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     Date : 19971222

     Dossier : T-2000-97

E N T R E :

     FOURNIER PHARMA INC.,

     demanderesse,

     et

     WARNER LAMBERT CANADA INC. et

     WARNER-LAMBERT EXPORT LIMITED,

     défenderesses.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE TEITELBAUM

INTRODUCTION

[1]      La Cour est saisie d'une demande présentée par la demanderesse Fournier Pharma Inc. en vue d'obtenir le prononcé d'une injonction interlocutoire enjoignant à Warner Lambert Canada Inc. (Warner Canada) et à Warner-Lambert Export Limited (Warner Export) (ci-après appelées collectivement les défenderesses) de cesser de commercialiser leur produit pharmaceutique sous la marque LIPITOR et de cesser de violer les droits conférés à la demanderesse par les marques de commerce déposées LIPIDIL et LIPIDIL MICRO.

LES FAITS

[2]      Fournier Industrie et Santé S.A. (Fournier Industrie), la société mère de la demanderesse, est propriétaire des marques de commerce déposées LIPIDIL et LIPIDIL MICRO. La demanderesse est titulaire d'une licence exclusive qui lui permet d'utiliser les marques de commerce déposées en question en liaison avec la commercialisation de son produit pharmaceutique, un hypolipémiant désigné sous l'appellation générique de fénofibrate, utilisé pour soigner certaines maladies cardio-vasculaires en diminuant les concentrations de cholestérol sanguin. Le fénofibrate est vendu au Canada sous la marque de commerce LIPIDIL en capsules de 100 mg et, dans le cas du LIPIDIL MICRO, en capsules de 200 mg. La demanderesse emploie la marque LIPIDIL depuis 1991 et la marque LIPIDIL MICRO depuis 1995. Suivant la preuve, la demanderesse n'utilise plus la marque de commerce LIPIDIL au Canada depuis 1996. Certaines pharmacies approvisionnées en LIPIDIL vendent le produit sur présentation d'une ordonnance d'un médecin. La demanderesse ne vend plus de LIPIDIL.

[3]      Parke, Davis & Company (Parke Davis) a fait enregistrer la marque de commerce LIPITOR et l'a vendue à Warner Export. La demanderesse ne s'est jamais opposée à l'enregistrement du LIPITOR. Warner Canada est titulaire d'une licence relativement à la marque de commerce et l'utilise en liaison avec la commercialisation de son produit au Canada. Le produit des défenderesses est également un hypolipémiant, désigné sous l'appellation générique de statine, qui est utilisé dans le même but que le produit de la demanderesse et qui vise la même catégorie de patients. Le LIPITOR se vend en comprimés de 10, 20 et 40 mg. Les défenderesses n'ont commencé à fabriquer des produits pharmaceutiques portant la marque de commerce LIPITOR qu'en mars 1997.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

1. Prétentions et moyens de la demanderesse

[4]      La demanderesse soutient qu'il y a confusion parce que les marques sont semblables et qu'elles visent les mêmes patients et sont destinées au même usage. La demanderesse soutient que cette confusion donne l'impression que le LIPITOR a été créé par elle ou qu'elle et les défenderesses ont une entente en ce qui concerne l'octroi d'une licence. La demanderesse soutient en outre que cette confusion amènerait à penser que le LIPITOR est une version plus récente du LIPIDIL ou du LIPIDIL MICRO. La demanderesse estime que cette confusion cause un préjudice grave et irréparable à elle-même et aux patients qui ne se font pas prescrire le bon médicament. Elle soutient que des pharmaciens risquent de substituer par erreur un produit à l'autre lorsqu'ils exécutent une ordonnance. La demanderesse fait valoir que, faute d'injonction interlocutoire, elle continuera à subir un préjudice grave et irréparable dont elle ne pourrait être indemnisée suffisamment par des dommages-intérêts, et que des patients continueront à être exposés à un danger. Finalement, la demanderesse affirme que la prépondérance des inconvénients la favorise.

