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Date : 20200309

 

Dossier : T‑1405‑18

Référence : 2020 CF 344

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 mars 2020

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

PAUL A. GUNN

demandeur

et

HALIFAX EMPLOYERS ASSOCIATION

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  L’auteur de la présente demande de contrôle judiciaire conteste la décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a rejeté la plainte de Paul Gunn en vertu du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), c H‑6.

[2]  M. Gunn affirmait dans sa plainte que la défenderesse, la Halifax Employers Association (HEA), n’avait pris aucune mesure d’adaptation raisonnable à l’égard d’une déficience qui l’empêchait d’exercer l’ensemble des fonctions d’un débardeur au port de Halifax. Après avoir fait une longue enquête, la Commission a rejeté la plainte au motif que les tâches que M. Gunn ne pouvait accomplir constituent un aspect essentiel du travail d’un débardeur. Il s’ensuit que la HEA n’était pas tenue de dispenser M. Gunn de l’obligation de subir l’épreuve de force et d’endurance prévue dans le processus d’embauche de la HEA pour l’année 2016, cette épreuve étant le moyen d’évaluer l’aptitude du candidat pour le travail d’arrimage en hauteur (l’arrimage et le désarrimage des conteneurs de fret).

I.  Analyse

[3]  La norme de contrôle qui doit être appliquée à la présente demande est celle de la décision raisonnable. En d’autres termes, la Cour doit adopter envers la décision de la Commission une « attitude de retenue » (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, para 49, [2019] ACS no 65 (QL) [Vavilov]).

[4]  Dans Syndicat canadien des employés de la fonction publique (Division du transport aérien) c Air Canada, 2013 CF 184, [2013] ACF no 230 (QL), la juge Anne Mactavish décrit aux paragraphes 60 à 63 le rôle de la Commission dans l’exécution de ses fonctions d’examen préalable ainsi :

[60]  Le rôle de la Commission canadienne des droits de la personne a été examiné par la Cour suprême du Canada dans Cooper c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] A.C.S. no 115, [1996] 3 R.C.S. 854. Dans cet arrêt, la Cour a fait observer que la Commission n’était pas un organisme décisionnel et que c’était au Tribunal canadien des droits de la personne qu’il revenait de trancher les plaintes en matière de droits de la personne.

[61]   La Commission exerce plutôt des fonctions d’administration et d’examen préalables. Son rôle consiste « à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante » (arrêt Cooper, précité, au paragraphe 53; voir également Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] A.C.S. no 103, [1989] 2 R.C.S. 879 [SEPQA]).

[62]  La Commission dispose d’un large pouvoir discrétionnaire qui lui permet de décider si, « compte tenu des circonstances relatives à la plainte », la poursuite de l’enquête est justifiée (Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364, aux paragraphes 26 et 46; Mercier c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 3 C.F. 3, [1994] 3 A.C.F. no 361 (C.A.F.)).

[63]  D’ailleurs, dans l’arrêt Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113, [1998] A.C.F. no 1609 [Bell Canada], la Cour d’appel fédérale a fait observer que « [l]a Loi confère à la Commission un degré remarquable de latitude dans l’exécution de sa fonction d’examen préalable au moment de la réception d’un rapport d’enquête » (au paragraphe 38).

Voir également Alkoka c Canada (Procureur général), 2013 CF 1102, para 41 et 47, 235 ACWS (3d) 457.

[5]  Dans Ritchie c Canada (Procureur général), 2017 CAF 114, 279 ACWS (3d) 604, la Cour fait remarquer que le rôle de l’enquêteur de la Commission dans l’examen préalable d’une plainte consiste à déterminer si la plainte devrait être renvoyée pour complément d’enquête et non à s’en tenir strictement à la question de savoir s’il y a eu discrimination à première vue. Elle décrit comme suit le niveau de retenue dont elle doit faire preuve à l’égard d’une telle décision prise à l’issue d’un examen préalable :

[38]  Aux premiers stades d’une plainte, le travail d’enquête de la CCDP ne consiste pas à déterminer s’il y a eu discrimination. Lorsqu’elle confie le traitement d’une plainte à un enquêteur, le rôle de ce dernier est plutôt de déterminer si la plainte devrait être renvoyée au Tribunal pour complément d’enquête. Il s’agit d’un processus largement tributaire des faits et de considérations d’ordre public. La CCDP doit bénéficier d’une importante marge de manœuvre et il faut faire montre d’un niveau élevé de retenue judiciaire envers elle lorsque l’une de ses décisions est revue (Bergeron c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, [2015] A.C.F. no 834 (QL), au paragraphe 45; Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56, 455 N.R. 157, aux paragraphes 90 à 99; Sketchley).

[39]  Il faut faire preuve de déférence à l’égard de la CCDP quand elle évalue si la valeur probante des éléments recueillis par l’enquêteur et si les observations des parties justifient le renvoi d’une plainte au Tribunal pour complément d’enquête (Colwell c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 5, 387 N.R. 183, au paragraphe 14 [Colwell]). Contrairement à ce que l’on peut lire au paragraphe 40 de l’arrêt Tahmourpour, précédent invoqué par l’appelant, l’enquêteuse n’a pas omis d’examiner « une preuve manifestement importante ». Au contraire, ses conclusions attestent une analyse approfondie et détaillée. Après examen de l’ensemble du rapport d’enquête, la Cour estime qu’il n’y a aucune raison qui justifierait de modifier les conclusions de la juge de première instance, car le dossier appuie les motifs donnés et la décision de la CCDP (Colwell, au paragraphe 15).

[6]  Dans son évaluation de la décision de la Commission, la Cour doit d’abord en examiner les motifs (voir Vavilov, précité, para 84). Dans le cas de M. Gunn, ces motifs sont exposés dans un rapport d’enquête daté du 20 février 2018, où l’auteur recommandait le rejet de la plainte parce qu’un renvoi pour complément d’enquête n’était pas justifié. Lorsque la Commission adopte les conclusions et recommandations de l’enquêteur, le rapport d’enquête constitue les motifs de la Commission (voir Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, para 37, [2005] ACF no 2056.

[7]  La question déterminante que devait se poser la Commission était celle de savoir si les tâches d’arrimage en hauteur couramment effectuées par les débardeurs constituaient une exigence professionnelle justifiée et essentielle. M. Gunn n’a pas contesté le fait qu’il ne pouvait pas, à la date pertinente, effectuer le travail d’arrimage en hauteur. Il a soutenu, par contre, qu’il pouvait effectuer des travaux légers et que des mesures d’adaptation appropriées avaient été prises par le passé.

[8]  La Commission s’est penchée sur la question du fardeau qui incombait à la HEA de démontrer que le fait de dispenser M. Gunn de l’obligation d’effectuer le travail d’arrimage en hauteur et de subir l’épreuve de force et d’endurance requise pour être admissible à un emploi dans le bassin de travailleurs connu sous le nom de Cardboard aurait causé une contrainte excessive.

[9]  La HEA a informé la Commission qu’entre 50 p. 100 et 75 p. 100 des besoins en main-d’œuvre au port portent sur des tâches d’arrimage en hauteur et qu’il n’est pas envisageable, en pratique, pour les employés censés exécuter les tâches pour lesquelles le bassin Cardboard a été constitué de faire l’objet de mesures d’adaptation permanentes en étant assignés à des travaux plus légers. Elle a expliqué que, par le passé, elle avait accordé des mesures d’adaptation temporaires à M. Gunn en tant qu’employé occasionnel en espérant qu’il puisse se rétablir. Au moment où M. Gunn a été jugé inadmissible à un emploi visé par le bassin Cardboard, il s’était de nouveau blessé au travail et avait été déclaré inapte, de façon permanente, à effectuer les tâches d’arrimage en hauteur. La HEA a également dit à la Commission qu’elle n’avait jamais dispensé de façon permanente un travailleur qui faisait partie du bassin Cardboard d’effectuer des tâches d’arrimage en hauteur.

[10]  M. Gunn n’a pas contesté qu’il y avait dans le travail d’un débardeur, un pourcentage important de tâches d’arrimage en hauteur. Toutefois, il a donné une estimation inférieure du volume de ces tâches, l’établissant plutôt à 40 p. 100, et a décrit des affectations moins exigeantes liées aux navires de croisière et au déchargement de véhicules automobiles.

[11]  L’enquêteur a conclu, d’après les observations des parties, que la HEA n’était pas obligée d’accorder à M. Gunn toutes les mesures d’adaptation dont il avait besoin. Voici comment l’enquêteur a analysé les éléments de preuve :

[traduction]

67.   La présente plainte soulève la question de savoir si les tâches d’arrimage en hauteur constituent une exigence professionnelle justifiée. Selon les renseignements, l’arrimage en hauteur est une fonction essentielle pour un membre du bassin Cardboard. Les renseignements contenus dans la plainte démontrent que le plaignant devait être dispensé du test d’arrimage et qu’il doit être dispensé en permanence de l’obligation d’effectuer les tâches d’arrimage en hauteur qui incombent à un débardeur.

68.   L’employeur n’est pas tenu d’accorder des mesures d’adaptation à un candidat dispensé de façon permanente d’exécuter une fonction essentielle de l’emploi pour lequel il postule, ni n’est-il tenu de chercher d’autres postes que le candidat pourrait être en mesure d’occuper.

69.   Selon les renseignements fournis par l’intimée, elle avait commis une erreur en accordant au plaignant, qui était membre du bassin de travailleurs, des mesures d’adaptation par intermittence de 2010 à 2015, mais ces mesures ont eu peu d’incidence dans le milieu de travail en raison de la réduction de la charge de travail et du fait qu’il y avait dans le port un moins grand recours aux travailleurs membres du bassin.

70.   En tant que membre du bassin de travailleurs (un sous‑ensemble des employés de réserve), le plaignant n’était pas tenu d’être disponible chaque jour pour effectuer des tâches d’arrimage en hauteur. Étant donné que les membres du bassin de travailleurs sont appelés à « combler certains besoins » au port, il y avait une certaine marge de manœuvre qui permettait d’attribuer d’autres fonctions au plaignant. En tant qu’employé « régulier » et membre du bassin Cardboard, le plaignant doit être disponible tous les jours, et l’intimée a indiqué que les tâches d’arrimage en hauteur constituent une grande partie des fonctions associées au poste. Selon le plaignant, le travail d’arrimage en hauteur représente [traduction] « environ 40 p. 100 » des fonctions du poste. Même ce pourcentage, bien qu’il soit inférieur au pourcentage estimé de l’intimée, indique que le travail d’arrimage en hauteur constitue une fonction essentielle du poste.

71.   L’enquêteur fait remarquer que, selon le plaignant, l’intimée peut prendre des mesures d’adaptation à son endroit en l’affectant [traduction] « sur la passerelle » pour le déplacement du levier des serrures, et que cette mesure d’adaptation lui a été accordée pendant qu’il faisait les tâches des employés de réserve. Toutefois, le plaignant est maintenant inapte, de façon permanente, à effectuer les tâches d’arrimage en hauteur, lesquelles constituent une fonction essentielle du travail d’un débardeur. Rien n’indique que l’intimée aurait pu prendre des mesures raisonnables pour permettre au plaignant d’exécuter les fonctions essentielles du poste.

72.   Compte tenu de tout ce qui précède, le travail d’arrimage en hauteur constitue une fonction essentielle du poste, et l’intimée subirait une contrainte excessive si elle dispensait un employé ou un candidat de cette tâche. Par conséquent, l’épreuve liée à l’arrimage est raisonnablement nécessaire pour évaluer si un nouvel employé peut exécuter la fonction efficacement et en toute sécurité.

Conclusion

73.   Il n’est pas contesté que le plaignant a demandé des mesures d’adaptation sous la forme de dispense de l’épreuve liée à l’arrimage en raison de sa déficience, et qu’il a besoin de telles mesures.

74.   Il n’est pas non plus contesté que l’intimée a refusé d’accorder au plaignant la mesure d’adaptation qu’il a demandée.

75.   Toutefois, l’épreuve liée à l’arrimage est raisonnablement nécessaire de faire passer le test pour évaluer si un candidat est en mesure d’exécuter une fonction essentielle, soit l’arrimage en hauteur.

Conclusion générale – exigence professionnelle justifiée

76.   L’intimée a démontré que l’épreuve liée à l’arrimage constitue une exigence professionnelle justifiée.

[12]  Il ressort clairement des éléments de preuve présentés à la Commission que M. Gunn cherchait à obtenir une mesure d’adaptation qui l’aurait dispensé d’exécuter une partie importante des tâches d’un débardeur, dans un contexte où la demande de main-d’œuvre est variable. Comme l’a fait remarquer l’enquêteur, la HEA avait déjà pris des mesures dans un contexte différent où M. Gunn était membre d’un bassin de travailleurs occasionnels et qu’il était disponible pour combler certains besoins de main-d’œuvre. Lorsque la HEA a retiré M. Gunn du processus pouvant confirmer son admissibilité au bassin Cardboard, il cherchait à se qualifier pour un emploi plus régulier exigeant une plus grande disponibilité et pour lequel l’affectation des tâches était moins souple.

[13]  Selon les éléments du présent dossier, il n’était pas déraisonnable pour la Commission de conclure que des mesures d’adaptation tenant compte des limitations physiques importantes de M. Gunn ne pouvaient être prises sans entraîner une contrainte excessive pour la HEA. Même s’il arrive certainement à l’occasion que la demande de main-d’œuvre vise des travaux plus légers, que M. Gunn aurait pu effectuer, la nature du travail varie d’un jour à l’autre et d’un navire à l’autre. Dans l’ensemble, le poste exige la capacité d’exécuter le travail d’arrimage en hauteur – tâches que M. Gunn ne pouvait pas effectuer à ce moment‑là.

[14]  La décision de la Commission reposait sur son évaluation des éléments de preuve fournis par les parties. Elle a jugé que les exigences du placement que recherchait M. Gunn dépassaient sa capacité d’exécution et que ces exigences constituaient une partie essentielle du travail d’un débardeur à qui des tâches relevant d’un emploi visé par le bassin Cardboard sont confiées. Une telle évaluation incombe à la Commission.

[15]  Dans Vavilov, précité, la Cour suprême a examiné les contraintes qui s’appliquent au contrôle judiciaire des décisions administratives comportant l’évaluation et l’appréciation des éléments de preuve. Au paragraphe 125, il est ainsi déclaré :

[125]  Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‑42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[16]  Les remarques qui précèdent s’appliquent tout autant aux faits propres à M. Gunn. Je ne vois aucune erreur susceptible de contrôle dans l’analyse faite par la Commission des éléments de preuve qui lui ont été présentés, et, en conséquence, la décision de ne pas donner suite à la plainte de M. Gunn était donc raisonnable à la lumière des faits et du droit applicable.

[17]  Pour les motifs qui précèdent, la présente demande est rejetée.

[18]  La HEA sollicite les dépens, que je fixe à 1 500 $.


JUGEMENT dans le dossier no T‑1405‑18

LA COUR DÉCLARE que :

  1. La présente demande est rejetée.

  2. Le demandeur payera à la défenderesse des dépens de l’ordre de 1 500 $.

« Robert L. Barnes »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1405‑18

 

INTITULÉ :

PAUL A. GUNN c HALIFAX EMPLOYERS ASSOCIATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

HALIFAX (NOUVELLE‑ÉCOSSE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 FÉVRIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BARNES

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 MARS 2020

 

COMPARUTIONS :

Paul A. Gunn

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Brian G. Johnson, c.r.

Michelle Black

 

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Brian G. Johnson, c.r.

Michelle Black

Procureur général du Canada

Pour la défenderesse

 

 

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