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Date : 20040804

Dossier : IMM-2920-03

Référence : 2004 CF 1065

Montréal (Québec), le 4 août 2004

Présent :          Monsieur le juge Blais

ENTRE :

                                                        ALI ASLAN GOKPINAR

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                             LE MINISTRE DE L'IMMIGRATION

ET DE LA CITOYENNETÉ

                                                                             

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s"agit du contrôle judiciaire d'une décision de la Section de protection des réfugiés (tribunal) rendue le 3 avril 2003, qui refusait à M. Ali Aslan Gokpinar (demandeur) la qualité de réfugié au sens de la Convention ainsi que la qualité de personne à protéger.


FAITS

[2]                Le demandeur est un citoyen de la Turquie. Il est de race kurde, et de religion alevie. Il revendique le statut de réfugié au Canada pour des motifs de race, de religion, d'opinions politiques et d'appartenance à un groupe social particulier.

[3]                Dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), le demandeur fait état d'une série de persécutions dont lui et sa famille ont été victimes depuis le milieu des années 80, ce qui d'après les documents fournis sur le pays, correspond à la répression sévère dont font l'objet les Kurdes de la part de l'État turc. Il allègue avoir dû quitter son village natal à cause de la persécution des militaires qui associent les villageois kurdes à des guérillas terroristes. Les documents sur le pays confirment que nombre de villages ont été désertés ou fermés par les militaires au cours des années 1980, pour couper les vivres aux guérillas.

[4]                Réfugié dans une grande ville, Mersin, le demandeur a été harcelé par les autorités dans son commerce et arrêté en raison de son identité kurde, en 1994, 1996, 1999 et 2001.


[5]                La persécution a atteint son point culminant dans le cas du demandeur lorsqu'en 2001, il a été arrêté, détenu et torturé par les forces policières pendant une période de douze jours. On l'a accusé d'appuyer la cause kurde, de distribuer des tracts, d'écrire des graffitis. Le demandeur a refusé de signer l'acte d'accusation. Il a été relâché à la suite des pressions exercées par les gens de son quartier. C'est après cet événement qu'il a décidé de quitter la Turquie, ce qu'il a fait six mois plus tard.

[6]                À la persécution dont il souffre en étant Kurde s'ajoute celle d'être alevi. L'alevisme fait partie de la religion musulmane. La majeure partie des musulmans turcs sont Sunnis; l'alevisme fait partie de la branche shiite. Une des différences entre les deux courants musulmans est le statut des femmes. Dans la société alevie, les femmes ont plus de statut, et ne portent pas le voile. Le demandeur mentionne que sa fille subit des pressions à la sortie de l'école pour porter le voile, comme exemple de la discrimination subie par les alevis.

ANALYSE


[7]                Compte tenu des circonstances, il s'agit d'un cas où l'absence de transcription justifie l'accueil du contrôle judiciaire et son renvoi pour une nouvelle détermination par la Section de protection des réfugiés. Toutefois, je tiens à préciser que je ne suis pas d'accord pour dire que le tribunal a manqué à un principe de justice naturelle en n'assurant pas l'enregistrement de l'audition. La Cour d'appel fédérale, dans son arrêt Kandiah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] A.C.F. no 321 (C.A.), s'est prononcée clairement sur cette question et a statué que la seule absence de la transcription ne justifie pas en soi le contrôle judiciaire. Il n'y a aucune disposition législative qui rende obligatoire l'enregistrement, et le bien-fondé de la décision ne tient au fait que l'audience ait été ou non enregistrée. L'absence de transcription n'est pas en soi une atteinte à la justice naturelle.

[8]                La Cour suprême du Canada, dans l'arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, a entériné le principe énoncé dans l'arrêt Kandiah, et a précisé que le critère suivant s'appliquait pour juger si l'absence d'une transcription était déterminante d'un contrôle judiciaire :

¶ 80       À mon avis, les arrêts Kandiah et Hayes, précités, fournissent un excellent énoncé des principes de justice naturelle applicables à l'enregistrement des délibérations d'un tribunal administratif. Dans le cas où l'enregistrement est incomplet, le déni de justice découlerait de l'insuffisance de l'information sur laquelle la cour siégeant en révision peut fonder sa décision. Par conséquent, l'appelant peut se voir nier ses moyens d'appel ou de révision. Les règles énoncées dans ces arrêts empêchent que ce résultat malheureux ne se produise. Elles écartent aussi le fardeau inutile des délibérations administratives et de la répétition superflue d'un examen des faits qui serait entrepris longtemps après que les événements en question sont survenus.

¶ 81       En l'absence d'un droit à un enregistrement expressément reconnu par la loi, les cours de justice doivent déterminer si le dossier dont elles disposent leur permet de statuer convenablement sur la demande d'appel ou de révision. Si c'est le cas, l'absence d'une transcription ne violera pas les règles de justice naturelle. (...)

¶ 82       La question à résoudre en l'espèce est donc de savoir si l'intimé s'est vu nier un moyen de révision en raison de l'absence d'enregistrement de l'audition tenue par le Conseil.


[9]                Le déni de justice ne découle donc pas, selon la Cour suprême et la Cour d'appel fédérale, du fait que l'audition n'est pas transcrite. Il résulte plutôt d'une situation où, compte tenu des circonstances, l'absence de transcription prive l'intéressé d'un moyen de révision essentiel à sa demande. Si la Cour qui siège en révision dispose d'un dossier suffisant pour statuer convenablement sur la demande d'appel, l'absence de transcription ne viole pas les règles de justice naturelle; par contre, si l'absence de transcription rend la Cour incapable de statuer, le contrôle judiciaire sera accueilli.

[10]            En révision de décisions portant sur le statut de réfugié, notre Cour a maintes fois statué que dans les cas où la décision se fonde sur le manque de crédibilité, et surtout les contradictions et invraisemblances du témoignage du demandeur, l'absence de transcription s'avère un obstacle insurmontable qui empêche la Cour de « statuer convenablement sur la demande de révision » .

[11]            Dans la décision Libenge Likele c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 1693 (1ère inst.), le juge Tremblay-Lamer écrit :

¶ 5       En l'espèce, le tribunal a conclu que le témoignage du demandeur était truffé d'invraisemblances, d'incohérences et de contradictions. Ainsi, la décision du tribunal reposait uniquement sur le manque de crédibilité du demandeur.

¶ 6       Je vois mal comment celui-ci peut présenter un argument devant cette Cour qu'une telle conclusion est manifestement déraisonnable lorsqu'il n'est pas en mesure, vu l'absence de transcription, de référer à son témoignage lors de l'audition.

[12]            Le problème d'une décision fondée sur le manque de crédibilité, c'est que la preuve est principalement faite lors de l'audience. Puisque le tribunal fonde sa décision sur les incohérences du témoignage, il est essentiel pour la Cour qui siège en révision de voir quel a été ce témoignage afin de déterminer si les conclusions du tribunal sont raisonnables. Comme l'écrit le juge Martineau dans Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 427:


¶ 7       Vu ce qui précède, en raison de l'absence de transcription, il est très difficile, voir impossible pour cette Cour de réviser la conclusion générale de non crédibilité du tribunal dont la validité est aujourd'hui contestée par le demandeur. Comme ont peut le constater à la lecture de la décision, il ne s'agit pas d'un cas où la conclusion du tribunal est fondée essentiellement sur la preuve documentaire. En l'absence de transcription, il est malheureusement impossible de déterminer si la conclusion du tribunal est fondée sur la preuve ou si celle-ci a été tirée d'une façon capricieuse et arbitraire. Par ailleurs, le demandeur a soumis, certains éléments de preuve documentaire qui corroborent sa version des faits, mais tel que susdit, ceux-ci ont été écartés parce que le tribunal a déterminé que le demandeur n'était généralement pas crédible. Considérant le fait que seul le demandeur a déposé des affidavits, considérant les allégués contenus à ces affidavits, vu l'impossibilité pour cette Cour d'examiner la conclusion portant sur la crédibilité en général (Ahmed, supra), considérant l'intérêt supérieur de la justice, j'estime que la présente demande de contrôle judiciaire doit donc être accueillie.

[13]            Dans l'arrêt Sikder v. Canada (Minister of Employment and Immigration), [1992] F.C.J. No. 915 (C.A.), le juge Hugessen a accueilli une demande de contrôle judiciaire où les invraisemblances et incohérences alléguées par le tribunal étaient contestées par les demandeurs et où l'absence de transcription rendait la vérification impossible :

In the unsatisfactory state of the record, with an incomplete transcript supplemented by the adjudicator's notes and the applicant's own affidavit, we cannot be satisfied that the alleged inconsistencies and implausibilities relied on by the panel were in fact as described by them.

[14]            Le juge Denault applique le même raisonnement dans la décision Farouji c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1253 (C.F. 1ère inst.) :

¶ 6       J'estime que la jurisprudence récente, en énonçant que l'absence de transcription des témoignages rendus lors de l'audience ne constitue pas en soi un manquement aux règles de justice fondamentale, n'a pas écarté la possibilité que l'absence de transcription équivaille à un déni de justice naturelle. En l'occurrence, le père requérant et son épouse, en l'absence de transcription de leur témoignage, ont déposé de longs affidavits au soutien de leur requête, où ils réfutent, point par point, les conclusions et inférences tirées par les membres de la Section du statut de réfugié et affirment que ces conclusions ne reposent pas sur les éléments mis en preuve par leur témoignage. S'il est vrai, comme l'a plaidé le procureur de l'intimé, que c'est la partie intimée qui risque d'être ainsi préjudiciée de l'absence de transcription, ne pouvant s'appuyer sur les témoignages pour démontrer la raisonnabilité de la décision, il n'en demeure pas moins que la partie requérante subit aussi un préjudice ne pouvant établir, vu l'absence de transcription des témoignages, tous les éléments mis en preuve et en particulier les soi-disant contradictions ou invraisemblances tirées par le tribunal.