[5]      À l'appui de sa thèse, le président de la société demanderesse, le docteur Stephen Huguet relate une conversation qui a eu lieu entre Mme Nina Menrai, une représentante de la demanderesse, et Mme Cathy Thomas, une représentante des défenderesses, et au cours de laquelle Mme Thomas aurait relaté à Mme Menrai un incident mettant en cause un pharmacien d'Ottawa qui aurait exécuté une ordonnance de LIPITOR en remettant du LIPIDIL à un patient. Mme Thomas aurait également déclaré que Parke-Davis avait donné pour instructions à tous ses représentants de demander aux médecins de remplir leurs ordonnances de Lipitor comme si la mention " Lipitor-Atorvastatin " y figurait. La demanderesse a également soumis un affidavit souscrit par Mme Lynn Galbraith, directrice régionale de la demanderesse, qui aurait surpris une conversation à laquelle aurait participé un représentant de Parke Davis, que les défenderesses ont par la suite identifié comme étant Robert Ramuscak, qui a parlé des incidents au cours desquels des pharmaciens avaient exécuté des ordonnances de LIPITOR en remettant du LIPIDIL MICRO.

[6]      D'autres affidavits versés au présent dossier font également état d'incidents au cours desquels des pharmaciens étaient dans la confusion au sujet des liens entre les produits. Dans son affidavit, le représentant des ventes de la demanderesse, M. Paul MacDonald, relate une conversation qu'il a eue avec le docteur Leslie Petts, qui lui aurait demandé si le LIPIDIL MICRO et le LIPITOR étaient le même produit. Le docteur Petts aurait également déclaré qu'il n'arrivait pas à bien distinguer le LIPIDIL MICRO du LIPITOR. M. MacDonald a également déclaré dans son affidavit qu'il avait rencontré le docteur Loiskandl, qui voulait obtenir des renseignements au sujet d'un nouveau produit. Dans son affidavit, M. MacDonald déclare que le nouveau produit dont parle le docteur Loiskandl était le LIPITOR, qui, selon ce qu'il croyait, avait été créé par la demanderesse. La demanderesse a également produit l'affidavit souscrit par le docteur Naresh Kumar, qui a déclaré qu'il croyait que le LIPIDIL MICRO et le LIPITOR étaient tous les deux fabriqués par la demanderesse et que cette similitude risquait de créer une confusion qui pouvait être dangereuse pour des patients à qui le mauvais médicament était prescrit.

[7]      Finalement, la demanderesse a produit deux rapports rédigés respectivement par un pharmacien, M. Edward C. Kavalec, et par le docteur Jonathan M. Daniels, préposé principal à la recherche chez CanTox Inc., qui témoignent de la confusion entre des médicaments ayant des noms semblables et, en particulier, de la confusion qui existe entre les produits de la demanderesse et ceux des défenderesses.

[8]      Le docteur Daniels affirme que, si le docteur Huguet a raison de dire qu'il se peut que des médecins prescrivent du LIPIDIL 200 au lieu du LIPIDIL MICRO parce qu'il se vend en capsules de 200 mg, comme la posologie quotidienne maximale du LIPITOR est de 40 mg, le patient qui s'est vu remettre par erreur 200 mg de LIPITOR à la place du LIPIDIL MICRO risque de subir de graves effets secondaires. Le docteur Daniels affirme également que, comme de nombreux patients se voient prescrire une thérapie combinant une fibrate et une statine, le patient qui reçoit accidentellement du LIPITOR à la place du LIPIDIL MICRO reçoit deux statines, ce qui risque de lui causer de graves effets secondaires.

2. Prétentions et moyens des défenderesses

[9]      Les défenderesses font valoir que le docteur Huguet reconnaît que la demanderesse n'a pas commercialisé de LIPIDIL avant le 11 août 1997, date à laquelle la présente action a été introduite. Mme Galbraith a également reconnu, en contre-interrogatoire, qu'on ne peut plus se procurer de LIPIDIL au Canada, en ce sens que la demanderesse n'en fournit plus.

[10]      Les défenderesses ont soumis des affidavits souscrits par quatre pharmaciens indépendants qui affirment qu'ils ne confondent pas le LIPIDIL MICRO avec le LIPITOR et qu'ils ne sont au courant d'aucun cas de confusion. Ces pharmaciens affirment que l'historique des ordonnances qui ont été exécutées est conservé dans leur système informatique, lequel détecterait tout changement de médicament, toute erreur de la posologie ou toute combinaison dangereuse de médicaments. Qui plus est, les défenderesses ont soumis des affidavits souscrits par neuf médecins exerçant dans des cabinets de médecine familiale ou dans des cabinets spécialisés dans le traitement des patients ayant des troubles de cholestérol. Ces médecins ont déclaré que la similitude qui existe en ce qui concerne le nom de ces médicaments ne crée pas de confusion vu leur apparence et leur posologie différentes, et vu qu'ils sont conscients que de nombreux médicaments ont des noms semblables.

