Date : 20020710
Dossier : IMM-3275-01
OTTAWA, ONTARIO, LE 10 JUILLET 2002
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX
ENTRE :
LENKE GYUGYI
demanderesse
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
ORDONNANCE
Pour les motifs indiqués, cette demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du tribunal est annulée et la revendication de la demanderesse sera réexaminée par un tribunal différemment constitué. Il n'y a pas de question à certifier.
« F. Lemieux »
Juge
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
Date : 20020710
Dossier : IMM-3275-01
Référence neutre : 2002 CFPI 766
ENTRE :
LENKE GYUGYI
demanderesse
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
[1] Lenke Gyugyi est une jeune femme rom originaire de Hongrie qui, dans cette demande de contrôle judiciaire, conteste une décision du 7 juin 2001 de la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (le tribunal), qui a rejeté sa revendication.
[2] Son récit, si l'on doit le croire, est une tragédie. Elle affirme avoir été prostituée par son beau-père alors qu'elle était très jeune, et elle fut donc violée à l'âge de 11 ans. La tentative d'obtenir une condamnation devant la Cour pénale hongroise a été un échec. Elle fit plusieurs fugues et fut placée au début de son adolescence dans des pensionnats sous l'autorité de l'État. Elle affirme avoir été abusée sexuellement par son beau-père à l'âge de 14 ans; trois jeunes hommes auraient tenté de la violer, mais ils n'ont pas été poursuivis. Il y a eu d'autres fugues et, quelquefois, des tentatives de réconciliation.
[3] Ses parents sont arrivés au Canada en 1999 et ont revendiqué le statut de réfugié; la demanderesse les a suivis quelque temps après et a vécu durant une brève période principalement avec sa mère, pendant que son beau-père purgeait une peine au Canada mais, à sa remise en liberté, il a encore abusé d'elle. À la suite de la plainte déposée par la demanderesse, il a été arrêté par la police à St. Catharines, mais n'a pas été condamné. Il a de nouveau été accusé de sévices sexuels à la suite d'une plainte déposée par l'une de ses nièces.
[4] La revendication de la demanderesse a été séparée de celle de sa mère et de son beau-père.
[5] Le tribunal a cru que la demanderesse avait été violée durant son enfance et que les poursuites criminelles engagées en Hongrie avaient échoué. Il a aussi cru qu'elle avait été placée dans un internat, hors de la garde de ses parents, et cela à plus d'une reprise. Au-delà de ces conclusions, le tribunal a jugé que son témoignage était « tellement contradictoire, non crédible et peu plausible qu'une conclusion de crédibilité ne [pouvait] être tirée quant aux détails » . Le tribunal a trouvé que certaines parties de son récit étaient fabriquées et qu'il n'était pas vraisemblable qu'une institution d'État ait pu la remettre aux soins de ses parents ou d'autres abuseurs. Pour conclure ainsi à une absence de crédibilité de la demanderesse, le tribunal avait mis en contraste le rapport du PDE, ses deux FRP et son témoignage.
[6] Le tribunal a examiné la crainte qu'elle avait de retourner en Hongrie, en considérant le fait qu'elle était maintenant adulte et que l'origine de sa crainte de persécution était son beau-père. Le tribunal a considéré, selon la prépondérance des probabilités, qu'elle pouvait aujourd'hui, en tant qu'adulte, vivre en sécurité, à l'écart de son beau-père, en Hongrie, en particulier dans une ville comme Budapest, comme elle l'avait fait avant de s'enfuir au Canada.
Analyse
[7] Cette demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, et cela pour plusieurs motifs.
[8] D'abord et avant tout, le tribunal a complètement ignoré la preuve documentaire produite par la Direction de la recherche de la Commission à la suite d'une demande d'information. Cette réponse corroborait, dans une certaine mesure, le témoignage de la demanderesse : (1) inaction de la police hongroise à la suite du présumé viol d'une jeune femme rom commis par son beau-père non rom; (2) sévices commis sur une petite fille en Hongrie aux mains de proches parents, ou d'amis ou de voisins de la famille; (3) sous-estimation de la gravité du crime de viol commis par des pères sur leurs filles; (4) fréquence élevée de la prostitution forcée de filles très jeunes par les hommes de leurs familles; (5) négation du problème des sévices sur enfants, et cela même au sein des autorités chargées de protéger les enfants; et (6) absence d'une protection d'État en ce qui concerne les sévices sur enfants.
