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Date : 20200313


Dossier : T-1495-18

Référence : 2020 CF 376

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 mars 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

REGAN DOW

demanderesse

et

LA COMMISSION CANADIENNE DE SÛRETÉ NUCLÉAIRE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  En mai 2017, la demanderesse, Regan Dow, a présenté une plainte à la défenderesse, la Commission canadienne de sûreté nucléaire [la CCSN]. Elle affirmait avoir perdu son emploi et fait l’objet d’autres mesures disciplinaires de la part des Laboratoires nucléaires canadiens [les LNC], son ex-employeur, parce qu’elle avait aidé la CCSN ou qu’elle lui avait donné des renseignements. Or, l’alinéa 48g) de la Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires, LC 1997, c 9 [la LSRN] érige en infraction le fait de prendre « des mesures disciplinaires contre une personne qui aide la Commission, un inspecteur ou un fonctionnaire désigné ou qui leur donne des renseignements dans le cadre de ses fonctions sous le régime de la présente loi ». Mme Dow prétend que les LNC se sont rendus coupables de cette infraction en prenant des mesures disciplinaires contre elle après qu’elle a fourni certains renseignements à la CCSN, en octobre 2016, concernant les agissements des LNC.

[2]  Dans la plainte d’octobre 2016, Mme Dow avait soulevé certains doutes quant aux renseignements que les LNC avaient remis à la CCSN au sujet de leurs activités. Elle y formulait aussi un certain nombre de plaintes quant à la façon dont elle avait été traitée par les LNC. Puisqu’il s’agissait à l’époque de sa toute première plainte à la CCSN, rien ne permettait de penser que le traitement hostile que les LNC lui réservaient était dû au fait qu’elle avait remis des renseignements à la CCSN. Ce n’est que plus tard, dans sa plainte de mai 2017, que Mme Dow a soulevé le problème. Elle soutenait, entre autres choses, que les LNC avaient mis fin à son emploi de spécialiste principale de la qualité en avril 2017 parce qu’elle avait fait une plainte à la CCSN en octobre 2016.   

[3]  De son propre aveu, la CCSN n’a pas tout de suite mené d’enquête approfondie sur la plainte de mai 2017 de Mme Dow. En revanche, elle a accepté de rouvrir l’enquête en février 2018. Les enquêteurs de la Direction générale du soutien technique de la CCSN ont rencontré et interrogé Mme Dow et plusieurs autres personnes. Ils ont reçu et examiné nombre de documents pertinents. L’enquête a abouti à la publication, en juin 2018, d’un rapport de quatre‑vingt‑trois pages à interlignes simples. Comme on peut le lire dans ce rapport, les enquêteurs ont conclu à l’absence de preuve indiquant que les LNC avaient pris des mesures disciplinaires contre Mme Dow parce qu’elle avait aidé la CCSN ou lui avait donné des renseignements. Ils ont conclu que, exception faite du licenciement, la plupart, si ce n’est la totalité des exemples cités pour illustrer le traitement injuste dont Mme Dow affirmait avoir été victime de la part des LNC étaient antérieurs à la plainte présentée à la CCSN en octobre 2016. Qui plus est, ils ont aussi découvert que c’était seulement le 25 novembre lai2016 que les LNC avaient appris l’existence de la plainte faite par Mme Dow à la CCSN. Les problèmes professionnels qui avaient fini par entraîner le licenciement de Mme Dow n’avaient rien à voir avec cette plainte et du reste, ils étaient survenus avant le 25 novembre 2016.

[4]  Dans une lettre portant la date du 9 juillet 2018, le vice‑président de la Direction générale du soutien technique et conseiller scientifique principal, Peter Elder, a informé Mme Dow que l’enquête relative à sa plainte était terminée. À cette lettre, il a joint un résumé des conclusions de l’enquête tenant sur deux pages. Il ressortait clairement de la lettre et du résumé des conclusions, malgré leur concision, que la CCSN n’avait trouvé aucune preuve de la perpétration d’une infraction à la LSRN de la part des LNC et qu’elle ne comptait donc pas prendre d’autres mesures relativement à la plainte de Mme Dow.