¶ 7       J'estime que dans les circonstances, vu l'absence de transcription des témoignages d'Ali Reza Mozaffari Farouji et Vajiheh Shabroo et dans la mesure même où leurs revendications et celles des membres de leur famille ont été rejetées en raison de leur manque de crédibilité, la Cour n'est pas en mesure de vérifier les contradictions et invraisemblances soulignées par la Section du statut de réfugié et de se prononcer sur la raisonnabilité de ses conclusions.

[15]            Dans son mémoire, le défendeur allègue que le tribunal avait raison de croire à la non crédibilité du demandeur, et reprend certains exemples de « contradiction » entre la déclaration faite aux autorités d'immigration, le FRP, et les explications données à l'audience. De son côté, le demandeur affirme avoir été mal compris.

[16]            À cet égard, certains éléments de la décision sont surprenants. Ainsi, le tribunal indique que le demandeur aurait été libéré le 22 septembre 2001, après avoir été détenu et torturé. Il quitte le pays le 13 décembre 2001, comme l'atteste la preuve documentaire. Pourtant, le tribunal écrit « (...) il n'a quitté son pays que six mois plus tard (...) » .

[17]            Autre exemple, le tribunal souligne que demandeur a déclaré, à son arrivée au Canada, travailler à son compte dans une entreprise de construction. Pourtant, dans son FRP, il indique avoir été journalier de 1999 à 2001. Le tribunal ne comprend pas qu'il n'ait pas inscrit ce fait à la mention « dernier employeur » qui vient tout de suite après « profession/métier » . La preuve montre que le demandeur n'a pas rempli lui-même le questionnaire, qu'il ne faisait que répondre aux questions. On peut supposer qu'en ayant répondu qu'il était à son compte, il avait dans l'esprit de l'agent répondu à la question suivante, et que cette question sur le dernier employeur n'a pas été posée. Il n'y a rien d'inscrit sur cette ligne, pas même un trait.


[18]            Le tribunal met en doute la crainte subjective du demandeur dans son pays, puisqu'il continue de vivre dans le même quartier même après avoir inquiété par les autorités en juin 1999. Le demandeur a témoigné, d'après son affidavit qu'il était préférable pour lui et sa famille de continuer a vivre dans un quartier où ils étaient entourés de Kurdes alevis, plutôt que d'être dans un quartier entourés de Turcs sunnis qui leur seraient hostiles. En outre, il n'a pas quitté le pays en 1999, en raison de ses obligations familiales. Le tribunal n'explique en quoi ces réponses sont déraisonnables.

[19]            Dans son affidavit au soutien de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur affirme que le tribunal lui fait dire des choses qu'il n'aurait jamais dites, et que le tribunal n'a pas saisi le sens de ses réponses et pour cette raison ne l'a pas cru. Il déclare ce qui suit :

Dans son argumentation mon procureur a fait valoir que mon témoignage confirmait en tous points mon récit écrit à la question 37 de mon FRP; elle a rappelé les événements de persécution que j'ai subis racontés dans cette question 37, notamment le fait que j'ai été obligé de quitter mon village à cause des militaires, que j'ai été détenu sans raison et brutalement, toujours pour des motifs liés à mon identité, à trois reprises avant les événements de juin 1999 et de septembre 2001, que j'ai dû fermer mon commerce en 1999, que mes enfants avaient des problèmes à l'école, que je suis attaché à ma culture et à mes croyances et que je ne peux ni ne veux les cacher.

Elle a cité divers documents déposés par l'Agent d'audience et elle-même qui expliquent le contexte où j'ai vécu en Turquie comme Kurde venant d'un village et obligé de vivre dans une grande ville où la surveillance, les contrôles et les abus des forces de sécurité sont constants.

Elle a aussi insisté sur l'arbitraire des forces de sécurité et leur impunité de même que sur les problèmes rencontrés par les Alevis surtout depuis la venue au pouvoir des partis islamistes.


[20]            La Cour n'est pas en mesure de déterminer si effectivement le témoignage du demandeur confirmait son récit. Parce qu'il s'agit d'une question de crédibilité, qui ne peut être vérifiée qu'à l'audience, l'absence de transcription en l'espèce prive le demandeur d'un moyen essentiel de révision. Pour ces motifs, j'accueillerais la demande de contrôle judiciaire.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

-            la demande de contrôle judiciaire soit accueillie;

-            le dossier soit retourné à la Section pour être examiné par un tribunal différemment constitué;

-            aucune question pour certification.

                       « Pierre Blais »                      

                                  juge                               


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                IMM-2920-03

INTITULÉ :               ALI ASLAN GOKPINAR

                                                                                          demandeur

et

LE MINISTRE DE L'IMMIGRATION

ET DE LA CITOYENNETÉ

                                                     

                                                                                           défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 3 août 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE : LE JUGE BLAIS

DATE DES MOTIFS :                                   le 4 août 2004

COMPARUTIONS:

Me Mimi Beaudry                                             POUR LE DEMANDEUR

Me Nadia Sabik                                                POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Me Mimi Beaudry                                             POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


Montréal (Québec)


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