[11]      Plus particulièrement, les défenderesses ont produit des affidavits dans lesquels les docteurs Petts et Kumar nient les déclarations qui leur sont attribuées dans les affidavits de la demanderesse. Les deux médecins soutiennent que la similitude de noms de ces produits ne crée pas de confusion pour eux. De plus, les défenderesses contestent également une déclaration contenue dans l'affidavit de M. MacDonald au sujet de la confusion du docteur Loiskandl en ce qui concerne le nouveau produit fabriqué par la demanderesse.

[12]      Dans son affidavit et en contre-interrogatoire, le docteur Kumar déclare qu'il n'a pas lu le document et qu'il ne croyait pas que l'affidavit qu'il a signé était un document légal. Il ajoute qu'il ne peut se rappeler qu'on lui a demandé d'attester sous serment la véracité des renseignements qu'il contenait. Le docteur Huguet déclare toutefois qu'il avait parlé au docteur Kumar au sujet de la confusion entre les deux produits et affirme que le docteur Kumar croyait qu'il y avait un risque de confusion et qu'il signerait un affidavit en ce sens. En outre, dans l'affidavit qu'elle a souscrit, Mme Muller, la commissaire qui a demandé au docteur Kumar de signer l'affidavit, déclare que le docteur Kumar a lu l'affidavit, qu'il en a attesté le contenu et qu'il l'a signé. Pourtant, en contre-interrogatoire, Mme Muller a reconnu qu'elle n'avait pas dit au docteur Kumar qu'elle travaillait pour un cabinet d'avocats et ce document ne comportait ni intitulé de cause ni endos. Mme Muller a également reconnu qu'elle était seulement commissaire à l'assermentation de la communauté urbaine de Toronto et non commissaire de la ville de Whitby, où l'affidavit a été souscrit. Qui plus est, Mme Muller a reconnu qu'elle n'avait jamais reçu d'affidavit auparavant.

[13]      Dans son affidavit et en contre-interrogatoire, le docteur Petts a déclaré qu'il ne se tromperait pas en prescrivant du LIPIDIL MICRO à la place du LIPITOR. Il ne se souvient pas non plus d'avoir fait l'une quelconque des déclarations contenues dans l'affidavit de M. MacDonald.

[14]      En contre-interrogatoire, M. MacDonald a reconnu qu'il n'avait jamais parlé au docteur Loiskandl et qu'il ne savait pas si le " nouveau produit " dont le docteur Loiskandl parlait était le LIPIDIL MICRO ou le LIPITOR.

[15]      Par le quatrième moyen, les défenderesses contestent le témoignage de M. Edward Kavalec. M. Kavalec a reconnu, en contre-interrogatoire, qu'il se spécialise actuellement en services économiques de recherche de renseignements et de documents, qu'il n'avait pas exercé la pharmacie à temps plein depuis 35 ans et qu'il n'avait pas travaillé dans une pharmacie depuis le début des années quatre-vingts. M. Kavalec a également reconnu qu'il n'avait jamais vu ou prescrit les médicaments en litige, qu'il n'était pas au courant de l'utilisation que les pharmaciens faisaient de leur système informatique et qu'il ne connaissait pas les précautions que les pharmaciens emploient lorsqu'ils remettent des médicaments. M. Kavalec a reconnu que, suivant les études jointes à son rapport, lorsqu'ils reçoivent des ordonnances difficiles à déchiffrer, les pharmaciens communiquent dans 60 p. 100 des cas avec le médecin pour obtenir des clarifications. Ces chiffres contredisent la déclaration qu'il a faite dans son affidavit et suivant laquelle les pharmaciens hésitent à communiquer avec les médecins. En outre, M. Kavalec a déclaré que seulement 0,3 p. 100 des pharmaciens visés par l'étude avaient besoin d'éclaircissements à cause de l'écriture du médecin et que, contrairement à son affidavit, il ne s'agissait pas d'un problème répandu.

[16]      Cinquièmement, les défenderesses soutiennent qu'il ressort de la preuve des pharmaciens que les médecins écrivent les mots " LIPIDIL MICRO " lorsqu'ils prescrivent du LIPIDIL MICRO, et non une variante quelconque. Les défenderesses soulignent que le docteur Huguet a reconnu en contre-interrogatoire qu'il se fondait sur des éléments de preuve anecdotiques qu'il n'était pas en mesure de confirmer lorsqu'il affirmait que les médecins prescrivent du LIPIDIL 200 lorsqu'ils veulent prescrire du LIPIDIL MICRO.

[17]      Le moyen suivant des défenderesses repose sur l'affidavit d'Allen Van Der Wee, directeur commercial à la division Parke-Davis de Warner Canada. Cet affidavit conteste les présumés cas de confusion chez les pharmaciens. Dans son affidavit, M. Van Der Wee affirme que Mme Thomas et M. Ramuscak parlaient d'un pharmacien d'Ottawa à qui l'on aurait remis une ordonnance de LIPITOR mais qui n'avait jamais entendu ce nom et qui n'en avait pas en pharmacie pour exécuter l'ordonnance. Cet incident s'est produit en mars, alors que les défenderesses commençaient tout juste à envoyer du LIPITOR aux pharmaciens. M. Van Der Wee maintient que ce fait a été porté à l'attention des représentants des défenderesses pour qu'ils puissent s'assurer que les pharmaciens aient du LIPITOR en main pour exécuter les ordonnances. De plus, les défenderesses font remarquer que Mme Galbraith a reconnu en contre-interrogatoire qu'elle n'avait pas surpris toute la conversation de M. Ramuscak et qu'elle ne savait pas pourquoi les déclarations avaient été faites. Les défenderesses soutiennent donc que cette présumée confusion s'explique tout simplement par un problème de distribution et n'est pas un cas de confusion véritable entre les produits de la demanderesse et ceux des défenderesses.

[18]      Le moyen suivant des défenderesses repose sur un long affidavit souscrit par le docteur Kazimierz Borkowski, directeur médical adjoint chez Parke-Davis. Dans cet affidavit, le docteur Borkowski conteste les affirmations faites par le docteur Daniels au sujet du risque que courent les patients du fait des pharmaciens qui confondent le LIPIDIL MICRO avec le LIPITOR. Le docteur Borowski cite de nombreux facteurs qui empêcheraient une telle éventualité de se produire, notamment l'utilisation de systèmes informatiques dans les pharmacies pour retracer l"historique des médicaments, l'augmentation radicale du coût et du nombre de pilules que devrait prendre le patient qui se ferait prescrire du LIPITOR à la place du LIPIDIL MICRO et la différence dans l'apparence des produits.

[19]      Le docteur Borowski affirme en outre que, même si un patient se faisait prescrire 200 mg de LIPITOR par jour, les risques d'effets graves seraient minimes. Le docteur Borowski cite des essais cliniques dans lesquels un seul sujet a éprouvé de légères nausées, de la confusion, de l'euphorie et de légers étourdissements après avoir reçu 120 mg de LIPITOR. Le docteur Borowski conteste également l'emploi que le docteur Daniel fait des données portant sur l'effet de l'ingestion de doses élevées de ZOCOR, une autre statine, pour déterminer les conséquences d'une ingestion de 200 mg de LIPITOR. Le docteur Borowski soutient que, malgré le fait que les deux médicaments soient des statines, il s'agit de deux médicaments différents et une telle conclusion est de la pure conjecture. Le docteur Borowski cite également des études sur les animaux dans lesquelles on a étudié les effets de l'administration sur une longue période de doses élevées de LIPITOR. Suivant ces études, il n'y a pas de risque appréciable si un patient humain se fait administrer des doses de 200 mg pendant une courte période de temps. En contre-interrogatoire, le docteur Borowski a déclaré que l'incidence plus élevée ou la gravité des effets secondaires ne dépendaient pas nécessairement de la posologie. Suivant le docteur Borowski, le seul effet secondaire qui tend à démontrer une telle relation est une hausse des incidences d'augmentation des enzymes hépatiques en cas de dose plus élevée, bien que ce phénomène puisse se produire indépendamment de la dose administrée.

[20]      En réponse aux affirmations du docteur Daniels au sujet des effets négatifs possibles de la combinaison d'une statine avec une fibrate, le docteur Borowski convient que ces effets sont possibles, mais il cite la monographie du LIPIDIL MICRO qui met expressément en garde les médecins contre une telle pharmacothérapie associant deux médicaments. Qui plus est, le docteur Borkowski estime qu'un des avantages du LIPITOR est qu'il est possible que le patient n'ait plus à envisager une pharmacothérapie qui combine une statine et une fibrate. Les risques d'erreur se produisant lorsqu'un patient prend les deux produits simultanément sont ainsi minimisés. Finalement, ainsi que le docteur Daniels l'a reconnu en contre-interrogatoire, le patient pourrait détecter ces effets, dont l'évolution pourrait être surveillée de près par le patient ou par son médecin.

[21]      Le dernier moyen que les défenderesses invoquent se trouve dans l'affidavit souscrit par M. John Krayacich, gérant de catégorie du LIPITOR chez Warner Canada. M. Krayacich parle de la procédure qui a été suivie pour demander et obtenir l'enregistrement de la marque de commerce, ainsi que de la publicité et de la promotion de ce produit. Il cite le grand nombre de communiqués de presse qui ont été envoyés aux diverses revues médicales, journaux et stations de télévision et de radio. Il y a également eu des conférences, des rencontres de ventes et des lettres envoyées aux pharmaciens, aux pharmacies et aux médecins pour promouvoir le LIPITOR. Au total, Warner Canada a dépensé près de 10 000 000 $ en frais de promotion. À la fin de septembre, le chiffre des ventes s'établit à 18 000 000 $, ce qui représente plus de 118 000 ordonnances.

[22]      M. Krayacich affirme également que le LIPIDIL n'est plus vendu au Canada depuis le 12 août 1997. Il fait également valoir dans son affidavit que Mme Cathy Thomas n'a jamais déclaré que Warner Canada avait demandé à ses représentants médicaux de demander aux médecins d'écrire une combinaison du mot LIPITOR et du terme " atorvastatine " sur leurs ordonnances pour éviter les erreurs.

[23]      M. Krayacich conclut son affidavit en parlant des conséquences qu'une injonction interlocutoire aurait sur la réputation, les ventes et les frais d'investissement irrécupérables des défenderesses. Il parle également dans son affidavit du temps consacré à la recherche et à l'autorisation d'une nouvelle marque de commerce, au nouvel emballage et à l'approbation des divers corps médicaux.

ANALYSE

La requête en injonction interlocutoire

[24]      Le recours à l'injonction interlocutoire doit être exercé avec beaucoup de prudence et uniquement lorsque les faits justifient le prononcé d'une telle ordonnance. Le juge en chef adjoint a, dans la décision 1036029 Ontario Ltd. c. Crown Life Insurance Co. et autre, (1995), 64 C.P.R. (3d) 342 (C.F. 1re inst), aux pages 344 et 345, formulé les observations générales suivantes au sujet de l'octroi d'une injonction interlocutoire dans le cas de marques de commerce accusées de créer de la confusion :

     L'injonction interlocutoire est un recours extraordinaire qui relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Il est demandé à la Cour de rendre une ordonnance qui non seulement porte sur le bien-fondé de plusieurs questions complexes mais qui interdit également à une partie d'exploiter une entreprise commerciale légitime et ce sans avoir l'avantage d'apprécier la preuve ni la crédibilité des témoins au procès. À cet égard, je tiens compte de l'affirmation du juge en chef Thurlow dans l'affaire Cutter Ltd. c. Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd., (1980) 47 C.P.R. (2d) 53, à la page 56 :         
         Il ne faut jamais oublier que l'interdiction faite au défendeur, durant une période susceptible de se prolonger pendant des années, de faire ce que, n'eût été l'injonction, il aurait le droit de faire s'il avait gain de cause, pourrait avoir pour lui des effets tout aussi graves que le préjudice causé au breveté par suite de la contrefaçon, si le défendeur devait succomber.                 
     En conséquence, ce recours est réservé aux cas exceptionnels où le bien-fondé de la demande est clair et le risque de préjudice causé à la partie demanderesse grave et imminent.         

[25]      Dans toutes les affaires dans lesquelles une injonction interlocutoire est demandée, il faut appliquer le critère à trois volets qui a été énoncé dans l'arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (C.L.) [American Cyanamid]. Ce critère a été largement retenu au Canada (voir, par ex., les arrêts RJR-McDonald Inc. c. Canada (procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, et Turbo Resources Ltd. c. Petro-Canada Inc. (1989), 24 C.P.R. (3d) 1 (C.A.F.) [Turbo Resources]). Dans l'arrêt American Cyanamid, la cour a statué que le critère préliminaire auquel il faut satisfaire est celui de savoir s'il y a " une question sérieuse à juger " (à la page 407).

