calme relatif dans le sud-est de la Turquie [¼] » [...] Le tribunal souligne que cette preuve documentaire est datée du 4 juin 2000. Le tribunal a de bonnes raisons de penser que, depuis la rédaction de cet article, la situation s'est encore améliorée et qu'il n'y a plus aujourd'hui de conflit militaire à proprement parler dans le sud-est de la Turquie. Par conséquent, selon la prépondérance des probabilités, si le demandeur retournait en Turquie et faisait son service militaire, il n'aurait à prendre part à aucune atrocité et ne serait pas forcé de tuer des civils innocents ou de violer des femmes comme il l'a allégué dans son témoignage.

[13]       Le demandeur prétend que la partie soulignée du passage précité viole son droit à l'équité procédurale parce que :

(1)         en rendant cette décision, la Commission s'est fondée sur des éléments de preuve extrinsèques qui n'ont pas été révélés au demandeur; et

(2)         subsidiairement, aucune raison n'a été fournie pour cette conclusion.

                                                                                                                                                


[14]       Je ne suis pas d'accord pour dire que cette affirmation constitue le fondement d'une erreur susceptible de contrôle. Même sans cette affirmation, la Commission disposait de suffisamment d'éléments de preuve pour appuyer sa conclusion que, selon la prépondérance des probabilités, l'armée turque n'est pas présentement engagée dans un conflit militaire à proprement parler dans le sud-est de la Turquie.

[15]       L'affaire qui nous occupe se distingue facilement des faits des deux causes auxquelles renvoie le demandeur (Bachore c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1871 (1re inst.) (QL); Mehterian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1992] A.C.F. no 545 (C.A.F.) (QL)).

[16]       Je suis convaincue qu'il n'y a pas eu de manquement au principe de justice naturelle.

Question #3 : La Commission a-t-elle commis une erreur dans ses conclusions sur la crédibilité?


[17]       Le demandeur s'objecte à plusieurs des conclusions négatives sur la crédibilité tirées par la Commission. À mon avis, il était avec raison loisible à la Commission de tirer la plupart de ces conclusions et, par conséquent, l'intervention de la Cour n'est pas justifiée. En ce qui concerne les préoccupations importantes soulevées par le demandeur, je suis convaincue qu'il existe au dossier des éléments de preuve pour appuyer les conclusions de la Commission. En particulier :

1)          C'est avec raison que la Commission s'est davantage fondée sur le témoignage du demandeur concernant son identité kurde que sur l'affidavit d'une connaissance qui disait que l'affiant était [traduction] « convaincu que le demandeur est Kurde » .

2)          Il était loisible à la Commission de conclure que les motifs offerts par le demandeur pour expliquer pourquoi il ne parlait pas la langue kurde étaient invraisemblables. Le bon sens porterait à croire que l'âge et les intérêts du demandeur, de même que sa prétention que ses parents parlent le kurde feraient en sorte qu'il comprenne un peu la langue, même s'il est incapable de la parler.


3)          Contrairement aux prétentions du demandeur, la Commission n'a pas conclu qu'il était invraisemblable que le demandeur et sa famille soutiennent le HADEP. C'est plutôt que la Commission n'a pas compris pourquoi ils ne seraient que des adeptes et non des membres. La Commission a conclu qu'il était invraisemblable qu'une famille d'activistes qui continuaient à militer même après avoir été ciblés par la police ne seraient pas suffisamment engagés politiquement pour devenir des membres du parti HADEP.

4)          Il était loisible à la Commission de tenir compte de la question du retard et de tirer une conclusion négative sur la crédibilité fondée sur les motifs offerts par le demandeur pour expliquer pourquoi il n'a pas quitté la Turquie plus tôt. Dans la présente affaire, la question du retard ne constituait qu'une petite partie de la décision de la Commission. La Commission a tiré plusieurs conclusions défavorables sur la crédibilité au soutien de sa conclusion négative générale sur la crédibilité. On n'a pas accordé suffisamment de poids à sa conclusion relativement au retard pour justifier l'intervention de la Cour.

5)          Même si la Commission n'a pas compris l'explication du demandeur sur la question de savoir s'il avait obtenu son passeport illégalement ou non, cette erreur n'est pas importante et ne justifie pas d'annuler la décision de la commission.


6)          En ce qui concerne la relation du demandeur avec la police, la Commission a conclu à de nombreuses invraisemblances. Même si le demandeur est peut-être en désaccord avec ces conclusions, je suis convaincue qu'à la lumière des éléments de preuve dont elle disposait, il était avec raison loisible à la Commission de conclure à chacune de ces invraisemblances.

[1]         En somme, la Commission était très préoccupée par l'ensemble du récit du demandeur, en commençant par l'identité de ce dernier et en terminant par sa capacité de quitter la Turquie sans incident. Les omissions et les explications invraisemblables du demandeur prises ensembles ont mené à une conclusion défavorable générale sur la crédibilité. Le demandeur n'a pas réussi à me convaincre que cette conclusion générale était déraisonnable.

Question #4 : La Commission a-t-elle outrepassé sa compétence lorsqu'elle a modifié ses motifs?


[2]         La Cour a rendu une ordonnance d'autorisation le 14 avril 2004 et en a fait part à la Section du statut de réfugié aux alentours de cette date. Le 28 avril 2004, la Commission a apporté une modification à une note en bas de page. Le demandeur prétend que la Commission a commis une erreur de compétence fatale en corrigeant une note en bas de page dans la décision qui fait l'objet d'un contrôle judiciaire dans la présente affaire. Je ne suis pas d'accord. La modification était sans conséquence et n'a modifié d'aucune façon la décision sur le fond ou placé le demandeur dans une position dans laquelle il ne savait pas comment faire sa preuve. Il n'y a pas d'erreur susceptible de contrôle.

Conclusion

[3]         Pour conclure, la Commission a commis une erreur relativement à un seul aspect de sa décision. Précisément, la Commission n'a pas bien examiné, comme le requiert l'article 97 de la LIPR, la question de savoir si le demandeur était une personne à protéger. Toutefois, les conclusions de la Commission au regard de l'article 96 de la LIPR ne devraient pas être modifiées. La Commission n'a pas commis d'erreur en décidant que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention selon l'article 96 de la LIPR et cette partie de sa décision devrait être maintenue. De plus, la décision relativement à l'article 97 peut être rendue de façon autonome. Par conséquent, j'ordonnerai que l'affaire soir renvoyée pour réexamen uniquement en ce qui concerne cette conclusion. En statuant à nouveau sur l'affaire, la Commission pourra accepter de nouveaux éléments de preuve seulement en ce qui a trait à la question de savoir si le demandeur est une personne à protéger conformément au paragraphe 97(1) de la LIPR. La possibilité que cette ordonnance ne soit effectivement accordée qu'en partie a été discutée avec les parties qui n'ont soulevé aucune objection.


[4]         Ni l'une ni l'autre des parties n'a soulevé de question pour certification. Aucune question ne sera certifiée.

                                                          ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.         La décision de la Commission est en partie annulée et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission afin que celui-ci statue à nouveau sur la question de savoir si le demandeur est une personne à protéger en vertu de l'article 97 de la LIPR.

2.         Pour les fins du nouvel examen, il est loisible aux parties de soumettre de nouveaux éléments de preuve pourvu que ces éléments de preuve se limitent à la question de savoir si le demandeur est une personne à protéger selon les termes du paragraphe 97(1) de la LIPR.

3.         La conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n'est pas un réfugié au sens de la Convention selon l'article 96 de la LIPR est confirmée et ne fera pas l'objet d'un nouvel examen.

4.          Aucune question de portée générale n'est certifiée.

                                                                                                                        « Judith Snider »           

                                                                                                                                          Juge                    

Traduction certifiée conforme

Caroline Raymond, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                            IMM-7516-03

INTITULÉ :                                                           MEHMET ALI OZDEMIR

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                   TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                   LE 30 JUIN 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                           LE 20 JUILLET 2004

COMPARUTIONS :

Micheal Crane                                                          POUR LE DEMANDEUR

Negar Hashemi                                                        POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane                                                          POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                                    POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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