[5]  Mme Dow a demandé le contrôle judiciaire du règlement de sa plainte par la CCSN en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Au soutien de sa demande, elle invoque comme moyen de révision le fait que l’enquête de la CCSN et notamment, sa décision finale de ne prendre aucune mesure supplémentaire du fait de l’absence de preuve que les LNC avaient commis une infraction, ne respectaient pas les exigences liées à l’équité procédurale. Mme Dow sollicite une ordonnance annulant cette décision et renvoyant l’affaire à la Direction générale du soutien technique pour [TRADUCTION] « nouvel examen et décision ».

[6]  La CCSN s’oppose à la demande de contrôle judiciaire pour plusieurs raisons, mais à mon sens, une seule d’entre elles suffit pour statuer sur la demande. Je partage l’opinion de la CCSN selon laquelle Mme Dow n’est pas autorisée à demander le contrôle judiciaire de la décision rendue sur sa plainte parce qu’elle n’est pas « directement touché[e] par l’objet de la demande », ainsi que le requiert le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales. En conséquence, la demande doit être rejetée.

[7]  Le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit :

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

[8]  Pour pouvoir demander le contrôle judiciaire d’une question sous le régime de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, il faut être « directement touché par l’objet de la demande » – à moins d’être le procureur général du Canada. Il s’agit d’une condition préalable essentielle qui pose, selon la jurisprudence, deux questions distinctes. L’une de ces questions consiste à se demander si « l’objet de la demande » est susceptible de contrôle judiciaire. L’autre est de savoir si le demandeur a qualité pour présenter la demande de contrôle judiciaire. Il peut arriver, dans certains cas, que les réponses à ces deux questions divergent. Par exemple, une affaire peut être susceptible de contrôle judiciaire, mais pas à l’initiative de la personne qui a présenté la demande. En l’espèce, toutefois, je suis d’avis que les réponses convergent et mènent au même résultat.

[9]  La conduite d’un organisme administratif ne fait pas naître le droit de présenter une demande de contrôle judiciaire si la conduite attaquée « n’a pas pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques ni d’entraîner des effets préjudiciables » (Air Canada c Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 RCF 605, aux paragraphes 28 et 29; Bernard c Close, 2017 CAF 52, au paragraphe 2; Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 194, au paragraphe 29; Administration de pilotage des Laurentides c Corporation des Pilotes de Saint-Laurent Central Inc, 2019 CAF 83, au paragraphe 31). Formulé autrement, est-ce que le règlement de la plainte a un effet juridique ou pratique indépendant sur Mme Dow? S’il n’a aucun effet sur elle, elle ne peut en demander le contrôle judiciaire (cf. Taseko Mines Limited c Canada (Environnement), 2019 CAF 319, au paragraphe 36).

[10]  Cette question rejoint le moyen de contrôle principal sur lequel s’appuie Mme Dow, soit le manquement à l’obligation d’équité procédurale (cf. Irving Shipbuilding Inc c Canada (Procureur général), 2009 CAF 116, [2010] 2 RCF 488, au paragraphe 28 [Irving Shipbuilding]). Si une partie a droit à l’équité procédurale, elle doit également avoir le droit de soumettre la question à la Cour afin d’établir qu’il y a eu violation de ce droit (Chinatown & Area Business Association c Canada (Procureur général), 2019 CF 236, au paragraphe 71 [Chinatown & Area Business Association]; Irving Shipbuilding, au paragraphe 28). Pour qu’une partie ait droit à l’équité procédurale relativement à une affaire, il faut que ses droits, ses privilèges ou ses biens soient touchés (Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643, à la page 653).

[11]  Pour ne rien omettre, je préciserai qu’une partie peut être autorisée à présenter une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales même si elle n’est pas directement touchée par l’objet de la demande, au sens indiqué précédemment, à la condition de satisfaire par ailleurs au critère définissant la qualité pour agir dans l’intérêt public (voir Chinatown & Area Business Association, aux paragraphes 72 et 73 et la jurisprudence qui y est citée, notamment l’arrêt Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, au paragraphe 37). Dans sa demande de contrôle judiciaire initiale, Mme Dow s’est fondée, à titre subsidiaire, sur la qualité pour agir dans l’intérêt public, mais comme elle a par la suite abandonné certains moyens, il n’y a plus de raison d’envisager cette possibilité. Par conséquent, toute l’affaire repose sur la qualité revendiquée par Mme Dow pour présenter la demande à titre personnel.

[12]  Je suis arrivé à la conclusion que Mme Dow n’est pas directement touchée par la décision que la CCSN a rendue sur sa plainte d’une manière qui soit propre à lui donner le droit d’en demander le contrôle judiciaire.

[13]  Mme Dow ne prétend pas que la décision de la CCSN lui impose des obligations de nature juridique.

[14]  Elle prétend que le règlement de sa plainte risque de lui causer un préjudice en portant atteinte à sa réputation professionnelle. Cela dit, à supposer, pour les fins de l’analyse, qu’un tel préjudice puisse faire naître le droit de demander un contrôle judiciaire (cf. Chapman c Canada (Procureur général), 2019 CF 975, aux paragraphes 31 à 36), Mme Dow n’a produit aucune preuve montrant que le règlement de sa plainte a nui le moindrement à sa réputation professionnelle.

[15]  Les droits de Mme Dow ne sont pas non plus touchés par le règlement de la plainte. En particulier, la décision de la CCSN de ne pas prendre d’autres mesures relativement à la plainte de Mme Dow ne prive cette dernière d’aucun des recours qu’elle aurait par ailleurs pu légalement exercer. Les mesures que la CCSN est habilitée à prendre lorsqu’une infraction à l’alinéa 48g) de la LSRN est alléguée sont limitées. Qui plus est, la CCSN n’a pas le pouvoir d’accorder une réparation de nature personnelle à la partie qui a fait l’objet d’une mesure disciplinaire illégale. En cela, ses pouvoirs sont très différents de ceux du Tribunal de la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, qui peut ordonner la réparation du préjudice individuel subi par la personne qui a été victime de représailles pour avoir dénoncé un acte présumé répréhensible (voir la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, LC 2005, c 46, paragraphe 21.7(1)). Même si la CCSN avait conclu à l’existence d’éléments de preuve établissant la perpétration d’une infraction à la LSRN et qu’elle avait porté des accusations formelles contre les LCN, Mme Dow n’aurait toujours pas pu obtenir de réparation à titre personnel. À l’inverse, si la CCSN avait eu tort de conclure à l’absence de preuve d’une infraction imputable aux LNC, cette erreur n’aurait pas fait perdre à Mme Dow son droit à une réparation (cf. Agnaou c Canada (Procureur général), 2015 CAF 29, au paragraphe 66). Enfin, le règlement de la plainte par la CCSN n’a pas empêché Mme Dow de se prévaloir d’autres types de recours en droit relativement à son emploi aux LNC, dont une poursuite pour congédiement injustifié.

[16]  En somme, vu l’absence de répercussions sur ses droits et ses obligations juridiques ou sur d’autres intérêts suffisants, il faut conclure que Mme Dow n’a pas été directement touchée par le règlement de sa plainte d’une manière qui lui confère le droit de demander le contrôle judiciaire de cette décision. Est également absente la condition préalable essentielle à un contrôle, qui exige que Mme Dow dispose du droit à l’équité procédurale et que la CCSN soit tenue à une obligation correspondante envers elle dans sa conduite de l’enquête. Indéniablement, Mme Dow est déçue de l’issue de sa plainte et n’accepte pas la décision de la CCSN. Malheureusement, cela ne suffit pas à en justifier la révision.

[17]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de Mme Dow doit être rejetée.

[18]  La CCSN n’a pas sollicité les dépens, et aucuns ne sont adjugés.


JUGEMENT dans le dossier no T-1495-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour d’avril 2020.

Caroline Tardif, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1495-18

 

INTITULÉ :

REGAN DOW c COMMISSION CANADIENNE DE SÛRETÉ NUCLÉAIRE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 décembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 13 mars 2020

 

COMPARUTIONS :

David Yazbeck

 

Pour la demanderesse

 

Roy Lee

 

Pour la dÉFEnderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour la dÉFEnderesse

 

 

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