[26]      Ainsi, la première question à examiner est celle de savoir si la preuve [TRADUCTION] " ne permet pas de conclure que le demandeur a de véritables chances d'obtenir gain de cause au procès sur sa demande d'injonction permanente [...] " (American Cyanamid , à la page 408). Il n'est pas nécessaire de résoudre les contradictions que comportent les affidavits des parties adverses ou de trancher d'autres questions qui obligeraient les parties à présenter des arguments poussés.

[27]      En ce qui concerne cette question préliminaire, la demanderesse soutient que la confusion est probable à cause de la similitude des deux marques de commerce sur le plan du son et de l'apparence et du fait qu'il s'agit dans les deux cas d'hypolipémiants qui visent la même catégorie de patients. Je tiens d'abord à faire remarquer que ces médicaments sont vendus seulement sur ordonnance et que, par conséquent, ainsi que le juge Pinard l'a fait remarquer dans le jugement Novopharm Ltd. c. Nu-Pharm Inc. (1990), 31 C.P.R. (3d) 99 (C.F. 1re inst.), à la page 101 :

     [La] vraisemblance d'une confusion, dans le domaine des médicaments délivrés sur ordonnance, n'est pas facile à prouver. De par la nature même de ce négoce, ceux qui sont appelés à prescrire et à vendre des produits pharmaceutiques sont des professionnels qui apportent beaucoup de soin à ces activités [...] Les pharmaciens sont des professionnels méticuleux qui sont habitués à faire les distinctions subtiles entre les noms des divers produits. Ils peuvent faire la distinction entre des produits chimiques différents qui portent des noms semblables, si bien que j'estime qu'ils sont aptes à faire la distinction entre deux noms commerciaux ou deux marques de commerce.         

[28]      La demanderesse invoque toutefois plusieurs déclarations selon lesquelles il existe une possibilité de confusion entre le LIPIDIL MICRO et le LIPITOR. Les défenderesses contestent vigoureusement ces études et ces déclarations. De fait, les défenderesses ont produit les affidavits des docteurs Kumar et Petts, qui maintiennent que les déclarations qui leur sont attribuées dans les documents de la demanderesse sont fausses ou qu'elles ont été faites à leur insu ou sans qu'ils en comprennent la teneur. Qui plus est, les défenderesses ont soumis des affidavits qui remettent sérieusement en question les données scientifiques sur lesquelles les affidavits de la demanderesse sont fondés.

[29]      Quoi qu'il en soit, il n'appartient pas à la Cour de trancher ce différend. À mon avis, les défenderesses n'ont pas suffisamment réfuté la preuve de la demanderesse au point où celle-ci n'aurait aucune chance d'obtenir gain de cause au procès. Les éléments de preuve contenus dans les études citées dans les affidavits de la demanderesse sont suffisamment convaincants pour permettre de conclure que, malgré la compétence des pharmaciens et des médecins, la demanderesse a établi que la question de savoir s'il y a de la confusion entre le LIPIDIL MICRO et le LIPITOR constitue une question qui doit être jugée bien que la preuve, à cette étape-ci de l'instance, soit faible.

[30]      Pour ce qui est du deuxième volet du critère de l'arrêt American Cyanamid, la demanderesse doit convaincre le tribunal qu'elle subira un préjudice irréparable si la réparation qu'elle sollicite ne lui est pas accordée. Dans l'arrêt Turbo Resources, la Cour d'appel fédérale a énoncé ce volet du critère dans les termes suivants (aux pages 463 et 464) :

     a) lorsque les dommages-intérêts que le demandeur pourrait obtenir à l'égard de la poursuite par le défendeur de ses activités pendant l'instance indemniseraient adéquatement le demandeur et seraient à la mesure des moyens financiers du défendeur, l'injonction interlocutoire ne devrait pas normalement être accordée;         
     b) lorsque de tels dommages-intérêts n'indemniseraient pas le demandeur adéquatement mais que des dommages-intérêts (recouvrables en vertu de l'engagement du demandeur) suffiraient à compenser le préjudice subi par le défendeur à la suite de la limitation de ses activités, il n'existerait aucun motif justifiant le refus d'une injonction interlocutoire; [...]         

[31]      Il est évident que les éléments de preuve portant sur le préjudice irréparable doivent être clairs et non spéculatifs (Syntex Inc. c. Novopharm Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 129 (C.A.F.)). Il est également évident que le préjudice irréparable doit être subi par le demandeur lui-même, de sorte que le préjudice subi par les patients n'est pertinent sous la rubrique du " préjudice irréparable " qu'en ce qui concerne l'effet indirect qu'il a sur le demandeur (Eli Lilly Co. c. Novopharm Ltd . (1996), 69 C.P.R. (3d) 455 (C.A.F.) et Merck Frosst Canada Inc. et autre c. Ministre de la Santé et autre (1997), 74 C.P.R. (3d) 460 (C.F. 1re inst.)).

[32]      Les affidavits de la demanderesse renferment beaucoup d'arguments et d'éléments de preuve qui portent sur le fond de la cause, mais peu d'éléments de preuve qui permettent de conclure à l'existence d'un préjudice irréparable. Seul l'affidavit du docteur Huguet aborde la question. En effet, dans son affidavit, le docteur Huguet cite les allégations de confusion de la demanderesse et mentionne les présumés cas de confusion cités par Mme Galbraith et M. MacDonald dans leur affidavit, ainsi que la note de service de Mme Cathy Thomas. Le docteur Huguet ajoute ce qui suit, au paragraphe 37 de son affidavit :

     La demanderesse subira donc un préjudice sérieux et irréparable en raison de la confusion créée par la commercialisation des défenderesses d'un hypolipémiant sous la marque " LIPITOR ", à moins qu'une injonction interlocutoire soit émise en vue de leur interdire pendant l'instance de commercialiser leur produit sous la marque " LIPITOR ".         

C'est la seule déclaration relative au préjudice irréparable que l'on trouve dans l'affidavit. Une déclaration pratiquement identique se trouve dans la " déclaration " de la demanderesse en date du 8 septembre 1997.

[33]      De toute évidence, la demanderesse n'a pas démontré qu'elle ou toute autre personne subirait un préjudice irréparable et elle s'est lancée dans de pures suppositions. Je n'ai aucune hésitation à conclure que la demanderesse ne satisfait pas au second volet du critère posé dans l'arrêt American Cyanamid et qu'elle n'a pas droit à une injonction interlocutoire. Compte tenu de cette conclusion, je n'examinerai pas en détail le volet du critère relatif à la prépondérance des inconvénients. Je me contenterai de déclarer que je suis convaincu que la prépondérance des inconvénients favorise les défenderesses. La demanderesse a attendu cinq mois avant de faire savoir aux défenderesses qu'elle était préoccupée par l'utilisation de la marque de commerce LIPITOR. Lorsqu'il a été annoncé que Parke-Davis avait présenté une demande en vue de faire enregistrer la marque de commerce LIPITOR, la demanderesse n'a pas déposé d'avis d'opposition. Qui plus est, la demanderesse ne conteste pas la validité de l'enregistrement de la marque de commerce LIPITOR.

DISPOSITIF

[34]      Je suis par conséquent d'avis de rejeter la requête en injonction interlocutoire de la demanderesse parce que celle-ci n'a pas démontré qu'elle subirait un préjudice irréparable si les défenderesses continuaient à utiliser la marque de commerce LIPITOR en liaison avec leur produit pharmaceutique.

     " Max M. Teitelbaum "

                                     J.C.F.C.

OTTAWA (ONTARIO)

Le 22 décembre 1997.

Traduction certifiée conforme

                 C. Bélanger, LL. L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :              T-2000-97
INTITULÉ DE LA CAUSE :      FOURNIER PHARMA INC.
                     c. WARNER LAMBERT CANADA INC. et
                     WARNER-LAMBERT EXPORT LIMITED
LIEU DE L'AUDIENCE :          Montréal (Québec)
DATE DE L'AUDIENCE :      18 décembre 1997

MOTIFS DE L'ORDONNANCE prononcés par le juge Teitelbaum le 22 décembre 1997

ONT COMPARU :

     Me Louise Bauer                      pour la demanderesse
     Me Michael Charles                      pour les défenderesses

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Liette et associés                      pour la demanderesse
     Montréal (Québec)
     Bereskin & Parr                      pour les défenderesses
     Toronto (Ontario)
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