[9] Cette preuve documentaire était pertinente et elle était au centre de sa revendication, mais le tribunal l'a ignorée. En conséquence, selon l'alinéa 18.1(4)b) de la Loi sur la Cour fédérale, le tribunal a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée d'une manière abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait.
[10] Deuxièmement, le tribunal a mis en doute la crédibilité de la demanderesse en concluant à l'invraisemblance de son témoignage, en particulier quant à la manière dont les autorités publiques se comportaient dans la protection de leurs pupilles. Il est un principe reconnu selon lequel le tribunal a toute latitude pour conclure à l'invraisemblance de témoignages à condition que cette conclusion soit raisonnable et qu'elle soit fondée sur la preuve. J'accepte l'argument de l'avocat de la demanderesse selon lequel les conclusions d'invraisemblance tirées par le tribunal dans le domaine de la protection de l'enfance en Hongrie ont été tirées non sur la base de la preuve documentaire qu'il avait devant lui, mais plutôt d'après l'idée qu'il se faisait de la manière dont agiraient les autorités de la protection de l'enfance au Canada.
[11] Troisièmement, pour conclure à l'absence de crédibilité de la demanderesse, le tribunal s'est focalisé sur le FRP original de la demanderesse, sur son FRP modifié, sur le rapport du PDE et sur son témoignage. Conclure sur cette base à l'incohérence d'un témoignage est une technique tout à fait admise, à condition que cette conclusion s'accorde avec l'ensemble de la preuve. À mon avis, le tribunal a adopté une approche fautive parce qu'il a ignoré la manière dont le rapport du PDE avait été obtenu et la manière dont le FRP original de la demanderesse avait été rédigé, tout en reconnaissant cependant que son deuxième exposé circonstancié « ne comportait aucune coercition de la part de sa famille » .
[12] Quatrièmement, à mon avis, le tribunal a contrevenu au principe exposé dans un arrêt de la Cour d'appel fédérale, Hilo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 15 Imm. L.R. (2d) 199. Le tribunal a l'obligation d'expliquer d'une manière claire et indubitable les raisons pour lesquelles il doute de la crédibilité d'un revendicateur. Le tribunal a manqué à cette obligation lorsqu'il a attaqué en partie le témoignage de la demanderesse selon lequel elle avait été abusée et torturée sexuellement, pour ensuite, sur l'aspect de la protection d'État, accepter ce témoignage comme une vérité et citer l'action en justice de la demanderesse au Canada contre son beau-père comme la preuve qu'elle était en mesure de se protéger. En d'autres termes, pour une partie du récit de la demanderesse, le tribunal a mis en doute sa crédibilité, mais il a pourtant jugé son témoignage assez crédible pour s'en servir et affirmer qu'il existait une protection d'État.
[13] Dans ces conditions, il ne m'est pas nécessaire de dire si le tribunal aurait dû se demander si le paragraphe 2(3) de la Loi sur l'immigration était applicable eu égard aux arrêts rendus par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire M.E.I. c. Obstoj, [1992] 2 C.F. 739 et l'affaire M.C.I. c. Yamba (dossier A-686-98, le 6 avril 2000).
[14] Pour tous ces motifs, cette demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du tribunal est annulée et la revendication de la demanderesse sera réexaminée par un tribunal différemment constitué. Aucune question n'est certifiée.
« F. Lemieux »
Juge
OTTAWA (ONTARIO)
le 10 juillet 2002
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-3275-01
INTITULÉ : LENKE GYUGYI c. MCI
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : le 19 juin 2002
MOTIFS DE L'ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX
DATE DES MOTIFS : le 10 juillet 2002
COMPARUTIONS :
M. Rocco Galati POUR LA DEMANDERESSE
M. David Tyndale POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Galati, Rodrigues, Azevedo & Associates POUR LA DEMANDERESSE
Toronto (Ontario)
Morris Rosenberg POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada